Chapitre 1

9 minutes de lecture

Longtemps auparavant.

Pour une fois le père et le fils passaient un peu de temps ensemble. Dans la chaleur de la maison, Gvär montrait à son fils comment percer les petits os de chèvres pour ensuite les relier entre eux et en confectionner des colliers. L’enfant pourrait ensuite les troquer contre de bons légumes ou de la viande de bœuf.

Ils étaient penchés tous les deux sur la table en bois et à l’aide d’un silex taillé finement en pointe, ils s’armaient de patience pour creuser de petits trous. Le gamin était appliqué, cela donnait du baume au cœur à son père.

Soudain, on frappa fortement à la porte et quelqu’un pénétra brusquement dans la maison sans attendre qu’on lui dise d’entrer. C’était Thoron ! Il était en furie.

- Viens vite mon ami, j’ai besoin de toi !

Et il partit en courant.

Rapidement Gvär demanda à sa femme de continuer son travail d’éducation, il prit sa besace en sortant et courut après son ami.

[…]

Des années durant Thoron avait rêvé secrètement d’être père. Il avait perdu espoir, quand un beau jour les esprits l’entendirent. Sept lunes auparavant, sa femme lui apprit qu’il allait être papa. La joie des deux futurs parents était sans égale, ils s’embrassèrent passionnément puis Thoron caressa doucement le ventre de sa femme qui commençait à s’arrondir et chuchota de tendres paroles. Il dit joyeusement qu’il pensait déjà au nom qu’il donnerait à ce fils. Sa femme en riant lui donna une petite tape sur la tête en répondant que c’était elle qui choisirait le nom ; et puis d’abord ce serait une petite fille !

[…]

Le temps avait passé, le ventre était gonflé à présent, mais la grossesse se passait mal. L’angoisse serrait le cœur de Thoron, en catastrophe il avait été chercher son ami car il pressentait un malheur, et il voulait que Gvär soit à ses côtés. Il se sentait toujours plus fort quand il était là.

Le terme n’était pas arrivé pourtant sa femme était prise de violentes douleurs, elle souffrait affreusement. Deux femmes d’un certain âge étaient venues pour aider. Elles appliquaient des compresses d’eau chaude et faisaient inhaler à la parturiente des décoctions à base de plantes pour la calmer. Ces soins avaient peu d’effets. En prenant garde de ne pas se faire entendre par Thoron, l’une des vieilles dit à voix basse à sa voisine qu’elle savait comme elle que de nombreuses femmes mourraient en couche. Elle ne finit pas sa phrase. L’autre comprit ce qu’elle voulait dire et acquiesça d’un hochement de tête. Elles savaient toutes les deux que la situation était critique. En ce temps-là la mortalité infantile était importante, alors pour les femmes du village cette situation était presque habituelle.

Thoron lui, était comme un loup en cage, il tournait en rond, il ne savait pas quoi faire, il s’agitait tout en donnant des conseils confus, il transpirait abondamment. Devant cette situation, Gvär le prit par le bras et le fit sortir de sa maison pour laisser les femmes faire leur travail. Il devait leur faire confiance, elles avaient l’habitude d’accoucher des femmes.

Les cris de la femme enceinte étaient tels que Gvär décida d’éloigner plus loin son ami, l’attitude de Thoron devenait incontrôlable. Alors ils allèrent chez un ami commun et ils se mirent à boire du vin. Beaucoup de vin.

C’est au milieu de la nuit qu’une des deux femmes vint les rejoindre. Elle était l’apporteuse de nouvelles. Comme un funeste corbeau, elle s’était vêtue de noir. Elle fit taire les trois hommes et déclama ce qu’elle avait à dire. Thoron était père, l’enfant était une petite fille, belle comme le jour. La maman n’avait pas survécu. Elle avait saigné abondamment, puis perdu connaissance, la vieille dit qu’elles avaient fait tout ce qu’elles pouvaient, mais que… Gvär d’un signe autoritaire la fit taire ! Les hommes ne voulaient pas en savoir plus.

Thoron était prostré, assis, tête basse, il se tenait le visage à deux mains, il sanglotait. La vieille femme s’éclipsa discrètement. Gvär se leva et posa une main bienveillante sur la nuque de son ami.

Le silence régnait à présent. Le feu crépitait dans le foyer, c’était le seul bruit, familier, réconfortant. Le temps s’étira en longueur toute la nuit. Une nuit de cauchemar.

