Andelain

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Andelain est un garçon dont le père, commerçant respecté, a créé de toute pièce un réseau de vendeurs de tissus, de bijoux et d'objets précieux, dont les succursales ont pignon sur rue dans les capitales de tous les royaumes honnêtes. Ce qui recouvre une moitié des monarchies connues de notre monde et les plus grandes villes.

Le père d'Andelain, maître Bajard, se trouve dans la même position que ses confrères commerçants, vendre consiste en réalité à acheter. En premier lieu, acquérir des matières de qualité au bon endroit. Faire transformer ces produits, par les meilleurs artisans dans leurs ateliers. Puis proposer les réalisations à la vente là où elles sont rares. Tout un travail et des voyages multiples, pour empocher si possible un bénéfice confortable. Lequel bénéfice est écorné par le coût des artisans, du transport et celui des mercenaires qui garantissent la sécurité des biens coûteux. L’ensemble des sommes dépensé amène un prix de revient élevé. Hélas, il faut lui ajouter l'attrait des notables pour les pots de vins et celui des rois pour les taxes plus ou moins astronomiques.

Maître Bajard, en homme avisé, a placé ses enfants aux niveaux stratégiques de son organisation, faisant de l'un, l'acheteur avisé des matières premières, d’une autre sa comptable, car ses capacités sont excellentes dans ce domaine. Un troisième est un organisateur hors pair des transports, sachant optimiser les allées et venues des chariots, le choix des équipages. Il ne reste qu'Andelain pour lequel il n'a pas trouvé le rôle qui lui convient, tant ce dernier est timide, pour ne pas dire timoré.

Plusieurs années d'apprentissage au Donjo ont permis à Andelain de développer les qualités qui feront de lui un bon représentant du réseau paternel, sauf une, essentielle à un guerrier. Ce que son père attend de lui, c’est de savoir manier les armes correctement. Commander aux mercenaires des escortes. Afficher son ascendant sur les artisans, pour éviter de revenir avec une marchandise qui n’est pas celle commandée.

Pourtant, Andelain utilise avec une grande facilité n’importe quel instrument créé pour effrayer, blesser ou tuer un adversaire. Chaque geste est d'une remarquable exactitude aussi bien à l'épée, qu'au couteau long ou court. Son maniement de la lance, du bâton et du bouclier le rend inaccessible, même du meilleur des élèves de Ren. Le vrai défaut d'Andelain est qu'il veille à ne jamais blesser personne, ce qu'il réussit hélas remarquablement. Si d'aventure, il égratigne un adversaire, il se répand en excuses qui amènent rire et sourires, le rendant rouge de honte. Il lui manque uniquement la rage nécessaire pour aller plus loin. C’est-à-dire accepter de frapper pour blesser et pire encore, tuer ses adversaires.

Toutes les tentatives de Ren pour qu’il devienne plus combatif se sont soldées par un échec. Andelain n'est pas un fils de nobliau ou de riche marchand venu apprendre ici parce que c'est l'école la plus réputée au-delà des Provinces-Unies. Non, il est là parce que c'est celle qui convient à l'avenir qui est tracé pour lui.

Mina, dix-sept ans passés maintenant et élève depuis cinq années au Donjo, troque fréquemment son rôle d'élève de Ren Takato, contre celui de professeur intransigeant. C’est là une tâche qu'il lui a assignée en plus auprès des autres étudiants. Avec Andelain, ils combattaient ensemble ce jour-là, comme ceux qu’elle doit les affronter régulièrement. Des échanges destinés autant à les exercer, les pousser à s'améliorer, que pour vérifier leurs réels progrès et modifier leurs travers. Elle passe donc du soudard brutal, au fils de famille enrubanné et du débutant mal dégrossi au mercenaire chevronné.

Leur combat dure depuis plus d'un demi trait de bougie, lui armé d’un sabre en bon acier et elle d’une pâle copie de la sienne en bambou. Tout ce temps, elle se joue de lui et arrête toujours ses coups adroits, malgré qu'Andelain tente, avec acharnement, de percer sa garde tout en veillant à ne pas l’égratigner. Renommée pour ne pas perdre son sang-froid, ce jour-là, elle se mise à le vilipender comme jamais, après avoir fait s'envoler pour la énième fois son épée d'acier.

