ROME
J'm'appelle Ferdinand ou bien Fernand, j'sais pu. J'viens d'une ville tout' pourrie qu'a perdu son nom y a longtemps. Com' tout l'monde, tous les jours j'vais au taf dans ce qui-z-appellent "la Grande Ville de Pierre". Si c'est pas bling-bling, c'nom-là ! Donc ce matin, comme d'hab, j'me lève à 5 heures, j'me prépare à mon ryt' et pis j'pars pour la city' comme disent les jeuns'.
J'prends l'train d'vant l'tas d'merde des De Cheverny – excusez du peu – station Corneille et pis c'est parti pour deux heures ! Putain qu'c'est long ! Et dire qu'avant les gens y mettaient la journée pour aller à la city... Du coup j'm'assois et j'prends 'tit' bière et pis j'regarde l'paysage... La routine.
C'est chiant d'attendre mais l'boulot c'est 'cor pire ! Y nous attendent déjà, l'ribanbelle d'patrons, au r'gard à la con qui nous pren' de haut ! « Toi, l'rouquin, tu m'fais ça nickel. T'es pas payé pour d'la merde, mon pote ! » Y m'foutent la rage tous ces gens d'la haute, mais j'suis bien obligé d'faire avec : y-z-ont ma carte, et qu'y peuvent m'enlver quand y veulent. Carte pour bosser, pour bouffer, pour s'loger, bref, carte ed'tout. Et s'y m'l'enlev'... D'ailleurs, à propos d'carte...
Ca y est, je balise. Dix minutes que j'la cherche, ma putain d'carte, et impossib' d'la r'trouver ! Mes poches d'veste, d'pantalon, l'sac à dos, l'pochette de m'siège... tout y est passé, mais la r'trouver, pas moyen ! Alors qu'une t'chote blonde, pas vilaine d'ailleurs, m'reluque zarbi, j'me dis que j'devrais p'tet me sauver avant qu'les contrôleurs s'ramènent...
Et pis en v'la un, qui passe par l'porte. Je r'pense à Berny, l'pote qu'avait pas ses papiers l'dernière fois, et j'me dis qu'j'aimerais pas êt' à s'place ! Si ça continue, j'vais finir par pisser dans m'froc ! Le monst' approche lentement.Un gars n'a pas fait sa maj de ticket, un aut' la fait tomber dans s'café... C'est com' les vieux films du sièc' d'or... Mes mains tremb', mes jambes 'cor plus, ma vessie explose ! J'aurais pas du boire autant chez Bruno 'ier soir !
Et là, la blond' d'talheur' vin' m'sauver ! « Cet homme est secoué, laissez-moi m'occuper de lui. Je suis infirmière ! » Avant qu'quelqu'un ait l'temps d'répond', è m'mène dans l'chiottes et m'fais un bandage à la con.
– Ne me remerciez pas, surtout !
– Vous r'merciez d'quoi, encore ? j'lui demande.
– De vous avoir sauvé la vie, pardi !
– J'avais pas grand'chose à perd', si vous v'lez mon avis !
La blonde s'offusque et v'là-t'y pas qu'elle m'enferme à double-tour dans l'chiottes qu'le train s'arrête.
– Vous avez bien de la chance... D'habitude, les ivrognes comme toi, je leur fais la cure complète de désintox ! Allez, amuse-toi bien, va !
La meuf s'en va, et moi j'en profite pour pisser un coup... Putain qu'ça fait du bien ! Mais une fois l'besogne finie, j'me sens un t'cho peu seul. L'était bien jolie, l'fille, quand mêm'.
