1. Condamnation
Le regard noyé dans l’immensité de la ville, Laureley poussa un soupir mélancolique. Nazgat portait parfaitement son surnom : la Somptueuse. Plongés dans l’obscurité de la nuit, les reflets ocre des maisons chichement éclairées enfermaient le palais dans un écrin moiré. Ce merveilleux palais aux murs immaculés, aux toits recouverts d’or ; tel un joyau disposé au milieu de la cité. Elle aimait ces lieux, ses ruelles tortueuses, ses marchés couverts qui tissaient un labyrinthe de camelots. La douce odeur de la menthe se mêlait aux senteurs musquées des épices parsemés de fragrance de jasmin et de fleur d’oranger. Le désert qui encerclait les remparts offrait au voyageur le choc de l’apparition de cette oasis au centre d’un monde hostile et brûlant. Elle aurait donné sa vie pour cette cité… C’est d’ailleurs ce qu’elle n’allait pas tarder à faire. Depuis sa sordide cellule, Nazgat paraissait encore plus belle et plus poétique que jamais. C’était peut-être parce qu’elle passait sa dernière nuit ici. Qu’il n’y aurait pas d’autre matin en Eranshar… ni nulle part ailleurs !
Le spectre de sa fin prochaine ne semblait pas la peiner ni l’angoisser. Jamais une larme n’avait perlé de ses yeux, ça aurait été indigne d’une fille de général. Même à la mort de son père, elle avait étouffé le moindre sanglot. Après tout, Aaron Garrick était tombé en soldat, au faîte de sa gloire, il n’aurait jamais pu avoir un trépas plus honorable que celui-ci.
Laureley se perdit dans ses pensées, tentant de retrouver le moment où elle s’était éloignée du sentier triomphal tracé pour elle. Sa naissance n’avait pas été facile ; sa mère avait succombé à l’accouchement. Elle savait qu’Aaron la tenait pour responsable de cette perte, lui qui aurait tellement voulu avoir un fils. Elle avait fait ce qu’elle pouvait pour se montrer exemplaire, devenir la parfaite soldate qu’il avait toujours rêvé de former. Elle s’était entrainée dur, poussant son corps dans ses moindres retranchements, apprenant à transcender la douleur. Il ne fut donc pas étonnant qu’elle sortît majeure de sa promotion, bien loin devant ses compatriotes masculins. Elle en avait essuyé des quolibets par la suite : avec une croupe pareille, elle devrait chercher un mari pour enfanter au lieu de danser avec la mort à chaque combat. Les railleries avaient brusquement disparu après la bataille de Jarita. Elle avait bravement repoussé des hordes de barbares à elle toute seule, sauvant miraculeusement toute son unité. Elle fut donc promue générale des armées, remplaçant son père tombé à la guerre. Elle n’avait jamais failli à sa tâche, protégeant la cité et son dirigeant de toute menace.
Mais il lui avait fallu faire un choix ; un choix qui allait lui coûter la vie. Elle s’était toujours abstenue de voir Astyanax comme un mauvais sultan, s’interdisant de le critiquer sur sa politique tant intérieure que militaire. Elle soutenait indéfectiblement son besoin d’expansionnisme quitte à affamer son peuple pour grappiller les fonds nécessaires à une nouvelle expédition. Il était fou de penser que les miséreux de la capitale ne se rebelleraient pas un jour. Elle avait refusé de réprimer violemment la foule. Son acte avait été considéré comme la plus horrible des trahisons et elle était passée du rang de légende vivante à celui de condamnée à mort pour mutinerie. Après son arrestation, elle avait ordonné aux hommes qui la soutenaient de mentir lors de son procès. Argumentant qu’ils n’avaient pas eu d’autre choix que d’obéir à ce général despote. Aucun d'entre eux ne consentit à mentir. Ils furent égorgés sur la place publique le matin même. Elle subirait un sort identique dès que l’aube colorerait le ciel de pourpre et d’or. Il y avait une douce mélancolie dans ses soupirs, mais surtout une profonde résignation. C’est ainsi que s’achevait son voyage et rien ne pourrait changer cette fin.
