Cabossé
Presque un an d’efforts qui partent en fumée, comme ça … Je me croyais presque guéri, que mon trouble était balayé. Ça n'était pas le cas, juste caché dans les tréfonds de mon être comme on dissimule la crasse sous un tapis.
Avant de partir, j'ai pris une douche au vestiaire. Pas seulement pour m'apprêter. Le parfum chocolat est un enchantement… pour celui qui ne travaille pas avec. Pour moi, c’est l'équivalent d’une odeur de cigarette qui me colle à la peau.
Propre et paré d’une chemise brodée à mon nom, je supervisai la mise en place bien trop longue des confections dans la camionnette avant d’enfin prendre la route. Empressé et inquiet à la fois, je ne sais pas ce qui me pris quand j’attrapai sur le comptoir une magnifique figurine en chocolat noir, la premiere venue, une cabosse de cacao. Un simple présent pour un bon client ? Bien-sûr que non.
Sur l’autoroute, je me sentais préoccupé. Toutes ces pulsions que j’avais pris tant soin d’occulter ces derniers mois me revenaient en pleine face. La poitrine serrée, le souffle court et ce ventre douloureux, tout mon corps me criait de ne pas y aller, de rebrousser chemin. Et pourtant, j’avais hâte d’arriver.
Faible, faible homme, me serinai-je intérieurement.
Sur place, j’aidai le chef cuisinier à transporter l’énorme wedding cake orné de roses en sucre. Fier des réactions des commis, dont les remarques à notre passage furent dithyrambiques, je fis un pas en arrière pour contempler le fruit de mon travail. Il était, en toute objectivité…
— Époustouflant ! claironna quelqu’un dans mon dos.
Cette douce voix, brouillée par une légère inflexion, fit vibrer quelque chose dans ma poitrine.
— Vous avez de l’or dans vos mains, Monsieur Delmart, ajouta-t-elle, ces roses sont si réelles !
Je n'avais toujours pas prononcé un mot, mais ne parvenais plus à la quitter des yeux, détaillant toute sa personne. Une fossette, des boucles d’oreilles pendantes bleu marine, les cheveux relevés, une nuque gracieuse et … son parfum.
Si d’ordinaire j’interdis à mon personnel de se parfumer pour ne pas gâcher les saveurs, celui d’Emeline ne ferait que sublimer mon gâteau. J’aurai voulu que chaque convive veuille dévorer son assiette comme j’aurai voulu la dévorer elle, en cet instant.
— Ça fait longtemps que vous n’êtes pas venu ? Edwin est en congé ? demanda t-elle, troublant le silence.
— Malade. Bon… et bien, je vais vous laisser, anônnai-je, dans un ton monocorde.
J’utilisai la quasi totalité de mon énergie à ne pas me laisser embarquer par mes idées parasites. Quelque chose émanait d’elle, et mon esprit le reconnaissait. Je pouvais sentir l’attraction qu’elle exerçait sur moi et je savais que si je ne m’en eloignait pas, j’allais vers quelque chose de mauvais. Sortant péniblement ces mots, mon corps fit quelques pas en arrière quand elle me stoppa.
— Vous auriez encore quelques instants ? J’ai besoin de m’entretenir avec vous au sujet d’un projet très excitant !
Mon esprit a fini cette phrase de mille façons et autant vous dire qu’aucune ne me rendait grâce. Hypnotisé par ses lèvres mais tâchant de ne pas me donner l’air plus con que je devais avoir, j’acceptai.
Emeline m’a précédée, et comme la première fois où l’on s’est vus, mon esprit était envoûté par tout son être. Je ne la suivais plus qu’à la trace de ce parfum magnétique qu’elle laissait en son sillage et par ce cul couvert d’un tissu fluide, dont mes yeux suivaient chaque mouvement. Un peu à la manière d’un félin qui traque sa proie. Vous voyez, déja à ce moment-là je tenais plus de l’animal que de l’homme.
En moins de temps qu’il faut pour le dire, nous étions assis à son bureau, une tasse fumante devant nous.
— Mes employeurs ont décidé d’ouvrir le domaine aux entreprises, en semaine, annonça-t-elle de but en blanc. J’ai besoin de savoir si la pâtisserie Delmart-Freillac pourra suivre.
Finissant sa phrase, elle releva ses yeux pour les plonger dans les miens. Faussement impassible, je pris quelques instants pour calmer cette houle en moi. Entre la sidération et la honte de l’état dans lequel je me trouvais juste parce que nous étions dans la même pièce. Je me forçai à répondre, sachant bien que si je tardais mon hésitation ne passerait plus pour de la réflexion.
— De quelle façon ? répondis-je bêtement.
— Des colloques d’entreprises, des cérémonies diverses, des présentations de grandes marques, ce genre d'événements auraient lieu les mardis ou les mercredis. Livraison le jour-même. Du sucré et du salé.