« ARRET PIAZZA NAVONA, DAME LA SPLENDIDE CITE DE PIERRE. TERMINUS DU TRAIN. VEUILLEZ DESCENDRE EN VEILLANT A NE RIEN OUBLIER. »
Vu l'peu d'affaires que j'ai, j'risque pas d'en oublier ! J'remets ma salopette, j'prends m'sac et pis j'descends rejoind' l'collègues. Là dehors, le sol est gris, la pierre est grise, le ciel est gris. Bref, y a du gris partout ! Du gris, mais aussi l'patrons, ces sales cons de p'tits chefs qui dis' rien d'aut' que « bosser » ! Com' si qui savaient bosser, eux !
Alor, j'me mets en file derrière l'camarad' et j'mont' en haut d'l'échafaudage, la peur au vent' qu'un aut' mec viennent m'contrôler. Et pis, pour pas m'faire r'marquer, jfais com' l'collègues, j'assemb l'rivets, vite et bien pour faire bonne m'sure. Mes potes sont là, à perte d'vue, mais moi j'vois qu'elle, la blondinette d'eul'train, avec ses s'ringues et ses bandages... putain, c'quelle était belle ! J'pense qu'à elle. Même l'soleil d'plomb, à moitié caché par l'ciel d'pierre d'la ville de pierre, qui m'fait chier d'hab, ne peut m'faire cesser d'penser à elle.
Pierre, com'ça qui s'appellait m'fils. « Décédé de maladie infantile » l'doc disair, mais j'savais qu'y mentait. Y veul' tout contrôler, c'dirigeants à la con, mêm' l'naissances ! Faudrait vraiment que j'me tire... mais où ? Même sur l'lune, j'suis sûr qu'y m'retrouv'raient ! Bref, si je r'fais un p'tit, j'l'appelerai pas Pierre, juré craché !
« A quoi tu penses, vieux ? m'demande joyeux-Arnold, un bon pote qui m'appelle tout l'temps « vieux ». T'as loupé la pause, c'est bin l'première fois qu'ça t'arrive, vieux ! »
Y m'tend un sandwich. J'le prends et là j'vois un patron derrière l'poteau, lequel s'empresse d'me r'filer s'bouffe. Pas fou, l'bonhomme. C'est qui nous laisseraient pas clamser, ces salauds ! Enfin, jusqu'à ce qui sachent que j'ai pu ma carte !
Pis, une fois qu'lpause est finie, j'rivette avec tous les aut' 'cor et 'cor toute l'aprem durant. L'bâtiment, c't'espèce d'château, avance bien, trop bien à m'goût. Et là, à force d'regarder l'panorama, j'tombe enfin sur l'blonde d'talheur. J'la vois qui lève l'tête vers moi et m'fais un clin d'oeil, fientes d'moineaux ! Elle m'montre du doigt et ensuite mont' un rebus d'merde, com' celui d'vant la station Corneille. Un rendez-vous à l'ancienne, on dirait...
Alors qu'y commence à faire noir et qu'tout l'troupeau s'rassemb' d'vant l'train, j'vais sur l'colline l'plus discrèt' possible. L'blond' de l'matin m'attend derrière une espèce d'grosse boite bleue. E m'fais signe d'm'approcher, alors j'm'approche. On s'cache derrière l'boîte bleue, l'femme m'presse d'me cacher, même si j'ai pas envie des masses.
« Matricule 70.7 Ferdinand Lancien, demandé pour inspection approfondie. »
– Tu vois, je t'ai bien dit qu'il fallait se dépêcher ! s'affole l'infirmière. Allez, vite, suis-moi !
J'rampe à sa suite derrière z'espèces d'carcasses d'bagnoles. Mes jambes tremb', mais j'y peux rien, j'ai trop peur d'me faire tirer d'sus. Alors j'continue tant bien qu'mal jusqu'à une espèce d'hangar, que j'vois à peine dans tout c'fatras. Là d'dans, elle m'ouvre l'trappe et on descend une foutue ribambelle d'barreaux sur une longue échelle d'fer. Et là, on arrive dans une espèce d'souterrain d'la troisième guerre mondiale ou queq'chose de c'genre, enfin un truc vraiment énorme quoi. Y a des bouts d'machine partout, avec des fils qui pendent à vous foutre les j'tons.
