[Partie I - La Providence ] Chapitre 2 : La vie au-delà des murailles
Chapitre 2 : la Vie au-delà des murailles
Le potentiel d’endurance mentale et physique de Sulina, mais aussi sa logique stratégique, avaient été démontrés par les biopsychologues lors de la phase de pré-orientation qui avait eu lieu au sein de la pouponnière. Les tests la destinaient ainsi à un avenir dans le domaine militaire de haut niveau. L’entrainement auquel elle avait été soumise dès son plus jeune âge ne lui laissait ainsi que peu de choix quant à son devenir. Et pourtant…si la biologie peut répondre à certaines questions et la psychologie poser les bases de la compréhension de nos comportements, d’autres facteurs non contrôlables comme les rencontres, les émotions, les aléas de la vie, sont toutefois susceptibles de remettre en question une éducation entière, aussi formatée soit elle.
Très tôt, Sulina avait témoigné une curiosité à l’égard de tout ce qui l’entourait. Plus elle avait le sentiment que certains faits lui échappaient, plus elle essayait de les comprendre, portée par le conviction que les choses lui étaient cachées. Molène, sa « nutrix » ou mère de substitution chargée de surveiller l’évolution d’un groupe d’enfants, l’avait prise d’affection et, inconsciemment, s’était investie davantage dans la réussite de l’éducation de Sulina.
Molène Chutga était une femme constante, d’humeur égale, très investie dans son travail qu’elle avait embrassé avec passion et dévouement. Elle était une source de réconfort et d’équilibre pour Sulina qui ne pouvait s’appuyer que sur cette seule adulte au sein de l’orphelinat. La confiance réciproque qui unissait ces deux êtres était sans faille et indéfectible. C’était Molène qui lui avait appris les fondements intellectuels nécessaires à son développement. C’était Molène qui la réconfortait le soir lorsqu’elle pleurait seule dans sa chambre au cours d’épisodes de terreurs nocturnes. C’était Molène qui lui avait inculqué les principes d’équité, de respect de l’autre et de partage. C’était enfin Molène qui avait été présente « cette nuit-là ». Sulina avait conscience de tout ce qu’elle devait à cette femme altruiste, symbole de la figure maternelle retrouvée.
Sa nutrix avait été présente à chaque étape de la vie de Sulina. Alors qu’elle n’était qu’une enfant, cette dernière se plaisait à raconter à Molène chaque moment vécu dans la journée, attisant la jalousie des autres enfants de la cohorte dont les liens avec leur nutrix n'atteignaient pas toujours cette profondeur.
Lony Macshab n’était pas de ces enfants dévorés par la jalousie. Son comportement fusionnel à l’égard de Sulina et les relations privilégiées qu’il entretenait avec elle ne pouvaient être remises en question par le lien qui unissait sa sœur de cœur à leur nutrix commune. Molène appréciait Lony parce qu’il était doux et sympathique, et parce qu’elle avait bon fond, mais leur lien se limitait à cette entente mutuelle. Il était un enfant plutôt timide chez lequel on avait décelé un potentiel de soldat, notamment en raison de son attirance quasi-irrationnelle envers la discipline.
Les conclusions des phases de pré-orientation exposées dans les comptes-rendus appelés « papyrus » n’étaient, bien entendu, pas portés à la connaissance des enfants, et ce afin de ne pas perturber leur évolution, ni entretenir toute rivalité ou jalousie entre eux.
Frêle et relativement renfermé, Lony ne présentait pas, au premier coup d’œil, les attributs du soldat vaillant et physiquement apte à terrasser les troupes ennemies, au point que Mme De Boréal se posait parfois des questions sur les conclusions de son papyrus. En outre, son arrivée tardive au sein de la Providence, après quelques années passées dans une autre structure, inadaptée à la psychologie de cet enfant pour des raisons quelque peu obscures et gardées secrètes, amenait la directrice gouvernante à suivre l’évolution de Lony avec attention et circonspection.
