Septic Flesh
Une simple vie tranquille et répétitive.
C’était cela, ce à quoi aspirait Takayagi Itake, un homme très simple, célibataire, aux cheveux noirs souvent emplis de pellicules et de graisse, à la morphologie peu épaisse.
Il était souvent pris dans ses rêves, notamment celui d’une vie loin de cette ville aux immeubles infinis supports de spots publicitaires faits de néons omniprésents et oppressant, véritables envahisseurs du champ de vision.
Ainsi, son rêve le libérait en pleine forêt avec pour seule compagnie sa personne.
Mais la réalité était bien différente : tout enfermé qu’il était dans son immense ville de béton, jour après jour il s’y levait, travaillait, dormait inéluctablement.
Aussi Takayagi, se leva comme chaque jour, enfila son uniforme ouvrier : une combinaison intégrale noire et des chaussures de sécurité noires, attrapa ensuite une barre énergisante rouge en errant dans le désordre de son appartement… une gorgée d’eau tiédie par la température trop haute pour cette période de plein hiver et enfin il était prêt pour sa journée.
Traversant comme chaque nouveau jour la même rue salie de détritus et déjections, il finit par arriver devant son outil de travail, son allié pour parvenir à passer les longues heures de son labeur : le Broyeur.
Il s’agit de la machine qu’il doit faire fonctionner chaque jour, il en est le responsable, le Broyeur c’est son domaine, son univers.
Sa mission consiste à pénétrer dans l’entonnoir pour y tirer les objets que d’autres lui apportent.
Il veille à leurs bons positionnements et rapidement il doit se retirer de la machine, laquelle, automatisée s’actionne alors seule toutes les 30 secondes.
Takayagi mobilisé à tracter une pile de déchets particulièrement nauséabonde, se fait surprendre par la voix de son supérieur qui l’interpelle :
« Itake, pour 12h tu ne prendras pas ta pause, t’es trop en retard remue toi un peu si tu veux conserver ton travail et ne me regarde pas avec ton air stupide ! ».
D’impuissance et de colère, Itake donne un coup de poing vers la pile de détritus, seule possibilité pour lui d’exprimer son sentiment d’injustice.
Alors qu’il recule son bras pour terminer l’enfournement dans la machine, il n’y parvient pas, son uniforme s’est accroché sur l’aspérité métallique qui retient les dépouilles des animaux écrasés de la cité.
« Pression activée dans 5 secondes » prévient le broyeur.
Paniqué, affolé, seul face au Broyeur, Takayagi devient fou, il crie, se débat, tire, se penche, se tord pour se dégager du crochet, il se débat avec le désespoir du thon face à l’hameçon, soumit à la peur, prisonnier il entre dans la terreur.
« Pression en cours » indique le broyeur avant de s’activer dans son fracas habituel.
Les parois qui entourent Takayagi se rapprochent lentement, c’est inexorable la machine ne s’arrêtera pas, elle n’est pas conçue pour cela.
Takayagi, désespéré, hurle à la mort tel le loup gisant sur la route, l’arrière-train mutilé par sa rencontre avec un camionneur heureux de pouvoir enfin rentrer chez lui et d’écouter sans entrave sa musique préférée.
Nul n’entend Takayagi.
Incroyablement, miraculeusement, Takayagi arrive à arracher quelques centimètres à la toile et il réussit à dégager sa tête de l’entonnoir qui se referme…
Mais son bras lui, ne suit pas, le tissu encore trop solide le maintien, le temps n’est plus là.
La machine, inhumaine, précise, efficace, ouvrière exemplaire commença alors à broyer son bras sous les yeux effarés de Takayagi sans se soucier de ses hurlements, de sa terreur, de son sang jaillissant et ruisselant, du bruit des os en souffrance qui craquent soumis à la grande pression du Broyeur.
L’homme tombe alors dans son ultime liberté, une inconscience profonde qui le libère de ce trop-plein de douleur, de sang vital échappé en un trop court instant, sa dernière vision ; son pauvre bras charcuté et des hommes effrayés, ne courant vers lui que trop tard…
***********
Il ouvrit les yeux, sa première vision fut trois puissantes lampes accrochées au plafond. Il entendit une voix, tourna la tête vers elle :
« Le patient est réveillé, je vous laisse lui annoncer le bilan. »
Avant qu’il ne puisse tenter de dire quelque chose, il aperçut un homme imposant, en blouse lui annoncer :
« Votre bras a été entièrement déchiqueté par votre broyeur, votre membre était donc totalement inutilisable jusqu’à l’épaule. Votre perte sanguine étant conséquente, nous n’avons eu d’autre choix que de vous greffer une prothèse XLM-3466 bis pour limiter cette effusion.
Cela a également permit à votre corps de comprendre qu’il n’y avait plus d’issue pour libérer votre sang.
Voyez cela comme une chance, une personne de votre caste n’est pas censée recevoir de prothèse, cependant votre bonheur est également le nôtre puisque vous permettez à la médecine d’évoluer.