Elle méditait depuis de longues heures sur son avenir prochain quand la porte de la prison s’ouvrit sur la seule personne qu’elle ne souhaitait pas voir : le plus séduisant, mais inaccessible des hommes. Tout était parfait chez lui : de sa barbe finement taillée pour paraitre à la fois maîtrisée et négligée, à ses cheveux de jais coiffés avec grand soin. Son corps était engoncé dans un habit d’apparat immaculé qui faisait ressortir son teint hâlé et ses yeux étaient deux iris mordorés parsemés d’éclats de vert, de bleu. Si Laureley avait interrompu sa carrière militaire pour se marier avec un homme, elle aurait clairement opté pour quelqu’un comme lui. Mais elle était générale et lui, prince.
- Seigneur Khaan, le salua-t-elle d’un air pompeux. Que me vaut l’honneur de votre visite ?
***
Khamsin hésita. Après tout, que venait-il faire ici ? Lui parler ? Lui avouer ce qu’il avait sur le cœur ? À quoi bon ? Son père l’avait condamnée à mort pour haute trahison et rien ne pourrait changer ce verdict. Elle l’accueillit de son ton chargé d’acide. Elle était aussi belle que mordante. Malgré son uniforme déchiré et maculé de sang, elle restait digne. Ses cheveux, autrefois relevés méticuleusement, partaient à présent dans tous les sens et des mèches blondes, rouges et orangées pendaient sur ses épaules en gerbes flamboyantes. Elle le toisait de son regard singulier : un œil d’un bleu encore plus intense que le ciel et l’autre noir comme la nuit.
- Laury, soupira-t-il. S’il te plait. Ne me condamne pas pour les actes de mon père.
À cet instant, il n’avait qu’une seule envie : briser toutes les règles préétablies par le protocole et dans un moment de folie, lui révéler son amour. Qu’est-ce qui le retenait ? Sans doute le fait que des filles comme elle ne se laissaient jamais submerger par leurs sentiments. Il ne supporterait pas de se faire éconduire froidement et il savait qu’elle ne formulerait que cette réponse à son aveu.
***
Laureley esquissa un sourire amusé, elle n’avait jamais vu son prince aussi gauche et hésitant. Peut-être regrettait-il les agissements de son père. Sans doute aurait-il souhaité que ça se termine autrement. Elle capta, cependant, dans son regard, un éclat singulier, une drôle de lueur qui bouscula toutes ses certitudes. Elle ne l’avait entraperçue qu’une seule fois, un jour où un entrainement à l’épée leur avait offert une promiscuité inhabituelle. Elle avait, à cet instant, senti le désir du jeune homme de combler les derniers centimètres qui séparaient ses lèvres des siennes, mais quelque chose avait troublé ce moment. Sans doute la raison, le protocole : un prince était autorisé à aimer une princesse et personne d’autre. Dans l’obscurité des prisons, elle retrouvait ce sentiment qui s’était inaltérablement ancré dans ses souvenirs. Elle soutint son regard avant de trouver la force de lui déclarer :
- Mon Prince, puis-je vous faire un aveu ? Vous avouer un secret qui n’aurait jamais franchi mes lèvres si je n’avais pas été condamnée à mort.
***
Khamsin sentit son cœur s’accélérer. Un odieux serpent lui enserrait le ventre lui provoquant de curieux fourmillements. Il avait rêvé ce moment des millions de fois, mais ce n’était clairement pas dans ces circonstances. Il s’approcha doucement des barreaux qui retenaient la belle et lui murmura :
- Non, inutile de m’avouer quelque chose que je sais déjà.
Dans un éclair de folie pure, il embrassa la jeune femme. Il ne dura qu’un instant, mais il fut tendre et passionné ; la fusion irrationnelle de deux êtres que tout oppose et que la mort séparera dans quelques heures.
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