— Incapable, tu es un incapable, tu te sers des armes comme personne parmi les élèves, mais on croirait que tu tiens une plume sur un livre de comptes. Maître Bajard t'envoie ici pour apprendre à défendre ses biens. Il ferait mieux de t'envoyer étudier la couture pour créer des habits encore plus luxueux que ceux qu'il vend ! Tous au Donjo savent que combattre avec toi est une danse. Quoiqu'ils fassent, ils ne te toucheront pas et ils ne subiront pas le moindre petit bleu ou une infime coupure sans que tu ne te répandes en excuses. Moi qui suis une fille, j'ai moins d'égard que toi avec eux ! J'ai dit que tu ferais mieux d'aller apprendre la couture, parce que tu seras tout juste capable de protéger ta vie et le peu sur lequel tu seras assis, quand ta caravane aura été attaqué. Du convoi, il ne restera que ton siège et ta peau. Des hommes et des femmes que tu aurais dû sauvegarder, il ne restera que des morts. Ne pas te traiter de lâche est presque une insulte !

En l'entendant, devenu blanc pendant un instant, il devient blême. Des tremblements l'agitent. Et enfin, touché au plus profond, il ramasse l'épée au sol et c'est avec un cri de rage qu'il se jette sur Mina l'arme haute. Le refus de le traiter de lâche, a déclenché chez lui une fureur indescriptible. Un écart de pur réflexe, lui évite d'être sérieusement blessée. S'ensuit une série de coups désordonnés qui ne ressemblent pas à Andelain. Des assauts qui sont redoutables de dureté, de violence et de volonté d'atteindre sa cible. Mina ne dispose que d’un sabre de bambou, une arme dure à couper ou à casser, mais face à une épée de bonne facture, lourde et bien maniée, seule sa technique irréprochable lui évite d'être touchée.

Par les dieux, Andelain est un danger pire qu'une escouade de mercenaires !

La rage du garçon bouillonne. Elle déborde de son corps à chaque mouvement, à chaque saut qu'il fait pour s'efforcer de toucher et de blesser Mina.

Autour d’eux, plus aucun bruit. Ren et les élèves regardent l’affrontement inattendu qui se déroule. Un combat d'anthologie pour Andelain. Chaque coup lancé est différent, chaque attaque vise un point névralgique ou un élément vital. Les yeux pour les percer, le cou pour le trancher, une main ou un membre pour le briser.

Il est devenu fou ! Qu'est-ce que j'ai déclenché chez lui ?

L'instant de réflexion manque de lui devoir une blessure. De nouveau concentrée, elle pare les attaques avec circonspection. Andelain utilise autant son arme que son cerveau, ses poings, ses pieds, ses coudes. Sans cesse, il court, ralentit, change de style, d'approche, d'angle d'attaque. Face à Mina, c’est une ébauche de Ren, rajeuni de plusieurs dizaines d'années, combatif, dangereux, même s’il n'est pas encore assez subtil pour la toucher.

— Calme-toi, Andelain, calme-toi. Reprends ta maîtrise. C'est un entraînement. Reviens parmi nous.

Quoi qu'elle dise, peu importent les mots. La folie tient Andelain est au-delà des paroles et du discernement. La rage le consume au-delà du raisonnable. Mettre fin à ce déchaînement, avant qu'il ne rende fou Andelain, submergé par la frénésie du combat, devient une nécessité. Cela arrive sur les champs de bataille, quand certains soldats ne mesurent plus qui leur fait face, ennemi ou ami. On les voit alors, bataillant pour tuer, la rage du sang brouillant parfois leur cerveau à jamais. D'une passe de sa lame de bois, entaillée des nombreuses coupures et cassures dues à l'acier de l'épée d'Andelain, elle enroule sa rapière, lui arrache de la main et termine son action par une roulade pour s'éloigner de lui.

