6 Mai
Ric sortit de la caserne après avoir salué Alan, son partenaire de patrouille. La nuit venait juste de tomber, pourtant il ne faisait pas froid. L'hiver avait été rude, le printemps se radoucissait de jour en jour. Le jeune homme descendit la petite allée d'un pas vif, et poursuivit son chemin, observant discrètement s'il était suivi ou non. Son itinéraire n'avait d'apparence pas vraiment de sens. Il bifurquait à gauche, à droite, empruntait des petites ruelles, des rues plus avenantes. Il arriva devant une boulangerie. L'enseigne « Chez Makeda » orange et beige se dressait joliment au dessus d'une porte en bois. Lorsqu'il la passa, une petite sonnette retentit, et Ric sourit à Estelle, la vendeuse. Elle nettoyait une dernière fois les présentoirs. Il n'y avait qu'eux dans la boutique. Estelle laissa Ric passer devant elle, se dirigeant vers l'arrière boutique, dans laquelle il souleva une trappe cachée au sol. Utilisant l'échelle pour descendre jusqu'en bas, il atterrit au milieu de la petite pièce sombre qu'il connaissait tant.
Deker, assis sur la chaise du milieu, les mains derrière la tête, comme à son habitude, le salua chaleureusement. Frédéric était également là, adossé contre le mur. Ce dernier, tout juste la trentaine, venait d'avoir un enfant. Pendant la rébellion contre la royauté, il faisait partie des sans-avis. Cependant, la naissance de son fils il y a deux mois avait changé la donne, et l'avait convaincu de s'engager dans la Résistance contre le nouveau dictateur. Protéger son enfant devint une priorité. Il avait prévenu Deker qu'il accepterait tous les sacrifices, y compris celui de sa vie, excepté ceux qui impliqueraient sa femme et son fils. Frédéric était le frère d'Estelle, et sa profession première était bel et bien d'être boulanger. Original, pour un résistant, n'est ce pas ? Il s'était mis d'accord avec sa soeur pour permettre au groupe d'occuper cet espace comme quartier général. Cependant, elle ne voulait pas être mêlée à toutes ces histoires, ne souhaitant pas la perte de son commerce, ce à quoi elle tenait plus que tout. Elle tapait discrètement du pied pour donner l'alerte si quoique ce soit d'étrange se passait.
Frédéric donna un coup de coude à Caleb, qui manquait de s'endormir. Ce dernier était tout juste jeune adulte, mais déjà très doué de ses mains. A l'aube du développement de la technologie et des industries, leurs mécanismes n'avaient aucun secret pour lui. Toujours très volontaire et spontané, il n'en ratait jamais une pour une bonne blague. Caleb travaillait dans un atelier de réparation d'objets en tout genre. On ne pouvait pas dire qu'il était un intellectuel, ça non. Cependant, il était loin d'être stupide. Maintenant, il était nouveau membre de cette Résistance fraîchement créée.
- Je vais peut être être promu. Mon équipier a parlé de moi au général, je vais sûrement devenir officier.
- Excellente nouvelle ! On va enfin pouvoir savoir comment s'organisent les rondes de surveillance.
- Ne nous emballons pas, je ne suis pas encore en haut de l'échelle.
Ric marqua une pause.
- Je vais devoir être plus prudent également. Mes visites ici se feront moins souvent.
Deker acquiesça. Il détailla Ric. Un homme très grand, musclé, sportif, intelligent, stratège, un vrai militaire de formation et d'esprit. Un homme de conviction, d'honneur et de courage. Le chef du groupe de Résistance s'estimait heureux de le compter parmi eux. Infiltré dans l'organisation militaire du régime, ses informations étaient primordiales. Et sa droiture était incontestable.
- Qu'en est-il de la prochaine infiltration ?
- On attend Alyson.
Ric soupira. Pourquoi l'attendre ? Elle ne savait même pas se battre. Et puis, elle était en retard. C'était bien les artistes et les intellectuels ça, toujours la tête trop élevée pour les vraies gens, jamais les pieds sur terre. Il n'aurait pu mieux décrire la jeune femme qu'avec ces mots-ci. Littérature et folie artistique en plein milieu d'un conflit tel que celui-ci, et puis quoi encore ? Il fallait des gens d'action, capables de gérer les problèmes. Ecrire ne sauvait pas des vies. Ecrire ne protégeait pas la population. Ecrire était abstrait.
