Bonjour, tu te souviens de moi ? Non ? C’est pas grave. Comment ça va, aujourd’hui ? Fatigué ? Tu as mal à la tête ? Ha, tu as du mal à marcher ? Reste assis, ça ira mieux.

J’ai apporté des photos et quelques livres. Il y a du Asimov et du Zelazny. Tu te rappelles « Toi l’immortel » ? Non ?

Regarde les photos, plutôt.

Oui, c’est toi. Tu reconnais le bébé ? C’est ta fille. Oui, tu as une fille ! Oui, c’est ta femme qui a pris la photo ! Elle a dit que c’était un de tes plus beaux souvenirs. Tu t’en, souviens ? Non, tu ne t’en rappelles pas…

Tu veux faire quoi aujourd’hui ? Tu veux que je te lise un livre ? Lequel ? Celui-là ?

« Tu es un kallikanzaros », affirma-t-elle tout à coup. Je me retournai sur le côté gauche et confiai mon sourire à l’obscurité environnante...*

Bonjour … Comment ça va ? … Tu as mal aux jambes ? … Bien. Hum … Tu veux que je continue à lire ? OK, c’est bientôt la fin du livre. Tu ne te rappelles surement pas où on s’est arrêté la dernière fois. Si ! C’est … c’est une bonne chose ! On continue !

Je remets la Terre entre les mains du kallikanzeros …

…Elle était adorable là près de la mer et j’enlaçai son corps humide, et peu à peu le jour nous baigna entièrement de sa douce quiétude.

Ce qui me paraît le bon moment pour finir une histoire.

Sic.*

Je me rappelle le jour où je t’ai donné ce livre. Tu avais 11 ou 12 ans et tu voulais lire de la science-fiction. Ça m’a fait tellement plaisir de partager ça avec toi.

Tu as tellement grandi ma fille. Tu es devenue une femme forte. Je suis fière de toi. Ne pleurs pas, tout va bien… Tout va bien.

J’ai vu ce matin en me levant cette photo de nous deux. Tu sais que tu n’aimais pas qu’on te lance en l’air quand tu étais un bébé. Ta mère et moi, haha, on est allé voir le médecin et on lui a demandé : qu’est-ce qu’il faut faire pour qu’elle arrête de pleurer ? Tu sais ce qu’il a répondu, Hahaha ! Il a dit qu’il fallait simplement arrêter de te lancer et ça ira beaucoup mieux. Il était drôle ce médecin… Aux faites, comment vont les enfants ?

Snif ! Bien, papa ! Les enfants… Ils vont bien.

Ta mère serait tellement heureuse de voir comment ils ont grandi. Ha… Elle me manque… Tu sais, tu devrais les amener la prochaine fois. J’aimerais les revoir.

Oui, je les amènerais. Je suis sûre qu'ils ont hâte de te revoir.

Euh, je crois que c’est la fin des visites. Merci pour la lecture. Allez, viens là ! Ça va aller, tout ira bien, tu verras !

Snif ! Je t’aime… papa, je… snif… je reviens vite promis !

Moi aussi, je t’aime ma fille. Embrasse pour moi toute ta petite famille. Allez bisous !

Le lendemain, l’hôpital a appelé, mon père est dans le coma. Ces yeux sont fermés et plein de tuyaux l’alimentent en oxygène, eau, nutriment et morphine. Le médecin dit qu’il y en a que pour quelques heures.

Mon père est mort une semaine plus tard… de faim.

Pendant 5 ans, ses souvenirs se sont effacés de sa mémoire. J’ai disparu pour lui, la dernière année avant sa mort. Je suis venue le voir plusieurs fois par semaine. Je voyais cet homme qui ne me reconnaissait pas et que je ne reconnaissais plus.

Mon père a disparu 8 mois avant sa mort. Mais le jour avant sa mort, j’ai revu mon père juste une dernière fois. J’ai vu cet homme qui m’a élevé, qui m’a appris à faire un roulé au chocolat, qui m’a pris dans ces bras lorsque j’ai rompu avec mon premier copain. Cet homme qui a sauté de joie lorsque je lui dis qu’il serait grand-père, qui a pris ma main pour la confier à un autre. Juste une dernière fois, j’ai vu mon papa…

* Extrait de "Toi l'immortel" de Roger Zelazny