Chapitre 7 : les noix de cajou
Les noix de cajou croquent et les volets claquent. Le vent souffle sur les plaines. Nul ne sort, la tempête est proche. Il est sept heures du matin. Je n’ai pas dormi. Je me goinfre compulsivement de noix depuis plus d’une heure. Je regarde dehors, le ciel est noir. Le soleil est en train de se lever mais le ciel reste noir. Ce n’est pas la nuit. Ce sont les ténèbres qui sont venus à nous. Descendus sur terre pour rappeler à l’Homme qu’il n’est rien, cloîtré dans sa maison, tremblant face à la puissance rocailleuse du tonnerre. Moi, je regarde le spectacle des éléments prêts à se déchaîner, un instant avant l’explosion. On croit sentir la force contenue, rien qu’à ces nuages noirs monstrueux et à ce vent qui souffle.
Les pauvres poubelles restées dehors, abandonnées par leurs humains, délaissées et impuissantes face aux éléments, valdinguent de gauche à droite, au gré des rafales. Nous avons reçu un mail hier soir. Les cours sont annulés jusqu’à nouvel ordre. Il parait qu’on n’a jamais vu pareil tempête, aussi loin dans les terres. Il parait aussi qu’au bord de mer, c’est le carnage. La Belgique est sous l’eau, la mer est montée de cinq mètres. À Londres, les tours de la City se sont effondrées. Des gens sont morts, ici et là. Petit à petit, la nature reprend ses droits. Certains disent aux infos que la tour Eiffel tombera.
Dans le chantier en face, ils ont démonté les grues. Ils ont bâché les travaux, bâches maintenues par de gros blocs de béton. Mais c’est peine perdue. La tempête n’est pas encore là, et la bâche est déjà partie. Toute la nuit, j’ai guetté. Personne n’est sorti depuis minuit. La dernière personne à avoir mis un pied dehors a sorti son portable pour filmer les arbres ployés sous le vent. Le portable s’est envolé, et la personne est rentrée, dépitée. Depuis, plus personne.
Il est huit heures. L’heure décisive. Je sors de ma chambre, je vais dans la cuisine. Là, nous avons une terrasse avec une belle vue ouverte. Et mon vélo sur la terrasse. Quelques fauteuils de jardin. Nous habitons au sixième. Je sors sur la terrasse. Je m’avance vers le rebord, pour voir ce qu’il se passe de l’autre côté, à Paris. J’ai juste le temps de tourner la tête avant de sentir que le vent est prêt à m’emporter. Je recule, à l’abri.
Ce que j’ai vu, c’est un mur. Comme dans ces films apocalyptiques que regarde maman l’après-midi, en repassant le linge. Un mur d’eau, avançant à une vitesse folle. Ce n’est plus de la pluie, c’est une vague.
Je récupère tant bien que mal mon vélo et retourne à l’intérieur. Je prends une carotte dans le frigo, et je me rends dans ma chambre. C’est l’heure.
À peine assis sur ma chaise, face à la fenêtre, la carotte dans la bouche, j’entends un gigantesque boum, comme si un camion venait de tomber sur le toit de l’immeuble. Mais le bruit ne part pas, il est continu. À ma fenêtre, un rideau de pluie dense passe, et ça y est, nous sommes dedans. Au cœur du maelström.
J’attrape mon enceinte. Je lance Highway to Hell. Je mets le son à fond. Dehors, on ne voit plus rien. Juste de l’eau, et des flashs lumineux qui n’en finissent plus. Et soudain, un grondement sourd, long d’une dizaine de secondes, surpasse le son de ma musique. Il est tellement fort que je me bouche les oreilles. Je touche la fenêtre. Elle tremble.
Puis un grincement terrible. Je regarde dehors à nouveau. Les morceaux de grue démontée sont trainés au sol, laissant de grosses marques sur le bitume. Puis un flash lumineux. Un, deux, trois, une dizaine d’éclairs transpercent la pluie pour s’abattre sur l’école. Et un énorme fracas. Le toit de l’école s’effondre sur lui-même. Le bruit est couvert par le tonnerre qui gronde à nouveau, signe de la proximité de la tempête. Des débris sont emportés haut dans le ciel plutôt que vers le sol. D’énormes blocs de bétons qui n’ont rien à faire à cent mètres de haut. Et la gravité retrouve ses droits.
Les restes du toit tombent en pluie, pluie de météorites qui détruisent tout sur leur passage. Par réflexe, je me cache sous mon bureau. Le mur d’à côté explose. Mon coloc lâche un cri strident. Je me roule en boule. Nous sommes bombardés. Mon bureau, solide, me protège. Je sens qu’il ne tiendra pas longtemps, maintenant qu’il n’y a plus de mur entre l’extérieur et moi. Un rideau de pluie coule le long de la brèche, on se croirait derrière une cascade.
Je prends mon enceinte et je rampe tant bien que mal hors du bureau et me réfugie dans la salle de bain. Je me dis qu’un mur de plus entre moi et l’extérieur ne peut pas faire de mal.
Je reste là, recroquevillé dans un coin, la musique couvrant à peine le bruit des éléments. Je ne sais pas combien de temps cela dure. De temps à autre, j’entends un cri, je sens une secousse, ou le bâtiment tout entier trembler.
D’une manière ou d’une autre, je finis par m’assoupir, épuisé. C’est le froid qui me réveille. La musique s’est éteinte. Il fait tout noir. Je mets quelques instant à retrouver mes esprits. Je tâtonne et trouve mon portable. Pas de réseau. Quatorze heures. J’allume la lampe torche. Je suis bien dans ma salle de bain. Mais il ne fait pas noir parce que la porte est fermée. Il n’y a plus de porte. Il n’y a plus de mur non plus, et le sol est couvert de bouts de verre, résidus de la douche. Il y a de la poussière dans l’air. Je me débrouille tant bien que mal pour sortir de la salle de bain. Mon appartement est devenu une suite luxueuse avec baie vitrée, sauf que quelqu’un a retiré les vitres. Et mon lit par la même occasion. Je m’approche de ce qui était le mur extérieur, et qui est désormais le vide. Dehors, le ciel est toujours noir, mais on voit un petit peu.
On croirait sortir d’un bombardement. L’école est à moitié effondrée. Les autres bâtiments aussi d’ailleurs. Le sol est jonché de débris, restes des immeubles alentours. Ici et là, des gens errent, à la lumière de leur portable. Des gens pleurent, d’autres, apathiques, restent là, le regard dans le vide. Je regarde à ma droite. Enseveli sous un gros bloc de béton, mon coloc git là, le bras dans une position anormale et le crâne dans une flaque de sang.
Je me retourne. Par terre, mon bocal de noix de cajou en plastique, miraculeusement intact. Je le ramasse, et je m’assieds sur le rebord de mon appart, les jambes pendantes dans le vide.
Et je continue là où je m’étais arrêté au matin, avant la tempête. J’observe le monde affronter l’après, tant bien que mal. En me remplissant de noix de cajou.
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