Vestiges d'apesanteur

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   J’adore les vacances mais j’aime pas trop l’océan. J’aime bien ma sœur aussi, mais maman dit qu’elle est trop petite pour l’instant, pour venir jouer avec moi. Ça fait trop de bruit les vagues, alors je mets mes mains sur les oreilles comme ça c’est moins fort. A chaque fois que je m’approche du bord, je fais tout doucement sur la pointe des pieds, comme j’ai appris à la danse avec madame Chadova et quand je vois toute l’eau arriver vers moi je m’échappe le plus vite possible pour pas qu’elle me touche. Mais la mer, elle m’éclabousse partout. Elle arrive aussi à me faire tomber alors j’ai les cheveux tout mouillés et en plus je sais pas mettre la tête sous l’eau. Des fois elle m’enlève des bras de papa. Lui, dit que c’est trop dangereux et je vois que lui aussi, il a peur pour moi. Alors on sort de l’eau.

Mais ça, c’est pas grave parce que moi, ce que je préfère à la plage c’est le club Mickey. J’y vais tout le temps surtout si papa et maman ne me force pas à me baigner quand il fait trop chaud. Quand j’arrive là-bas, j’espère toujours que je serai la première pour aller sur le trampoline. Des fois, on arrive trop tard et ça, j’aime vraiment pas, parce que ça veut dire que je suis obligée d’attendre mon tour. De toutes façons, quand je suis dessus, c’est moi la plus forte. J’arrive à aller plus haut que tout le monde, enfin ceux de six ans, parce que les autres ça compte pas ; ils sont plus grands que moi. Ils ont au moins huit ans. Une fois, j’suis presque arrivée à toucher avec mes doigts les ailes d’une mouette. Je crois qu’elle a eu un peu peur mais pas moi. Je croyais que je volais comme elle, c’était super. J’ai essayé d’appuyer plus sur mes pieds pour pouvoir aller plus haut encore mais ça marche pas à tous les coups. Je crois que c’est parce que je suis trop légère, c’est ce qu’a dit Fred, le mono du club. Il a dit aussi à papa et maman que je peux faire de la gym, mais moi je veux faire que du trampoline pour arriver à toucher le ciel ou les nuages. C’est sûrement aussi doux, que les boules de coton que maman prend pour se démaquiller le soir. Elle en a de toutes les couleurs mais les plus jolis, c’est les roses et bleus pales. J’aime bien quand j’appuie très fort sur la toile verte qui est bien tendue et que ça me lance en l’air vite et fort. C’est drôle, on dirait que je suis dans un ascenseur. Je sens que je peux faire ce que je veux et c’est moi toute seule qui décide avec mes jambes et mes petits petons. On dirait que j’ai même le cœur qui s’envole quand je suis en l’air. Peut-être qu’il flotte un peu et qu’il revient à sa place quand j’atterris. Je sais pas. En tous cas, quand ça fait comme ça, je sens partout dans ma gorge des chatouilles et alors j’ai envie de rire et alors je ris en même temps que je rebondis et j’arrive pas à m’arrêter et je crois que j’ai pas envie d’arrêter. C’est ça, j’ai pas envie que ça s’arrête. Je voudrais que ca continue tout le temps, toute ma vie et même quand je serais plus grande tellement c’est bien. Mais j’ai pas besoin d’attendre, c’est trop loin. Sur mon trampoline, je suis la plus grande et personne peut rien me dire. Je fais ce que je veux.

 Je me suis encore engueulée avec mes parents. Ils comprennent rien ou alors ils font exprès de pas comprendre. J’ai l’impression qu’ils ont jamais eu quinze ans. Ma mère n’arrête pas de me dire que je peux lui parler de tout. Tu parles ! Ils n’arrêtent pas de me reprocher de faire la gueule tout le temps. S’ils étaient dans ma tête, ils comprendraient l’enfer que je vis, chaque jour. Comme si c’était si facile de lui dire que je me sens pas belle, que je suis grosse, que ces bagues sur mes dents sont horribles et que ça fait un mal de chien tout le temps, que j’ose même pas embrasser un garçon et que de toutes les façons je suis tellement horrible qu’il n’y en a aucun qui veut de moi. Je me sens moche et je le suis. Finalement je crois que je suis mieux toute seule. Et puis ils vont me dire quoi ? Que je suis belle, mais je sais que c’est même pas vrai. Alors je dis rien, mais je vois les autres autour de moi, c’est différent pour eux. Y en a même qui sortent ensemble depuis longtemps. Ma copine Claire, ça fait quand même un mois qu’elle sort avec Julien. Elle a de la chance, elle. Mais bon, elle n’est pas une grosse dondon comme moi.

Au bahut, je m’ennuie. Les cours me saoulent et les profs sont inintéressants. En français, on travaille sur l’apartheid et je me rend compte que mes petits problèmes sont peu de choses à côtés de ce que vivent au quotidien des millions de personnes. Et Mandela de se battre au péril de sa liberté, pour faire valoir les droits du peuple noir opprimé. Petit lot de consolation pour moi : je vis dans un pays où on ne fait pas de différence entre les blancs et les noirs. Enfin, je crois, mais moi je suis blanche alors j’aurais jamais de problème. Ma sœur me gave. Elle fait toujours son cinéma avec maman pour se faire plaindre. Et dès qu’elle sort le grand jeu, c’est moi qui prends systématiquement. Normal, j’suis l’aînée. Il paraît que c’est moi qui dois être la plus raisonnable. Je vois pas bien pourquoi.