Privé de son arme, Andelain reste indécis un instant, avant de se lancer contre Mina poings en avant. Son assaut est bloqué par l'étau des bras de l'un des mercenaires de métier venu s'entraîner ce jour-là. Coups de pieds, coups de tête, rien n'y fait. Impossible de se libérer de la force qui le retient et l'empêche de respirer. Suffocant, il ne peut aspirer un peu d’air que si l'homme relâche sa pression. Une tentative supplémentaire pour relancer une attaque se solde par la même prise, puis une autre à nouveau et une autre encore.

Ses mouvements moins désordonnés font percevoir que la raison se fait jour. Lentement, la rage redevient tremblements, les tremblements de la honte et la honte de l'accablement. Ce que Mina voit, ce qu’elle perçoit et que tous ignorent, c'est qu'à son oreille, celui qui le retient prisonnier, bloqué contre lui, lui parle lentement, doucement. Il le force à l'écouter grain de bougie après grain de bougie, dans le silence impressionnant du Donjo où personne ne bouge. La presse des muscles du colosse se fait accolade, les pieds d'Andelain touchent le sol. Sa respiration quitte le mode saccadé et ralentit. Son cœur calme son emballement progressivement. Mais il reste là, les bras ballants, encore accablé par son geste et sa perte de contrôle. Sentant venu le moment, Mina ramasse le sabre à terre et lui présente, les deux mains ouvertes, tenant la lame parallèle au sol. La tête baissée se relève, un instant de délire passe dans les yeux.

— Andelain, reçois cette épée qui t'élève au statut de mercenaire formé au Donjo de Ren Takato.

En l’entendant, une bataille fait rage en lui, qui le rend incapable de séparer l'insulte de la honte et de la folie de sa réaction. Sa respiration se fait saccadée. Une crispation de tout son corps réapparaît, avant qu'enfin ses épaules ne se redressent et ses appuis se renforcent. Les bras et les doigts tremblants de se contenir, il glisse ses mains sous lame pour la porter. Il y pose le front, marquant ainsi son respect pour la tradition et sa reprise de conscience. Il redresse le torse, regarde Mina et d'une voix peu assurée :

— C'était un foutu mauvais combat, je crois que je n'ai jamais aussi mal tenu une arme depuis que je viens ici n'est-ce pas ?

Deux sourires complices s’échangent.

— Je ne sais pas, un meilleur combat que tu ne le crois, un combat contre toi-même. Pas un combat contre moi. Pour la tenue de ton épée, ça par contre c'est vrai, tu en étais d'autant plus dangereux…

Autour d'eux, un cercle s'est formé. Les élèves, un à un sont venus poser la main sur son épaule, son bras ou l'encourager d'un mot.

— Bon, ça suffit, tous les deux, vous allez vous nettoyer. Ah, Andelain cette épée, tu la gardes. Permets-moi de te l'offrir. Puisse-t-elle te rappeler que c'est la rage qui est nécessaire pour vaincre au combat et que c'est à ton cerveau de te dire quand la rage doit rester sur le champ de bataille.

Encore secoués du moment, les deux hommes, Andelain et celui qui l'a aidé à sortir de la folie de l’affrontement quittent la salle. S'adressant aux élèves qui restent à discuter de l'évènement :

— Vous autres, vous voulez que je vienne vous remuer ou vous retournez vous entraîner !

Du coin de l'œil, Mina a aperçu Ren lui indiquer qu'il fallait continuer de reprendre la situation en main.

Ce n'est que trois jours plus tard qu'Andelain reparut au Donjo. Il est venu à Mina, habillé comme à la ville. Affichant un air sérieux, d'une démarche à demi assurée, il s'est approché, portant paquet.

— Je suis venu vous présenter mes excuses Madame, fait-il cérémonieusement.

— Tu n'as pas de motif pour m’en fournir, ce serait plutôt à moi, ce que je fais ici et maintenant. Andelain, fils de Maître Bajard, honnête commerçant de Moissanges et d'ailleurs, je demande ton pardon de m'être emportée contre toi et…

— Non ! Je n'accepte pas vos excuses, je ne veux pas de vos excuses !

Interdite, je me tends, prête à réagir, quand il continue :

— Il ne peut y avoir d'excuses quand il n'y a pas eu d'insulte.

