Chapitre 6 : Une bataille, c'est le bourbier

Après cette brève entrevue, Sulina alla retrouver ses camarades en se rendant à son cours d’arts martiaux animé par Alekseï Chpalek, un homme grand et robuste aux cheveux mi-longs doté non seulement d’une force physique indéniable mais également d’un mental d’apparence inébranlable. Après s’être rapidement changée dans les vestiaires afin de revêtir sa tenue d’entrainement, une combinaison kimono de couleur bleu nuit munie d’un harnais souple noir, la jeune fille entra dans la salle d’apprentissage. Elle se précipita vers Lony, son comparse de toujours, qui s’entrainait seul auprès de la « machine à réflexes », une machine à la forme androïde dont les bras articulés nombreux aux mouvements aléatoires devaient être contrés en un temps record.

En approchant de son camarade, Sulina, surexcitée, déconnecta puis poussa d’un coup franc la machine afin de prendre sa place, sans toutefois demander l’avis de Lony qui semblait à la fois concentré mais aussi satisfait des efforts qu’il venait d’effectuer.

– Allez, hop, merci le cyborg, on n’a plus besoin de toi ! Me revoilà.

– Su ? Déjà ! Je ne t’avais même pas vu arriver, lui lança, étonné, le jeune homme.

– Oui j’ai vu ça. J’espère au moins que tu étais en train de battre ton record !

– Mouai, bof. Alors ? Comment ça s’est passé ? Tu vas faire un tour en Omega ?

– Même pas, lui répondit fièrement Sulina. Figure-toi que De Boréal a été CHAR-MAN-TE ! Si, si, je te jure. C’est tout juste si elle ne m’a pas offert le thé !!

Lony, subjugué, ne parvenait pas à visualiser la scène que lui décrivait sa sœur de cœur :

– Non !! Comment est-ce possible ? Avec ce que tu as balancé à Kaïus !

– En fait, elle met ça sur le dos de mon âge. Par contre, j’ai droit à une double dose de Chown pour le coup. Et puis la prochaine fois je n’échapperai pas à Omega. Et avec la Kaï - Sulina n’appelait son maestro que par ce surnom qu’elle trouvait ridicule - comment ça s’est terminé ?

– Plutôt bien. Il n’a fait aucun commentaire après ton départ. Par contre, il nous a expliqué la manière dont l’atterrissage du Novellus s’est déroulé dans la plaine de Larc. C’était super intéressant.

– Ah ouai ? La jeune fille se montra faussement blasée comme pour faire croire à un désintérêt de sa part alors qu’il n’en était rien et que des milliers de questions lui venaient alors à l’esprit.

– La prochaine fois, Kaïus nous expliquera les premières heures de nos ancêtres sur la planète Giorgia. Tu imagines, débarquer sur une planète inconnue…

La discussion entre nos deux complices fut interrompue par la voix grave et autoritaire de Alekseï Chpalek :

– Alors les deux amoureux, c’est comme ça que vous vous entrainez ?

Sulina lança à son maestro un regard sombre et haineux alors que les mots de ce dernier avaient provoqué l’hilarité des autres jeunes gens présents dans la salle. Lony ne semblait pas atteint, à peine son visage commençait à rosir et son regard à fuir ceux de ses congénères.

Loin d’être intimidé par son interlocutrice, l’enseignant en rajouta alors une louche :

– Ca m’étonnerait que sur le terrain, face à un ennemi, vous soyez dans la perspective de discuter chiffon en essayant d’esquiver les coups. Remettez-vous au travail.

La jeune fille, dans sa fougue habituelle, ne put s’empêcher de laisser s’échapper ces quelques mots de sa bouche :

– Comment voulez-vous que je me batte avec Lony comme je me battrais contre mon ennemi juré. Et puis je ne pense pas que sur le terrain nous serons tous alignés les uns à côté des autres à échanger des coups avec un partenaire unique bien identifié, comme une multitude de petits couples gentiment combatifs. Une bataille, c’est le bourbier…

Sur le même ton moqueur, Alekseï, sans toutefois pouvoir imaginer le caractère quasi prémonitoire de ces mots, rétorqua alors à la jeune fille :

– Que connais-tu des champs de bataille ? Tes amis d’aujourd’hui seront peut-être tes ennemis de demain, ne l’oublie pas. Quant à la pratique, tu seras bien contente d’avoir appris les rudiments de l’esquive lorsque tu te retrouveras face à un, deux, trois, dix gaillards en face de toi. Et puis je ne t’ai pas forcée à t’entrainer avec Lony. Trouve-toi un autre partenaire. D’ailleurs, Sulina a raison, changez tous de partenaire. Je ne veux pas de copinage.