L’enfant suivait néanmoins impassiblement et avec succès les entrainements préconisés grâce, en partie, à son agilité extrême, à son perfectionnisme quasi maladif, mais surtout à sa docilité. Il avait trouvé, au sein de la Providence à s’épanouir en tant qu’enfant, adolescent puis jeune adulte.
Il formait avec Sulina un duo relativement antinomique qui fonctionnait véritablement. Elle lui apprenait à s’affirmer tandis qu’il modérait les pulsions de son aînée, imposant ainsi un équilibre comportemental chez les deux amis.
– Comment tu t’appelles ? Moi c’est Sulina mais tout le monde m’appelle Su.
Sulina n’avait alors que 7 ans lorsqu’elle est allée à la rencontre de Lony, appuyé seul contre une colonne de la cour, son sac posé à terre tenu entre ses jambes.
– Moi c’est Lony…et tout le monde m’appelle Lony.
– Pourquoi tu restes tout seul ?
Ces premiers mots formèrent le préambule d’une relation atypique et d’une puissance démesurée qu’aucun des deux n’avait ni la capacité ni la prétention de mesurer.
Lorsqu’il arriva dans l’orphelinat, Sulina le prit rapidement sous sa protection. Bien que n’étant que de quelques mois son aînée, elle se comportait avec lui comme une grande sœur protectrice et parfois possessive. Leur attitude vis-à-vis des autres enfants demeurait néanmoins correcte et ils ne souffraient pas d’une quelconque relation d’amitié exclusive. Il leur arrivait parfois de se chamailler avant de se retrouver autour du goûter, ce qui conduisait parfois à certaines scènes cocasses dont se délectaient les nutrix. Les jeux collectifs étaient imposés et faisaient partie du processus éducatif sans toutefois que la rivalité entre les groupes soit attisée. Les coaches sportifs et éducatifs veillaient à ce que la compétition soit lancée afin d’asseoir l’esprit d’équipe tout en nuançant les enjeux dans le but de limiter les comportements violents.
Sulina s’emportait facilement dans le cadre de ces jeux, suscitant parfois une certaine rancœur chez ses camarades qui ne souhaitaient pas la suivre. Il y eut cet épisode au cours duquel le jeu des 9 témoins avait tourné à la guerre fratricide entre les groupes. Sulina, alors âgée de neuf ans, avait mené une coalition contre des membres de son propre groupe avec lesquels elle ne partageait pas la même conception de la stratégie adoptée. À dix ans, elle semblait déjà savoir ce qu’elle voulait et parvenait, dans la mesure du possible, souvent à ses fins. Lony était plus mesuré dans ces choix et ses décisions. Il était par conséquent plus apprécié et avançait certes plus lentement, mais construisant un parcours qu’il souhaitait solide. Son comportement de suiveur n’avait jamais perturbé l’estime qu’il avait de lui-même car il trouvait en lui l’équilibre d’un être confiant et serein.
Chaque enfant partageait une chambre avec l’un de ses camarades du même sexe pour une durée d’un an avant de changer de partenaire l’année suivante. L’objectif de cette méthode qui avait porté ses fruits avait été imposée par Mme De Boréal afin d’éviter un attachement trop solide entre les enfants mais aussi de cultiver leurs capacités d’adaptation aux autres.
Il arrivait parfois que Sulina échappe à la surveillance nocturne des « sentinelles », surnom donné aux agents de surveillance de nuit, afin de rejoindre ses camarades et notamment Lony avec lequel elle discutait des heures de ce qu’était la vie au-delà des murailles de l’ilot des Sakarines.
- Un jour nous traverserons cette muraille, Lony. Nous découvrirons les secrets de ce monde qui nous entoure.
Ces mots prononcés par Sulina alors qu’elle n’avait que douze ans étaient les prémices d’une vie qu’elle ne pouvait imaginer. Une vie riche et tragique. Une vie bouleversante et atypique. Une vie douloureuse et stimulante. La vie d’une femme qui embrassera son destin avec passion et conviction. Cette vie qui la tuera.
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