Vous êtes dans l’obligation de répondre aux suivis pour que la prothèse soit plus efficiente.
Bien, vous disposez de 30 minutes pour partir de l’hôpital, nous avons déjà prélevé les coûts de l’opération et de la prothèse sur votre compte en banque, laquelle a accepté votre nouveau découvert. Merci de ne pas tarder un autre patient est en attente de la chambre.»
Le médecin sortit, Takayagi n’eut aucune occasion pour exprimer un seul mot.
Il se leva alors et alla immédiatement regarder sa prothèse dans le miroir, son reflet était identique quoiqu’un peu plus pâle, il tenta un sourire.
Il tapa légèrement sur son nouveau bras, curieux de sentir cette prothèse, il fut stupéfait par ce qu’il ressenti alors car il pouvait toujours sentir, son bras était sensible !
Des nerfs sensitifs avaient été implantés dans la prothèse et reliés à son cerveau, quelle merveilleuse technologie, oui il était heureux de participer à l’effort de recherche.
Il rentra alors chez lui et vit une pile de courrier devant sa porte. Son regard se porta sur trois lettres ; la première de son entreprise « lettre de renvoi »,
la seconde de sa banque « Vous êtes à découvert et avez dépassé l’orange sanguin, merci de remplir votre dette au plus vite pour sortir du rouge »,
et enfin la dernière de l’hôpital « Merci de repasser régulièrement afin de vérifier l’état de votre
prothèse ».
Il s’avachit sur son canapé, saisit une bouteille, et dans sa solitude commença à boire, survint un bien faible réconfort : la chaleur de ses larmes roulant sur ses joues.
Il était donc seul, pauvre mais soigné.
Devenu incapable d’affronter le monde extérieur, Takayagi resta alors enfermé des semaines chez lui, laissant à la fois les lettres de menace de la banque et celles de l’hôpital, lesquelles l’intimaient à respecter son suivi médical sous peine de devoir restituer sa prothèse, s’amassaient sur son pas de porte.
Son appartement se transformait en une véritable déchèterie, des policiers passaient régulièrement, craignant la présence d’un mort en raison de l’odeur dont se plaignaient ses voisins.
Mais rien n’y faisait, il n’était pas en état de comprendre, de réagir, d’entendre, enfoncé tout au fond d’une dépression dont il n’avait pas même conscience.
Lui comme son environnement ne formaient qu’un tout, liés dans la même négligence, dans la même déchéance.
Un matin une douleur sourde à l’épaule le réveilla, une sensation de brûlure que rien n’apaisait. Nonchalant, Takayagi prit ses vieux anti-douleurs qui trainaient dans son armoire à pharmacie et y associa quelques lampées d’alcool afin de faire sortir cette désagréable sensation de sa tête.
Mais s’il avait pu l’assourdir en journée, elle s’intensifia au cours de la nuit, trop grande pour se rendormir, trop grande même pour pouvoir penser à autre chose qu’elle, elle l’envahissait, le submergeait.
Il avait l’impression qu’on étirait sa peau comme on allonge un élastique jusqu’à la déchirure, il se rendit à la salle de bain pour vérifier si la peau de son corps brûlait réellement.
Il se pencha alors vers son miroir, et entre les taches de graisse dont le miroir était parsemé il aperçut son épaule.
Son visage devint une expression de terreur et de dégout ; sa prothèse, sa merveille, maintenant rouillée par manque de soin, avait griffé son épaule en profondeur et les plaies infectées, semblables aux plus profondes escarres, purulaient.
Son épaule, parsemée de vers qui se tortillaient dans sa chair l’écœura et le fit vomir, la brûlure de l’alcool et de la bile de son estomac vide à travers sa trachée ajouta à son supplice.
Il chercha alors sa bouteille d’alcool la plus forte parmi les déchets jonchant son appartement, en prit une rasade, puis versa le reste du contenu sur son épaule.
D’abord, un cri de douleur, ensuite un malaise.
Cette inconscience ne lui permit pas d’oublier la douleur, il eut l’impression qu’on lui arrachait les tendons, qu’on cramait chacun de ses nerfs les uns après les autres, que son bras de métal s’auto mutilait et que son épaule rongée de l’intérieur par la vermine s’affaissait.
***********
Il s’éveilla enfin, deux jours étaient passés.
Il ne sentait plus rien au niveau de son bras, plus aucune douleur, plus aucun grouillement, plus aucune sensation il se dirigea vers son miroir car il fallait qu’il fasse face.
Son épaule n’était plus qu’un gruyère vidé, sa prothèse était devenue un simple bout de métal rouillé abritant les rats de son appartement, l’odeur était immonde, et sa clavicule était mise à nue sous l’effet des parasites, dévoilant des organes liquéfiés par la pourriture et déjà parsemés des œufs de mouches. Incapable de rester d’avantage debout, incapable de devenir l’homme qu’il aurait dû devenir, il se coucha, sans énergie et réalisa en dernière pensée :
« Je les sens grouiller, partout sous ma peau ».
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