Et lorsque vous aurez maitrisé les bases de la méthode Timaï, nous pourrons simuler « le bourbier ». Tiens, Sulina, mets-toi avec Anna, Lony avec Lioth, Sin avec Kohl, Kina avec Yanis…

Chaque adolescent changea alors de place avec plus ou moins d’entrain afin de se positionner en face de son adversaire désigné. Loin d’être idiot ou ingénu, Alekseï avait volontairement mélangé les couples de sorte que les antinomies puissent s’affronter. Le pari était certes risqué mais avait le mérite de la cohérence. Pour autant, il ne s’agissait que d’un entrainement et non d’une compétition.

Sulina fixait le regard vert-bleuté de sa chalangeuse du moment de manière quasi animale, ne laissant échapper aucun état d’âme ni émotion. Nul ne pouvait ignorer que ces deux-là se détestaient, depuis les premiers jours à la Providence. Anna était plus réservée, mais beaucoup plus mature et souvent plus fine que Sulina, le comportement de cette dernière étant trop souvent dicté par la passion que par la raison. A contrario, Anna maîtrisait parfaitement l’art de la manipulation en étant capable de feindre tout et n’importe quoi, des émotions, des attitudes, des connaissances, des liens d’amitié, d’inimitié. Sulina demeurait son plus gros échec puisque, déroutée par son comportement, elle n’avait jamais réussi à la dompter. De son côté, Sulina avait perçu rapidement la capacité de son adversaire à s’attirer la reconnaissance et la fascination de son entourage et ne pouvait s’empêcher d’y voir une certaine forme de perversion qui l’avait menée à cette forte popularité. La beauté indéniable d’Anna, rousse aux yeux clairs, n’avait, il faut être honnête, pas aidé à réconcilier ces deux rivales.

Après s’être équipées du matériel nécessaire : barres à crochet d’une trentaine de centimètres, appelées tikets, et bouclier en mousse renforcée, les deux jeunes femmes prirent position en se faisant face en attendant le coup d’envoi de leur maestro, après s’être saluées d’un geste de la main posée sur l’épaule, comme l’exige la tradition. Dès le retentissement du bruit du sifflet, le combat démarra de manière fulgurante. La méthode Timaï consistait à parer les coups de coudes de son adversaire tout en essayant d’agripper, à l’aide du tiket, le harnais placé au niveau de son ventre afin de le déstabiliser. Un dernier croche-pied permettait enfin de mettre à terre son concurrent, signal de la fin du combat.

La véritable bataille à laquelle se livraient les deux jeunes femmes avait attiré l’attention de Alekseï Chpalek qui considérait Anna et Sulina comme étant les meilleures stratèges de leur génération dans l’art du combat. Aucune d’elle n’envisageait de céder la victoire à l’autre, par fierté d’abord, par aversion pour l’échec également et par simple éducation ensuite. Alors que la plupart de leurs camarades avaient terminé leur combat, les deux jeunes filles continuaient à lutter de toute leur force, attirant ainsi la curiosité de leurs congénères qui commençaient à s’agglutiner autour d’elles.

Sulina arrivait aisément à esquiver les coups de son adversaire mais ne parvenait pas à approcher son tiket de la taille d’Anna qui se montrait beaucoup plus féroce et déterminée. Après plusieurs minutes de combat difficile, les deux ennemies, pleines de sueur, ne lâchaient toujours rien même si la fatigue commençait à influencer le rythme des coups et esquives. Nul ne pouvait imaginer l’issue de cette bataille, lorsqu’en une fraction de seconde d’inattention de la part de Sulina, Anna parvint à agripper le harnais de cette dernière avant de la mettre à terre d’un coup sec du tibia.

La victoire était désormais scellée. Anna lâcha alors ses armes brusquement pour lever les bras au ciel en signe de jubilation tout en poussant un cri de profond soulagement. Très rapidement son attention fut attirée par son adversaire toujours à terre, sonnée par sa défaite, à laquelle elle tendit, de manière très spontanée, sa main afin de l’aider à se relever.

Sulina, haineuse et, il faut l’avouer, mauvaise perdante, feint de ne pas voir cette main amicale et préféra se lever seule, avec rage et fierté. Cette attitude eut pour réponse un rire étouffé et moqueur d’Anna qui ne comprenait pas le comportement immature de sa rivale qu’elle abandonna avec mépris.