Tirant le jeune homme de ses pensées, un filet de lumière s'échappa de la trappe.
- Excusez moi. M'éclipser n'a pas été simple, le responsable du théâtre m'a retenue.
Apparu au milieu de la pièce une jeune femme, les cheveux blonds tombant en cascade sur ses épaules, et un air déterminé sur le visage.
Ric soupira une fois de plus. Alyson Dale était une amoureuse des lettres, d'art et de philosophie. Ecrivaine, comédienne, elle possédait une petite notoriété à la capitale. Véritable génie du langage et de la parole, elle maîtrisait les mots comme personne, et était tout à fait capable d'écrire pour les intellectuels que pour la culture populaire, c'est pourquoi elle était autant appréciée de catégories sociales si différentes.
- Quand tu auras fini de draguer ton homme de théâtre, tu pourras peut être enfin t'occuper des choses importantes.
- Je sais que tu te sens frustré par tes conquêtes foireuses mon cher Ric, mais tu ne te rends vraiment pas service en fantasmant sur des relations imaginaires.
Le jeune militaire lui jeta un regard assassin, auquel elle répondit par un de ses magnifiques sourires ironiques.
- Vous pouvez arrêter vous deux ? Lâcha Deker, fatigué. Nous avons plus important à faire.
Malgré ses réticences évidentes, Ric se devait de reconnaître qu'Alyson Dale avait tout de même une place dans ce conflit. Il ne pouvait nier que ses écrits clandestins leur avait sauvé la mise plusieurs fois. C'était elle qui faisait le lien avec la population, elle la seule capable de communiquer et de faire passer les bonnes idées avec les mots justes. Respectant son talent et son apport non négligeable à cette noble cause qu'était la défense des libertés, l'idée de l'impliquer dans des actions sur le terrain le rendait dubitatif, pour ne pas dire dingue.
Cependant cette fois-ci la tâche allait s'avérer plus ardue. En effet, à peine Horas Miles avait pris le pouvoir, à peine des mesures de réduction de liberté d'expression avaient été mises en oeuvre.
- Ric, même si tu fais partie de la garde, nous devons rester méfiants, peut-être qu'ils te soupçonnent sans en avoir l'air, il faut impérativement que tu te rapproches le plus possible d'Alan. Toi, Alyson, ta notoriété te protège. Cependant, fais attention, même si tu utilises un pseudonyme.
Sous la royauté, Alyson écrivait sous son vrai nom, que ce soit ses pièces, ou ses critiques du régime. C'était en partie ça qui avait contribué à la rendre célèbre. Même en ayant fait cavalier seul, elle adoptait les mêmes valeurs que la Contestation, nom donné par Deker et Miles au mouvement qui souhaitait une république juste et égalitaire. C'est pourquoi ces deux derniers avaient souvent fait appel à ses talents pour l'écriture et l'éloquence. Aujourd'hui, les gens respectaient la jeune femme parce qu'elle représentait la figure anti-royaliste, celle qui défendait les valeurs qu'elle estimait juste, qui parvenait à passer au dessus de la censure.
Mais maintenant, avec Miles au pouvoir, écrire sous son vrai nom serait un véritable suicide. D'autant plus qu'elle risquerait de perdre l'appui de la population, qui soutenait Miles pour une majorité écrasante malgré ses mesures drastiques. Si Alyson symbolisait la Contestation à la perfection, Miles était l'incarnant d'une République que tout le monde souhaitait. Les deux semblaient intouchables, soutenus par lui et eux. Si proches pourrait-on penser, et pourtant si différents. A peine fut-il au pouvoir, que Miles prit le visage d'un dictateur, faisant passer ses mesures répressives et écrasantes pour une transition vers l'égalité. Et évidemment, tout le monde croyait le sauveur, le guide.
- Quant à moi, il est certain que si je mets le pieds dehors, je suis un homme fini, acheva Deker. J'espère que vous comprenez tous bien l'enjeu de la mission que nous devons impératviement réussir, même si le contexte nous donne l'impression d'être en sécurité. Nous ne le sommes jamais. Récapitulons.
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