Pendant les vacances, je promène mon mal-être en fonction de nos destinations. Le spleen est toujours le même que ce soit en Espagne, au Portugal ou au Maroc. Si j’avais le choix, j’aimerais bien redevenir enfant et retrouver les vieilles sensations où mon corps était encore petit, frêle et fragile mais heureux d’affronter le monde sans penser à tout ça.

 Hier soir, en boite j’ai rencontré un mec avec qui je suis sortie. J’ai bien saisit son intention. Ce n’est que le lendemain que je l’ai laissé me faire l’amour devant les internationaux de Rolland Garros. Je me sens enfin adulte pour la première fois de ma vie. Il me téléphone souvent, mais j’ai rien à lui raconter. Il faut que je lui dise qu’il ne sert à rien d’espérer autre chose que ce que je lui ai déjà donné. Il me manque une saveur et je sais, je sens au fond de moi, qu’elle ne viendra pas de lui.

Autre soirée, autre lieu. Ma copine Nathalie me présente sous les néons de la boite de nuit, son ami d’enfance, Alex. Je le reconnais immédiatement. C’est lui, il est pour moi, il est fait pour moi. On commence à s’embrasser sur le très long slow d’Hôtel California. Pendant plus de six minutes trente, je laisse Alex m’explorer le corps de ses caresses suaves, histoire qu’il pense à me rappeler. L’amour s’accentue au fil des jours, des mois et des années. Lui, toujours, malgré nos tromperies, nos excès, nos colères. Il me colle à la peau mais je ne cherche pas à m’en défaire car je sais qu’il est le seul homme de ma vie. Dans ses bras, je me sens vibrer. Je me sens enfin belle, il me le dit, me l’assène pendant nos étreintes pour que je n’oublie jamais.

 Je me souviens très précisément de cette journée du onze septembre où tout a changé. A l’heure où les tours jumelles tombaient, le sol se dérobait sous mes pieds, tout s’écroulait en moi. Des milliers de fragments éclatés. Je ne serai plus la même. Je ne peux plus occulter le problème, je dois juste faire avec. Ce n’est pas un déni, c’est ma réalité. Sur mon lit d’hôpital, les images terrifiantes de la télévision défilaient en boucle. Il était entré et le diagnostic était tombé, tel un couperet, sans appel. Une maladie de petits vieux, qui grignote les nerfs pour mieux emmener ses victimes vers le fauteuil roulant. A New-York, Les gens continuaient à se jeter, comme des marionnettes, dans le vide pour échapper aux flammes. Moi, je me jetais vers l’inconnu, sans éclat. Leur vie cessait, la mienne devait continuer. Elle serait à jamais, irrémédiablement différente. Je prenais chaque jour la mesure du tout. Du temps qui passe. De la maladie qui s’installe, de l’énergie qui s’étiole, des muscles qui fondent, se ramollissent pour finalement atteindre le stade de la poupée de chiffon.

La petite fille au trampoline n’y survivra pas. Elle se revoit vingt-cinq ans plus tôt sur ce trampoline du bord de plage, trop effrayée par le fracas des vagues houleuses d’un océan impétueux. Elle lui a préféré les sensations d’apesanteur et les impressions de bien-être infinis accompagnés parfois, à force d’user et d’abuser, de haut-le-cœur. Elle se repait de se sentir dessus, si libre de ses mouvements qu’il lui semble qu’elle demeurera indestructible. En se projetant vers le ciel, le danger n’existe pas, les règles non plus. Elle peut s’imaginer voler et tutoyer de ses doigts d’enfant, le plumage duveteux des mouettes frôlant sa tête. En l’air, l’apesanteur est confortable, presque familier. Jamais rien ne pourra lui arriver. Elle paraît inatteignable mais pas tant que ça. Elle sommeille quelque part. Elle demeure tapie au fond de moi.

Désormais son insouciance m’apparait comme une provocation, presqu’une insulte. Elle ne résistera pas à ce que je lui prépare. Je vais l’asphyxier si lentement, avec tellement d’application qu’elle n’en réchappera pas. Je l’envisage sur son trampoline s’élançant vers les airs, hors d’atteinte. Son tonus projette son petit corps frêle vers le ciel. Sa naïveté enfantine, désinvolte, m’exaspère. Son inconscience m’hypnotise, ses ressorts de fantaisie aussi. On la voit déterminée et on devine que cette femme en devenir aurait pu garder son impertinence, sa soif d’audace.

Mais cette petite fille est morte ce matin du mois de septembre. Jamais plus elle ne connaîtra les vertiges qui soulèvent le cœur. La maladie lui a ôté cette part de bonheur. Pourtant du reste de sa vie, elle ne gardera aucune amertume. Sa seule exigence : se tenir résolument éloignée des tumultes et des caprices de l’océan. Rester en l’air toujours, en état d’apesanteur pour n’avoir plus à souffrir d’un corps défaillant. Retrouver les émois d’une ascension vertigineuse toujours.

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