Ouvrant les bras, l'doc dit :
– Bienvenue chez moi, Ferdinand. C'est un peu grand, mais ça me plaît bien. On l'a construit il y a cinquante ans pour lutter contre les patrons. On a besoin de nouvelles...
– Attendez, pourquoi m'avoir pris, moi, un ouvrier qui sait rien sur rien ? Z'aurez mieux fait d'capturer un soldat ou j'sais pas quoi, car moi j'peux rien pour vous.
Lorsque l'infirmière parle, tout l'monde la r'garde et s'tait. J'pense pu qu'ce soit vraiment qu'une infirmière.
– Tu as perdu ta carte, tu es exclu du système. Si un de tes patrons te retrouve, il te tuera sur-le-champ. Si tu tiens vraiment à mourir, d'accord mais meurs au moins pour une bonne raison.
– Y a point d'bonne ou d'mauvaise raison, y a qu'la mort, c'est tout.
– Colonel Jake, à mon signal, abattez cet homme, ordonne l'nana vraiment trop autoritaire, du coup.
E veut m'faire peur, mais ça marche pas avec moi. Sans m'énerver, j'lève les mains en l'air et j'capitule. L'mec range son flingue. L'meuf approuve.
– Ecoute-moi bien, Ferdinand. Nous sommes des humains, vois-tu, et en tant que tels nous devons nous serrer les coudes pour survivre. Il y a environ un siècle, toutes les villes de la Terre ont été radiées, absorbées par la puissance d'une seule.
La Cité de Pierre...
– La Cité est devenue le centre de tout, là où mènent toutes les routes, tous les chemins, bref, le centre du monde. Pas de quoi faire une rébellion, penses-tu, mais cela n'est pas le seul problème. La Cité n'était pas dirigée par des hommes, mais par des machines telles que celles que tu voies ici.
– Quoi ? Veut dire qu'tous l'patrons qui m'ont chier toute ma vie, c'n'étaient qu'des putains d'machines ?
– Oui, Ferdinand. Et elles commandent tout. Absolument tout.
Sous l'choc, j'manque vomir sur place. Des machines, ces chiards d'commandants ? Elle a beau m'les montrer, là, juste sous m'nez, j'y crois pas !
– Nous allons te montrer tes quartiers, dit une femme d'allure moins imposante qu'la blonde mais imposante tout d'même. Suis-moi.
Trop vanné pour m'défendre, j'la suis à travers c'gros labyrinthe. J'arrive dans une p'tite cellule, genre pour l'moines, et on m'laisse. J'regarde fixement l'mur et j'me dis : « pourquoi ? ». Pourquoi suis-je né dans un monde de merde ? Et aussi : que faire maintenant ? Donc j'attends et j'réfléchis, sur ma vie, sur l'monde, sur tous ces mensonges. J'attends, putain qu'c'est long. A croire qu'c'est d'jà l'nuit et qu'tout l'monde pionce, ici.
Alors qu'j'essaye d'mendormir, j'entends une voix d'vieux, plus un chuchot'ment qu'aut' chose, qui vient d'au-dessus de moi. J'regarde, j'écoute et là j'remarque que ça vient du caniveau. Quequ'un veut m'parler par l'tuyau d'chiottes ?
– Eh mon gars. Viens me voir demain, chambre 11.
Insouciant, j'lui réponds comme ça :
– J'veux bien, mais j'sais pas lire m'sieur. Comment j'vais trouver ?
– Onze, c'est simple, juste un bâton puis un autre bâton. Y en a pas deux comme ça, des chambres.
La seconde d'après, l'vieux ronfle déjà. J'ai envie d'lui geuler « Dors bien Papy ! » mais j'le fais pas, car j'sais qu'au fond j'vaux mieux qu'ça. Alors j'fais com'lui, j'dors à m'tour et j'rêve d'robots qui détruisent tout, d'femmes et d'gosses qui pleurent d'vant leurs maisons brûlées.
