VI
- Noëlie, réveille-toi !
Sarah tape frénétiquement à la porte de ma chambre.
- Manie a fait des crêpes. Tu vas voir, c’est une DINGUERIE ! Ciao, à ce soir.
Quelle casse-pompon !
Les pas de Sarah s’éloignent. Mon réveil affiche 7h30. Cela doit faire à peine une heure que j’ai réussi à m’endormir avant que cette merdeuse ne frappe à la ma porte.
Mon séjour de repos commence bien.
Je m’engage dans l’escalier lorsqu’une jeune femme à la peau dorée sort de l’appartement voisin. Elle est magnifique avec ses boucles brunes qui lui tombent jusqu’aux épaules. Un casque zébré rouge et noir sous le bras, elle porte le look intégral cuir de la parfaite motarde.
- Salut. Je suis Noëlie, ta nouvelle voisine, me présenté-je. Tu dois être Hélène ?
- Pas du tout ! Moi c’est Christelle. Désolée, mais je n’ai pas le temps de discuter. Mon copain ne va pas tarder. Bonne journée, à la prochaine.
Christelle descend comme si elle était pourchassée par un troupeau de zombies. Apparemment, elle n’est pas pressée de faire ma connaissance.
L’odeur qui se dégage de la cuisine me met l’eau à la bouche. En me rendant à destination, je croise une femme vêtue d’un uniforme blanc. Sur l’étiquette de sa veste, je lis : Joëlle, auxiliaire de vie sociale. Elle me salut poliment, avant de partir.
Sarah est peut-être une merdeuse arracheuse de sommeil, en attendant, elle a raison concernant les crêpes de Marianne : c’est une DINGUERIE.
- Alors, qu’as-tu prévu aujourd’hui ? m’interroge Manie pendant que je dévore ma sixième crêpe.
- J’ai un rendez-vous à onze heure pour mon programme de stage. Et il faut absolument que je fasse des courses pour arrêter d’abuser de votre hospitalité !
- Tu ne déranges pas, Noëlie. Comme nous te l’avons dit hier, c’est avec plaisir si tu souhaites partager du temps avec la colocation. N’est-ce pas, Viviane, que l’on est ravi ? Tu vois ? précise-t-elle, même Viviane le confirme.
Soit les sœurs ont un don télépathique, soit c’est la façon qu’a Marianne de faire participer Viviane à la vie de la villa. Si je penche plutôt pour la seconde, peut-importe, elles sont touchantes.
- Vous avez toujours habité la villa ? lui demandé-je.
- Nooooon ! répond Manie. Je n’ai pas vécu toute ma vie à Pau, et Viviane encore moins ! Nous avons hérité de cette bâtisse à la mort de notre mère, il y a trente ans.
- Vous avez des enfants ? continué-je, curieuses d’en connaître un peu plus sur mes hôtesses.
- Ni l’une, ni l’autre. Nous ne nous sommes jamais mariées non plus.
- Oh !
« Oh ! ». Je n’ai pas trouvé plus débile comme réplique ! Manie rit de bon cœur.
- C’est un choix volontaire et consenti, Noëlie. Il ne faut être ni triste, ni désolée pour nous.
- Je n’ai pas pensé ça du tout… du tout…
Les sœurs Vasort viennent d’assister à mon piètre talent dans l’art du mensonge.
- Nous avons été très heureuses, poursuit Marianne. Il y a eu des moments plus difficiles que d’autres, certes. Mais, nous avons réalisé nos rêves. Il n’y a rien à regretter. Désormais, nous aimons partager notre expérience avec les jeunes générations. Tu es d’accord avec moi, Viviane
- Tu fais référence à l’association des Amazones ?
- Les Amazones, c’est notre dernier bébé. Avant cela, il a fallu s’émanciper de notre classe bourgeoise. Ensuite, il y a eu notre engagement pour les causes féministes.
- Waouh ! Comment êtes-vous passées de bourgeoises à féministes ? demandé-je intriguée.
- C’est une longue histoire !
- Mon rendez-vous n’est qu’à 11h !
Le récit de Manie me captive. Telle une enfant qui écoute un conte de fée, je bois chacune de ses paroles :
Il était une fois, dans un pays pas si lointain, vivait deux sœurs princesses : Viviane et Marianne. Le roi, un entrepreneur textile de renom, était jalousé par ses pairs concurrents. La reine, une femme froide et sévère, avait toujours fait payer à ses filles le fait de ne pas être nées garçon.
Pourtant, lorsque la reine avait appris sa première grossesse au bout de six ans de mariage, l’enfant à naître était considéré comme une bénédiction. Quelle ne fût pas la déception des souverains Vasort lors de la naissance tant espérée. Une fille ! Pas d’héritier pour le roi du textile ; surtout que plus aucun miracle dans le ventre de la reine ne se répéta.
Le roi, brusque et autoritaire, reprocha ouvertement à son épouse son incapacité à enfanter un bébé mâle.
Qu’allait-il pouvoir faire d’une fille ?
Cette histoire me parait archaïque, même pour les années 30-50 !