— J’en parle à mon associé et je vous donne une réponse en début de semaine ?
— Oui, prenez le temps. Nous aimerions vraiment que ça soit vous.
— Mais votre brigade ne s’en occupe pas ?
Elle m’apprit que la cuisine du domaine était fermée ces deux jours précisément et que la prestation festive dinatoire n'était pas de leur ressort, quelque chose dans le genre car mon attention était ailleurs. Dans ses yeux. Chaque battement de cil m’envoutait un peu plus. L’elegance de cette femme rayonnait.
En cet instant, le monde n’avait jamais porté femme plus parfaite que celle que j’avais devant moi ?
Au moment de quitter son bureau, une incompréhension m’incita à m’avancer en même temps qu’elle, nous retrouvant tous deux dans l’embrasure de la porte. Une simple méprise, mais nos corps se sont frôlés. Une seconde. Une toute petite seconde durant laquelle son sein salua mon torse, lui faisant deviner sa rondeur, sa fermeté, son moelleux et m’électrisant de bas en haut. Ce simple contact m’embrasa. Le rapide mouvement d’Emeline était difficile à décoder.
Aujourd’hui encore je me demande si elle était gênée ? Est-ce qu’elle a cru que je l’avais fait exprès ? Et d’ailleurs, peut-être bien que je l’avais fait exprès.
Nous nous sommes regardés, troublés. Puis, Emeline a rompu le silence par un souffle. Ce même souffle par lequel je la représentais.
Je trouve dingue que mon esprit ait réussi à l’imaginer si parfaitement. Le son le plus sensuel au monde…
D’un coup, l’homme marié que j’étais se reprit et m’insuffla la force de m'éloigner. Je pressai le pas sans un regard, honteux, faible et subissant une érection malvenue.
Emeline me suivit dans le couloir, hélant mon nom d’une voix teintée d'incompréhension.
Con, sale con. Voici de quoi j’avais l’air, je le savais. Il fallait que je me reprenne, au-delà de ma dignité, c'était un gros client qui était en jeu. Un éclair de génie me traversa quand je lui déclarai :
— Je reviens, j’ai oublié que j’avais quelque chose pour vous dans ma voiture.
Ouf, sauvé.
Mon idée eut de l'effet. Naturellement, je ralentis ma course et Emeline resta sur le pas de la porte du manoir.
Je récupèrai la cabosse en chocolat et fis demi-tour, tachant par tous les moyens de paraître détendu. Je l’admirai, tandis qu’elle descendait les escaliers du perron avec grâce, et ne pus m'empêcher de répondre au sourire qu’elle m'adressait.
Et son sourire… c’était quand-même quelque chose !
— Tenez, un échantillon de nos créations, lui indiqué-je en déposant le sachet dans ses mains.
Après m’avoir remercié pour cette attention, je la vis sortir la pièce en chocolat du plastique, puis le secouer. La moue qu’elle m’adressa, constatant que la pièce n'était ni creuse ni garnie d'œufs, me fit pouffer.
— Et non Madame Martinelli, celle-ci est spéciale, ouvrez la.
Quel plaisir de la voir découvrir la surprise du chef. Cette création, une idée de Renan, était une arme de destruction massive. Il y a un avant et un après la cabosse fourrée à la crème pralinée. Emeline ouvrit la confection en deux et je me délectai de sa réaction quand elle y découvrit cette crème onctueuse.
— Je peux ? demanda-t-elle.
— Allez-y.
La seconde suivante, elle plongea son index manucuré dans l'intérieur de la cabosse avant de le porter à sa bouche. Le temps n’existait plus. Le monde autour de moi non plus du reste, seule persistait cette image : ses yeux fermés et cette bouche autour de son fin doigt, sa langue qu’il me sembla apercevoir furtivement.
Je ne retrouvai la réalité que lorsque de cette antre du divin se fit entendre le son le plus sensuel à mes oreilles. Un murmure, un râle de plaisir qui dressa la chair de poule sur tout mon corps, me poussant dans une transe qui m’essouffla d’un coup. L’envie d’embrasser ses lèvres supplanta tout le reste, me laissant hypnotisé devant elle. D’instinct je me rapprochai.
Si j’avais eu plus de cran, ma main se serait posée sur sa nuque. Avec fermeté, j’aurai rapproché cette bouche tentatrice de la mienne pour la goûter enfin. J’imaginai déja sa chaleur, sa douceur.
Non, je n’en avais pas le droit.
Line.
Line.
Line. Je me sommai de ne penser qu'à elle. Ma femme. En l’épousant, j’avais fait une promesse et l’attraction que je subissais en la présence d’Emeline allait contre tout ce en quoi je croyais.
Ce jour-ci, je m’extirpai de la situation, prétextant un rendez-vous avec au fond de moi, la sensation de quand même fuir comme un lâche.
Alors que je ne faisais que me protèger.
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