– On s'bouge, recrue ! Les autres bleus t'attendent déjà !
Il m'aurait mis un seau d'eau sur l'tête qu'ç'aurait été la même. Au garde-à-vous en moins d'deux, j'sors de c'cage à lapin et m'met en rang avec les aut' recrues, que j'connais ni d'près ni d'loin.
Pendant que j'marche, j'regarde discretos les portes d'chambre, sans jamais trouver d'bâton...
Dans l'grande salle, des gars – ou des femmes très viriles, j'sais pas trop – nous apprennent comme y peuvent à tenir un pistolet, c'qui est assez difficile pour moi qui connaît qu'l'marteau et l'clous. Pis, une fois qu'c'est fait, y nous font tirer dans des cib'... Galère totale. J'espère qu'c'est normal d'être aussi nul l'premier jour.
Pendant toute l'journée, l'blond, sûr'ment l'chef, nous r'garde du haut d'une balustrade. C'que j'comprends pas, c'est comment elle peut jouer les infirmières à l'surface alors qu'elle a des millions d'choses à faire ici. Elle est souvent assise avec plein plein d'généraux ou d'gars du style, qui font d'grands gestes d'vant une grosse carte.
Lorsqu'on nous dit d'rentrer, j'demande à un gars comment ça s'écrit « onze ». Le gars m'dit tout un tas d'lettre que j'retiens pas, alors j'lui d'mande d'me faire un dessin, lui qu'à un crayon tiré d'on ne sait où. « 11 » Ok, j'comprends mieux maint'nant.
Alors que tout l'monde rentre en rang dans sa chambre, j'm'eclipse d'la queue du groupe au moment où je vois un gros « 11 » inscrit sur une porte. Là, un gars m'engueule : « Eh, qu'est-ce que tu fous au local technique, bleusaille ? Retourne dans ta chambre, fissa, où nous on te laisse mourir là-haut ! » Bien obligé, j'obéis et j'rentre au pas d'course dans m'putain d'cellule.
Quand j'ouvre m'porte, j'manque l'crise cardiaque : l'vieux est là, assis sur mon lit.
– Qu'esse vous faîtes là ? J'vous interdit d'rentrer ici !
– Calme-toi, Ferdinand. J'ai beaucoup de choses à te dire. Je devais venir. Quand on confond « onze » avec « soixante-dix-sept »...
– C'est pas d'ma faut' si ça s'ressemb' ! je souffle un bon coup. Mais d'ailleurs, d'où qu'vous savez m'nom, m'sieur ?
– Je sais tout. Je m'appelle Archibald et je suis le dernier véritable humain de cette planète.
J'donne un coup d'pied dans mon lit. L'aut' reste d'marbre.
– Comment ça, le seul humain ? Tu crois que j'suis une machine, moi aussi ? Si c'est l'cas...
L'vioque tire couteau de s'poche et s'entaille l'bras.
– Mais qu'est-ci qui t'prend ? que j'gueule. Ca va pas la tête ?
Il avance s'bras sous l'lampe, que j'vois bien l'blessure.
– Regarde ce qui coule. C'est du sang. Je suis sûr que tu n'as jamais saigné de ta vie, mon gars.
J'regarde l'liquide rouge comme s'il venait d'la lune. Moi, quand on m'blesse, ça coule jamais à c'point ! Jamais !
– Je vois que je t'ai fait de l'effet, mon p'tit. Ecoute bien. Tout ceci, tout ce que tu vois autour de toi, du soleil à la lumière de merde de cet abri à la con, c'est d'la poudre aux yeux ! Crois-moi, j'ai aidé à le concevoir, à l'époque. Nous sommes dans un jeu. Un jeu appelé Rome.
Annotations
Versions