La princesse Viviane ne fut pas épargnée par l’aversion affichée du roi pour le sexe féminin, et par le dédain de sa mère qui se vengeait du mépris de son époux à travers leur enfant.
Puis, le miracle se produisit une seconde fois. Quinze années après son premier accouchement, la reine était de nouveau enceinte.
Durant les mois suivant, une accalmie s’installa auprès de la famille royale. La princesse Viviane bénit l’enfant à venir, source de l’apaisement parental. La reine fut un peu affectueuse et le roi plus indulgent avec sa fille.
Le royaume du textile attendait un petit prince. C’était une évidence, il n’y avait pas de doute possible. Tout était prévu dans ce sens. Et puis, l’enfant né : une autre fille !
La seconde déception a été prénommée Marianne. La princesse Manie, ainsi affectueusement surnommée par son ainée, fût autant méprisée que Viviane. Cependant, une fusion d’amour magique lia les deux sœurs.
Un jour, alors que princesse Marianne avait six ans, elle jouait dans la cour du palais, le Domaine des Amazones qui ne portait jadis pas encore ce nom. Elle attendait impatiemment le retour de princesse Viviane.
Un beau carrosse motorisé s’engagea dans l’allée où en descendirent deux hommes. La petite princesse reconnut le plus âgé. C’était le vice-roi de l’entreprise textile. Lorsqu’enfin la sœur tant aimée rentra, elle la serra tellement fort que l’ainée peina à délier ses petits bras de son cou. Puis, le roi ordonna à sa grande fille de le rejoindre.
Manie ne revit sa sœur que bien plus tard dans la soirée. Viviane était en larme. Jamais la petite princesse ne l’avait vue aussi triste.
Les semaines suivantes furent les plus terribles que la famille royale n’ait connue. Des disputes quotidiennes et violentes s’invitaient chaque jour entre le roi et la princesse Viviane. Manie fut témoin de gifles administrées par son père, et même par sa mère, à sa sœur adorée. De son jeune âge, elle ne comprenait pas ce qui se jouait dans le foyer et vivait cette période avec angoisse.
- Jusqu’au jour où elle m’annonça ce qui bouleversa mon enfance, raconte Manie. Tu te souviens, Viviane, comme j’étais malheureuse ? Elle m’avouait qu’elle quittait la maison et ne reviendrait pas. Ses derniers mots ont été : « je t’aime ma sœur, je te promets que le moment venu, nous serons de nouveau réuni ».
Quelle triste enfance ! Il y a plus sympathique comme conte de princesses !
- On ne s’est pas revu pendant onze longues années, poursuit Manie.
- Pourquoi est-elle partie ? L’interrogé-je. Quelles étaient les raisons des disputes entre Viviane et votre père ?
- Il avait décidé de la marier au fils de son associé. Or, Viviane était amoureuse d’un voisin, d’une situation plus qu’honorable pour notre classe sociale. Mais, c’était sans compter défier l’ascendance paternelle… Elle a résisté, jusqu’à l’ultimatum. Soit elle acceptait cette union, soit elle était reniée. Elle a décidé de partir.
- Un mariage arrangé ! m’écriè-je ahuri. C’était au moyen-âge qu’on entendait des histoires pareilles.
- Et bien, jeune fille ! répond Manie avec tout son sérieux. Sache qu’il n’est pas si loin le temps où l’homme imposait sa loi sur les femmes dont il avait l’autorité. Le comportement de mon père n’était pas surréaliste pour cette époque. En revanche, la décision de ma sœur était avant-gardiste.
- Viviane, Bravo ! lui dis-je admirative. Qu’est-ce qui s’est passé durant ces onze années ?
Manie pointe son index vers l’horloge murale.
- Il est 10h30, Noëlie !
***
Merde. Merde. Merde.
Levée à 7h30, rendez-vous à 11h et être capable d’être en retard de trente minutes. Heureusement, la circulation dans la ville de Pau est fluide. Trouver un stationnement s’est avéré beaucoup plus galère. Au pire, pensé-je, je me confondrai en excuse mettant en avant ma méconnaissance du territoire béarnais.
Madame Grandin m’a inspiré confiance dès que nous nous sommes rencontrées. En revanche, je la perçois un tantinet suspicieuse. Pour mon retard, je lui ai servie ma crédible explication, préparée avec soin, avant d’entrer dans son cabinet. Au lieu d’en rester là, elle a subtilement suggéré qu’il s’agissait d’un acte manqué.
Non, non ! J’étais juste absorbée par le récit de Manie, Madame !
Enfin, bref. C’est bien une réflexion de psy.
- Votre objectif est de travailler sur vos émotions. C’est bien cela ? résume-t-elle.
- Oui. J’ai de fortes angoisses depuis quelques mois qui me paralysent. Je dois m’en débarrasser avant début avril.
- Je vois. Je vous ai préparé un programme personnalisé. Il est composé d’ateliers thérapeutiques qui touchent différentes disciplines. J’insiste sur le fait que ce stage est une aide parallèle à votre thérapie avec Monsieur Morel. Non pas une substitution ! Si ce qui vous est proposé ne vous convainc pas, il suffit de le réadapter. Je vous présente votre stage ?
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