[Partie I - La Providence] Chapitre 11 : Les Yachmahites
Chapitre 11 : Les Yachmahites
En arpentant les couloirs pour se rendre dans le réfectoire, Sulina repensait à ce que lui avait dit le médecin, à cette vie rêvée peut-être idéalisée qui entourait l’îlot. Son impatience, telle que l’avait définie son interlocuteur, pouvait-elle, devait-elle s’atténuer ? La jeune fille n’avait toujours pas trouvé les réponses à ses questions nombreuses, ces questions qui se multipliaient de manière quasi infinie et finissaient par polluer son esprit. Sulina avait conscience que son empressement à vivre Sa vie, à passer le pas des grilles monumentales de la Providence et à arpenter le monde était un frein à son bienêtre. La boule incandescente qu’elle décrivait quelques minutes auparavant était encrée en elle, littéralement, au fond de ses entrailles, et ne cessait de lui hurler le poids lourd de l’ennui et de l’absence de liberté. Ne supportant plus de sentir son être se consumer, la jeune femme prenait conscience qu’une solution devait être trouvée, qu’une alternative à sa condition devait se dégager. Cette idée lui permettait de tenir car derrière cette rage et cette ardeur se cachait véritablement une détresse profonde, enfouie et dévastatrice.
Sulina arriva à l’entrée du réfectoire où s’était amassée une horde de jeunes gens affamés. Les repas donnaient lieu, de manière systématique, à un spectacle des plus étonnants de la part de nombreux résidents. Ces derniers, telles des bêtes mal nourries voire totalement privées de nourriture, se ruaient, une fois les portes ouvertes, vers les stands d’approvisionnement afin de remplir leurs plateaux, métaphores de leurs estomacs. Les graines sèches ou germées et légumineuses, d’origine et de qualités nutritionnelles diverses, constituaient l’alimentation de base des adolescents. Cuisinées, agrémentées et relativement gouteuses, ces dernières présentaient l’avantage d’apporter les protéines, hydrates de carbone, isoflavones et autres nutriments indispensables au développement de ces jeunes gens tout en limitant l’apport de gras saturés et de sucres dont tout excès était nuisible pour l’organisme. Ces aliments avaient également l’avantage considérable d’être économiques et de limiter l’élevage d’animaux qui, pour des raisons écologiques, culturelles et historiques, avait été rendu extrêmement difficile.
Ainsi, les peuples du Royaume, appelés les Yachmahites malgré une diversité importante en leur sein, étaient principalement de culture agricole et certaines familles de notables avaient construit leur richesse sur cette activité. Des îlots entiers de l’archipel étaient consacrés à la culture intensive de ces graines et légumineuses qui employait un nombre très important de Yachmahites
L’agriculture n’était pas la seule ressource économique du Royaume qui avait su profiter de la richesse de ses sols pour développer l’exploitation des métaux via un réseau dantesque de chantiers d’extraction et d’usines de transformation. Ces métaux étaient en effet utilisés pour fabriquer armes et engins de transport, aériens et nautiques principalement. L’économie relativement florissante du Royaume lui avait permis d’investir dans la recherche médicale d’abord et, dans une moindre mesure, militaire ensuite en raison du dégel apparent des relations avec les nations voisines depuis maintenant plusieurs dizaines d’années. Il en résultait un déséquilibre surprenant entre les avancées médicales notables d’une part et la relative précarité des installations et équipements militaires d’autre part. L’arsenal du Royaume fut pendant fort longtemps composé principalement d’armes blanches et missiles. Les combats au corps à corps étaient donc devenus légion en cas de batailles contre d’autres peuples voire même entre Yachmahites lors de rares guerres ethniques ou de tentatives de renversement du pouvoir en place. Les choix politiques d’investissement économique dans certains domaines prioritaires trouvaient leurs racines dans l’histoire du Royaume qui, pour des raisons idéologiques, avaient défendu les notions de pacifisme et d’unité. Peuples soudés ayant longtemps partagé l’idéal de la communauté dont les membres regardaient dans la même direction dans un esprit de non-concurrence et de solidarité, les Yachmahites étaient, depuis quelques temps, soumis à la dure loi de l’inégalité sociale qui ne cessait de se développer. Confronté à une tentative de putsch militaire d’une rare violence quelques décennies auparavant, le peuple, accompagné de quelques élites, s’était soulevé dans le sang pour défendre le Royaume certes mais également les valeurs nobles qui avaient forgé leur culture. Fiers et laborieux, les habitants du Royaume étaient élevés, dès le plus jeune âge, dans l’amour incommensurable de la patrie, dans le sens étymologique du terme, pays des pères, des ancêtres. C’est donc sur cette idée de sacrifice personnel pour le Royaume, idée ancrée dans le cœur de chaque individu, homme, femme et enfants, que ce dernier bâtit sa force. Nul besoin d’armes de pointe pour se défendre, la seule communion d’une horde de Yachmahites prêts à tuer à mains nues avait suffi à garantir la protection du Royaume. L’équipement en armes blanches des populations en cas d’attaques éventuelles était satisfaisant et les missiles boucliers efficaces contre les attaques lourdes extérieures.