Dans les jours qui suivirent, Thoron voulut mettre fin à ses jours. L’amour de sa vie avait disparu. Il fallut que Gvär déploie des trésors d’affection et de psychologie pour soutenir son ami. Surtout il le surveillait en permanence pour éviter tout passage à l’acte. Le fermier avait demandé à Thoron de venir chez lui pendant quelque temps, il ne lui avait pas laissé le choix.

Et puis il y avait cette petite fille. Le dernier cadeau que lui avait laissé sa femme avant de partir.

La peine de Thoron était telle qu’il avait du mal à se réjouir d’être père. Tristesse infinie et joie immense, deux sentiments entremêlés et opposés, cela le rendait malade. Il n’arrivait plus à dormir.

Il essaya bien de s’occuper de ce bébé ; mais comment donner de l’amour quand on est soi-même dévasté ? Pendant des lunes, il se força d’être un bon papa. Une jeune mère du village avait proposé de donner son propre lait maternel à Thoron, ce qu’il accepta. Il tentait de tout faire pour que ce petit être, la chair de sa chair, puisse recevoir les soins nécessaires, malgré ses efforts un sentiment déprimant l’envahissait en permanence. Il dut se rendre à l’évidence, il n’avait pas la force en ce moment d’élever ce bébé tout seul tout en surmontant l’épreuve du deuil. Alors il prit une grande décision. Il confierait le bébé à l’allaitante et il partirait loin, très loin. Il en avait déjà envie avant le drame qui l’étreignait. A présent, il avait mûrement réfléchi, seul un voyage lointain vers l’inconnu occuperait suffisamment son esprit, non pas pour oublier sa défunte épouse, mais pour atténuer ses tourments.

Mais il ne voulait pas partir seul.

[…]

- Tu ne peux pas me demander cela mon frère !

Gvär commençait à s’énerver, comment son meilleur ami pouvait-il lui demander de quitter femme et enfants !

- Je ne veux pas d’un voyage en solitaire, dit Thoron, j’ai besoin de tes conseils, tu es un sage, moi je suis un chien fou. Je ne survivrai pas sans ton aide. Et puis à propos de chien, il faut que Chinook vienne avec nous aussi, il nous protégera.

Thoron déployait des trésors d’arguments pour convaincre son ami. Il continua :

- Tu dramatises toujours les situations Gvär ; je ne te demande pas de quitter Marta et les petits. Tu seras absent quelque temps, mais tu les reverras bientôt, les retrouvailles n’en seront que plus chaleureuses. D’ailleurs j’ai parlé de mon projet à ta femme, elle m’a dit que si tu décidais de partir avec moi elle ne pourrait te retenir. Tu vois, elle ne s’y est pas opposée…

À ces mots, Gvär écarquilla les yeux et devint rouge de colère, il se jeta sur son ami en hurlant :

- Comment as-tu osé parler à ma femme pour lui dire que j’allais partir, tu n’avais pas à faire ça !

Gvär commençait à serrer le cou de son ami à deux mains. Thoron se laissait faire. Après tout il avait perdu l’amour de sa vie, alors s’il mourrait étranglé par son meilleur ami… Au moins cela soulagerait ses tourments, définitivement.

Le jeune fermier reprit ses esprits et lâcha prise. Thoron toussa plusieurs fois, puis se leva chancelant, tourna le dos et s’en alla.

Heureusement, les deux hommes avaient eu cet échange en l’absence de Marta et des enfants.

Quand elle rentra, elle vit son mari abattu. Alors elle alla coucher les petits et revint près de Gvär pour lui parler.

Elle expliqua que Thoron était au plus mal et qu’elle craignait pour sa vie. Qu’il lui avait longuement parlé de tout et de rien, et que pendant cette conversation elle avait ressenti une peine immense qui se dégageait de lui. Il était dévasté. Ce projet de voyage lointain était peut-être la seule solution pour l’aider à supporter le poids des jours qu’il lui restait à vivre dans ce monde. Et il avait besoin de son meilleur ami pour survivre à ce périple. Alors, pourquoi ne pas en profiter pour découvrir des horizons inconnus et qui sait, rapporter, si ce n’est des trésors et des parures magnifiques, de merveilleux récits de contrées lointaines.

Marta ne pouvait pas abandonner ses enfants, et les emmener dans un grand voyage était trop risqué et dangereux. Elle aussi aurait bien aimé découvrir la grande mer bleue dont parlent les légendes rapportées par les marchands et voyageurs de passage, mais ce n’était pas possible. Alors elle demanda à son mari de le faire pour elle.

