VIII
Le soleil est sur le point de se coucher lorsque je me rends au petit salon qui abrite la bibliothèque. Mon mental tourne à plein régime depuis la séance à l’institut de beauté. Je suis à la recherche d’une occupation efficace pour le ralentir.
La maison est calme, si ce n’est que des éclats de voix me parviennent de la salle de réception. Sarah, affalée sur un canapé le nez sur l’écran de son téléphone, est en compagnie de Viviane. Face à face, leurs mains droites se joignent.
- Alors, les crêpes de Manie ? me demande Sarah.
- Une tuerie ! réponds-je. C’est calme, ici !
- C’est l’assemblée générale des Amazones.
- La quoi ?
- L’assemblée générale de l’association, me répète Sarah. Ils sont tous en salle de réception. Tu n’as pas remarqué que le parking est plein ? Malheureusement, Viviane est malade et trop fatiguée pour y participer. Pour une fois, tu as été raisonnable, lui dit la jeune-fille, tu as accepté de sortir de la salle.
- Bonsoir, Mesdames, entendons-nous derrière notre dos.
Séverine, une auxiliaire de vie sociale, se présente près de Viviane. Elle la salue en parlant trop fort et en articulant exagérément, puis l’emmène dans sa chambre, après avoir décliné une bonne dizaine de fois l’aide proposée, avec insistance, par Sarah.
- Je l’aime pas, précise Sarah, une fois l’AVS disparue. Joëlle, elle, accepte que je l’accompagne. Celle-là, je l’a sens pas !
Puis :
- T’as fait quoi aujourd’hui ?
Ma colocataire se montre plus à l’écoute qu’à notre rencontre. Curieuse de mon programme thérapeutique, elle en est pas moins sceptique concernant la luminothérapie.
- Ouais enfin, tu te plantes face au soleil pendant une demi-heure, c’est pareil, quoi !
Je partage son avis.
- Pourquoi ce stage est important pour ton boulot ?
- Parce qu’une conseillère en recherche et reconversion professionnelle qui fait des crises d’angoisses n’importe où et n’importe quand, ce n’est pas très crédible !
- Conseillère.... T’as toujours fait ça comme taf ?
- Non. J’ai travaillé plusieurs années en entreprise en tant que responsable des ressources humaines, avant d’envisager de me mettre à mon compte.
- Responsable…
Sarah semble impressionnée par mon parcours. Elle me prend pour un de ces grands génies.
- Oui du coup, si tu veux conseiller des gens, faut que tu règles ton histoire de stress. Et tous ces trucs de stage, ça va t’aider, tu crois ?
- Je l’espère. Je suis ici pour ça.
On a assez parlé de moi.
- Et toi Sarah ?
La jeune fille rougit comme une pivoine.
- Ben, moi, je suis pas intelligente comme toi. J’ai pas de métier et pas de taf.
- Quels sont tes projets ?
- J’en ai pas…A part rester une cas-soc lol…
Derrière son cynisme, Sarah est visiblement mal à l’aise.
- Comment te vois-tu dans dix ans ? lui demandé-je en parfaite conseillère.
- Je sais pas… répond-t-elle en se creusant la cervelle. J’ai envie d’une vie comme tout le monde. Un travail pour être indépendante, me marier, avoir des enfants. Le classique.
Je ris. Une vie comme tout le monde : se marier et des enfants. Oublierait-elle par qui nous sommes hébergées ?
- Est-ce la raison de ta rupture avec tes parents ?
- Non. Eux, ils en ont rien à foutre de moi.
- Comment ça ?
Sarah grandit à Oloron-Sainte-Marie, une ville à une trentaine de kilomètres. Dernière d’une fratrie de trois enfants, la famille est précaire. Son père, toxicomane, est au chômage et sa mère, femme au foyer, a un penchant pour la vodka. Elle est témoin des violences physiques de son père envers sa mère. De temps en temps, les enfants prennent. A l’adolescence, Sarah enchaine les fugues. Puis, un soir, une nouvelle dispute éclate et elle s’interpose. Bien entendu, son père prend rapidement le dessus et après un dépôt de plainte, elle est placée en maison d’enfants à caractère sociale à Pau. Elle avait 14 ans.
- Tu t’imagines ? s’indigne-elle. Je me fais fracasser par mon père, je suis envoyée aux urgences, et ce n’est pas un motif suffisant pour que ma mère le quitte. Elle est repartie à la maison avec lui ! Et moi, j’ai du partir.
- Rassure-moi ! dis-je émue et agacée. Ta plainte a abouti ?
- Oui. Douze mois de prison et deux ans de mis à l’épreuve.
- Tu as des nouvelles ?
- Non. Et j’en veux pas ! Paradoxalement, c’est à ma mère que j’en veux le plus.
Au foyer, Sarah a mis à mal ses accompagnements éducatif et scolaire. A seize ans, elle fugue avec un jeune garçon rencontré sur les réseaux sociaux. Il est plus âgé et elle, folle amoureuse. Il lui rend bien. Du moins au début. Très vite, il l’a dénigre, l’isole, les premiers coups tombent.
- Je disais à qui voulait l’entendre que jamais je tolérerais un mec qui me tabasse. Tu parles ! Je tombais dans le panneau à chaque fois qu’il me suppliait de lui pardonner. Je ne vaux pas mieux que ma mère…
Son ex ne travaillait pas. Le couple vivait dans un squat sans chauffage. Le peu d’argent qu’ils mendiaient, était englouti dans l’achat de cannabis pour son copain. A la fin de leur relation, ils n’avaient rien à manger, ni à fumer, ce qui le rendait fou. Un de ses amis est venu accompagner d’un autre homme visiblement plus vieux. Ils ont amené de l’herbe et les choses ont dégénéré. Pour payer le sachet de stupéfiants, son ex a négocié une contribution en nature. Il voulait prostituer Sarah avec les deux hommes.
Oula ! Je ne me sens pas bien. Ma poitrine me fait mal et ma respiration devient laborieuse. Je me cale sur le canapé, prise d’un vertige. Les battements de mon cœur s’accélèrent, je sais où me mène ces sensations désagréables.
Je ne suis pas sûre de vouloir entendre la suite. Pourtant, je demande :
- Qu’as-tu fait ?
- Je me suis pointée en mode gourdasse au foyer. Retour case départ. Les éduc étaient souvent très cons, mais j’avais confiance en eux. Meuf, ça va ? T’es toute pâle.
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