Le temps passait, hélas, et toutes ces valeurs commençaient insidieusement à se déliter sous l’influence du développement de valeurs individualistes, de l’écart grandissant entre les nantis détenteurs du pouvoir et la population, mais aussi de comportements contestables de la cour soupçonnée de corruption. Cette dernière, pressentant la décomposition du lien d’unité, avait accru les condamnations et emprisonnements d’opposants identifiés au Royaume et réprimandait lourdement les comportements jugés individualistes. Parallèlement à ces craintes de perte d’influence, les autorités étaient soumises à un risque croissant d’attaques frontales de peuples contre lesquels le Yachmahaï était en conflit, des nations ayant, pour certaines, investi dans les armes lourdes. Face à ce danger sérieux, une tendance à une évolution de la politique de protection du Royaume se faisait sentir, à commencer par une baisse d’investissement dans la recherche médicale au profit de l’équipement militaire à destruction par laser. Cette réorientation nécessitait des compétences de pointe dans différents domaines scientifiques ayant conduit au développement, depuis plusieurs années, de centres de formation spécifiques.
Ces tensions sociales grandissantes avaient vu l’avènement d’un phénomène particulier au sein du Royaume : la disparition inexpliquée de sujets. Comme évaporés, ils quittaient leur vie ordinaire pour ne plus jamais revenir, laissant derrière eux quelques mots à leurs proches expliquant leur décision. Les difficultés financières, la perte grandissante de sens poussaient ces personnes à s’extraire de leur quotidien peut-être pour se donner la mort ou pour se reconstruire une vie nouvelle loin des contraintes pesantes. Certains opposants au Royaume soupçonnaient des arrestations illégitimes mais les profils hétéroclites de ces disparus ne permettaient pas de valider cette hypothèse. Les lois du Royaume, dans un esprit de défense des libertés individuelles, limitaient le lancement d’enquêtes en l’absence de crimes. Chacun pouvait ainsi prendre l’initiative d’un nouveau départ. Ce phénomène touchait petit à petit l’ensemble des nations, dans un mouvement sociétal commun de reprise en main de sa propre existence. Les nations avaient tendance à fermer les yeux, considérant de manière assez cynique que ce phénomène participait à la régularisation de la population.
Retrouvant son ami Lony dans la foule, Sulina s’empressa de lui raconter ses échanges avec le Docteur Chown alors que les portes du réfectoire s’ouvrirent. Les enfants et adolescents étaient répartis par âge et des files d’attentes spécifiques étaient ainsi dédiées. C’est au sein de l’une de ces queues que les deux jeunes gens, rejoints par leur ami Connor, discutaient en patientant :
– Tu as raté une bagarre entre Yago et Léon !
– Ah oui ? Que s’est-il passé ?
– Je ne sais pas trop. Ils se sont tapés dessus à cause d’une histoire de clef et de secret susceptible d’être dévoilé mais je n’en sais pas plus. C’est Juline qui m’en a parlé.
Sulina haussa les épaules comme pour montrer son mépris vis-à-vis des dires de l’enfant, avant d’ajouter :
– Cette gamine ne sait plus quoi inventer pour se rendre intéressante. Ça lui retombera dessus un jour ou l’autre. Enfin bref, ils ont été emmenés ?
– Oui, sans ménagement. Ils doivent être en Omega.
Connor écoutait les deux jeunes gens avec attention sans toutefois intervenir. Il s’entendait bien avec Sulina et Lony qu’il trouvait amusants et avec lesquels il passait des bons moments. Par sa discrétion et son humeur égale, il avait réussi à intégrer, toute proportion gardée, le cercle formé par les deux amis. Connor souhaitait être davantage intégré et ne ménageait pas ses efforts pour être accepté comme un ami à part entière.
Les trois comparses arrivèrent à hauteur des stands et s’emparèrent chacun à leur tour d’un plateau intelligemment agencé et présenté avec goût.
– Allez les gars, prenez des forces pour tout à l’heure, nous en aurons bien besoin. Sulina tentait de motiver ses camarades avec qui elle devait s’entrainer après le dîner et ajouta :
– Je compte sur vous pour rester concentrés car nous avons beaucoup de travail.
Sur ces mots les trois comparses engloutirent leur repas avant de se rendre dans l’une des salles d’entrainement rejoindre leurs partenaires.
Annotations