Gvär la regarda, d’abord incrédule, puis dans ses yeux il vit que c’était possible. Elle savait trouver les mots justes. Il n’avait jamais osé s’avouer à lui-même qu’il avait réellement envie de vivre cette aventure. Et sans l’assentiment de sa femme, jamais il n’aurait pris cette décision. A présent, c’était elle qui le lui demandait. Pour sauver leur ami commun, Thoron.

Puis Marta lui dit qu’elle avait une autre chose importante à lui dire. Gvär, surpris, voulut en savoir plus tout de suite. Sa femme lui fit promettre que ce qu’elle allait lui révéler à présent devait rester secret. Si jamais un membre de la communauté l’apprenait, cela pourrait mettre leur famille en danger. Gvär était de plus en plus intrigué.

Marta se leva et se dirigea dans un coin de la maison. Le sol était en terre battue, par endroit des planches étaient disposées à plat. Elle se pencha et fit coulisser un petit morceau de bois. Gvär la regardait à l’autre bout de la pièce, il se demandait ce que sa femme faisait. De la petite excavation sous la planche, Marta sorti un objet emmailloté. Elle revint s’asseoir auprès de son mari dans la pénombre du foyer.

L’objet était de forme oblongue, un peu plus grand qu’une main. Marta défit la peau qui l’entourait. La curiosité de Gvär était grande, il était penché sur la découverte quand il vit se dévoiler une statuette d’une grande beauté. Elle représentait une femme callipyge à la longue chevelure descendant en vagues sur les épaules et les seins. Ses yeux étaient fermés et les bras ouverts. Une impression de grande sagesse se dégageait de son attitude. L’artiste qui avait réalisé cette beauté avait voulu donner un aspect majestueux à son œuvre. Toutefois, le plus impressionnant était la matière dans laquelle elle était sculptée : une roche vitreuse d'un noir brillant avec des reflets vert foncé qui dansaient dans la lumière du foyer. La beauté de cet objet était sans pareille.

Marta poursuivit son récit. Quand son mari était parti dans les montagnes du Grand Nord avec ses compagnons pour venger le hameau supplicié de Bergsen, un marchand différent des autres était venu dans le village. Celui-ci venait de loin, de très loin au Sud. Il ne parlait pas le Vascon, la langue commune de la région, alors la communication était difficile, mais en matière de troc et de négociation, on parle beaucoup avec les mains. Des femmes du village étaient intéressées par les étoffes chamarrées qu’il transportait. C’est la jolie statuette qui attira l’attention de la femme de Gvär. Elle n’était pas à vendre, le marchand disait qu’elle était son porte-bonheur protecteur, du moins c’est ce que Marta avait compris. Il fermait les yeux et joignait ses mains en croix sur sa poitrine quand il évoquait la figurine, cela intriguait beaucoup Marta. Le marchand ne voulait pas la vendre contre une chèvre, alors Marta lui en céda deux. C’était un prix élevé pour une telle chose. Marta pressentait qu’elle avait une grande valeur. La transaction eut lieu. Marta s’empara de l’idole et la tint contre elle comme si c’était son propre enfant. Elle ne put avoir que deux informations à son sujet, la matière somptueuse dans laquelle elle était sculptée s’appelait obsidia, et le marchand répéta à plusieurs reprises « Medeastra, medeastra » en la désignant. Marta ne sut pas ce que cela signifiait dans sa langue.

Alors elle demanda à Gvär de trouver, loin au Sud, d’où venait cette statue, elle voulait en savoir plus. Son cœur était bouleversé par la représentation de cette femme au physique hiératique ; elle ne savait pas ce qui la troublait.

Gvär prit un temps de réflexion tout en observant la statuette puis dit « Deux chèvres pour cela !? », il regarda sa femme droit dans les yeux et continua « ça les vaut largement », et il l’embrassa sur le front.

Chinook était couché près du foyer familial. Il était à présent parfaitement apprivoisé, même si au tréfonds de son âme de canidé, le loup sauvage était toujours tapi. L’animal avait assisté à la scène. Gvär et lui se regardèrent. Le chien-loup sut que l’aventure l’attendait.

-- à suivre --

La nouvelle "La voie de Medeastra" comporte 4 autres chapitres.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 3 versions.

Vous aimez lire ODanglace ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0