— Mais Andelain…

— Non, Madame, ce n'est pas de cela qu'il s'agit ici. Si j'acceptais de vous excuser, c'est qu'il y aurait eu insulte et je devrai vous demander réparation. Ça n'a pas été le cas ! Pas d'insulte, pas de réparation ! Vous savez, comme tous, que je n’arrivais pas à dépasser le blocage qui m'empêchait de devenir ce à quoi mon père me destinait, alors que j'en étais capable. Non, vous êtes allée chercher en moi ce qui s'y cachait, le courage.

— Tu n'as jamais manqué de courage Andelain.

— De celui-là, si ! Et vous l'avez trouvé, il était pourtant dissimulé foutrement loin. Aussi, je vous demande d'accepter ceci, comme j'ai accepté la lame que vous m'avez offerte.

Il lui tend le paquet qu’il tenait contre lui. De surprise, elle le prend.

— Mais pourquoi ?

— Parce qu'un cadeau en appelle toujours un autre.

— Mais Andelain…

— Non, Je ne peux pas le reprendre, vous m'insulteriez, se moque-t-il gentiment. Mais si vous vouliez m'inviter à dîner un soir, nous en serions peut-être quittes ?

— Et voilà que tu fais le joli cœur maintenant.

— Oh pas de crainte de ce côté-là. Comme pour tout le reste, mon père a déjà tout prévu. Alors, si vous voulez bien me laisser m'entraîner…

Il recule d’un pas en arrière, s'incline pour saluer, un sourire un brin sardonique au coin de la lèvre et il part se changer. Dans la salle, les regards se sont détournés de notre duo et les combats, amollis par l'attention que tous nous portaient, ont repris.

Le soir venu, dans sa chambre, quand elle ouvre le paquet, elle découvre une superbe robe de soie qu'elle ne peut pas s'empêcher d'essayer. Mina qui n'est pas coquette pour un denier, a découvert une jouvencelle habillée d’une toilette magnifique et à la dernière mode. Les épaules, la taille, la longueur exacte de chaque pièce du vêtement lui correspondent. Le juste nombre de pierreries, sans être trop voyantes, sont assez visibles pour montrer leur présence et rehausser ce que le tissu veut laisser voir, une épaule, une échancrure. La capeline qui l'accompagne est à l'avenant. Exactement adaptée pour pouvoir la protéger d'un léger vent de printemps qui aurait encore un peu d'hiver à dépenser.

Par les Djinns, comment font les commerçants pour vous mesurer sans vous approcher et savoir ce qui va vous charmer de la sorte ? Ils ont passé un pacte avec les dieux, ce n'est pas possible !

C'était sa première vraie robe de femme. Aujourd'hui, des années après, c'est toujours l'une de ses préférées. Ce jour est gravé dans la mémoire de beaucoup. Il l'a marqué, autant qu'Andelain avec lequel elle est restée amie au fil du temps. S'ils ne l’évoquent jamais ensemble, il leur colle à la peau plus que ne le ferait une promesse de fiançailles. Cette épreuve m'a apporté aussi une considération supplémentaire, venant de Ren, qui a demandé à ce que les élève, et ceux qui nous approchent, me donnent le titre de maître Floris. Un honneur inattendu qu'il a expliqué de la façon suivante :

— Tu as trouvé ce qui manquait à ce garçon. Mieux encore, tout en gardant son respect, tu as réussi à le débarrasser de son blocage, sans qu'il ne reste de fêlure ni de rancune. Tu as montré la maîtrise d'un maître, sans calcul et sans vanité.

Comment était-elle parvenue à guérir Andelain ? Elle ne sait toujours pas ! Il a continué à venir s'entraîner au Donjo. Ils ne se sont jamais affrontés depuis. Maintenant, il commande à la sécurité de tout ce qui touche aux affaires de sa famille. Il lui a appris quand il s'est marié et lorsqu'il est devenu père à son tour. Leurs rencontres sont empreintes du plus grand respect et ils peuvent compter sur l'autre, qu’importe la raison ou le lieu.

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