Chapitre 1 : Arrachez-moi le coeur

Au crépuscule survit la quiétude. La bruine voilait à peine le réveil des espèces nocturnes qui commençaient à s’agiter dans la jungle épaisse. Alors que le calme envahissait l’environnement, le son tonitruant des alarmes de la prison du Wenbruch perça l’atmosphère. Des vaisseaux de la Couronne perforèrent le ciel vespéral, dans un vacarme sourd et vicieux, à la poursuite de l’un des leurs. Alors qu’ils s’approchaient de ce dernier, le capitaine de la flotte donna comme instruction lapidaire de détruire le bâtiment ennemi sans ménagement par application du protocole DWIC (Dead wathever it costs). La réaction ne se fit pas attendre et les tirs des lasers fusèrent sur le bâtiment poursuivi qui tentait, dans un soubresaut de survie, de s’en dégager, en vain. Une fumée épaisse se libéra alors que les alarmes au sein du cockpit se mirent à hurler et les lumières rouge vif d’alerte à s’animer.

Le pilote perdait inexorablement le contrôle de son vaisseau qui se dirigeait dangereusement vers la forêt immaculée. A la lisière de la canopée, l’homme, pris de panique et désespéré, activa le siège éjectable. Le parachute couleur bleu nuit se propulsa dans les cimes des arbres et plantes tropicales d’une violence inouïe alors que le bâtiment s’écrasa de tout son poids dans la flore luxuriante, avant d’exploser littéralement dans un bruit destructeur et funeste.

Le parachute du pilote, violemment projeté dans les branches, rebondit inexorablement vers le sol dans un effet élastique avant que les sangles ne cèdent sous le poids du choc. Ecrasé au sol, l’homme perdit connaissance quelques secondes avant de se réveiller dans le calme retrouvé de la jungle. Les sons des cris nocturnes des espèces présentes sur les lieux avaient repris possession des lieux et remplacé les bruits assourdissants des moteurs des vaisseaux. Cette sérénité relative alors que la nuit était définitivement tombée dans l’antre de la forêt épaisse apportait à la scène une forme quasi mystique, entre résurrection et calme avant le chaos.

Le visage tuméfié et blessé à la jambe gauche, il s’extirpa des racines dans lesquelles il avait atterri et finit par se relever difficilement tout en essayant de recouvrer ses esprits. Il était miraculeusement en vie mais savait que sa survie n’était que trop fragile, le temps que la patrouille fasse les vérifications de sa mort certaine. Dans un élan d’énergie du désespoir, l’individu parvint à se mettre sur ses genoux, sachant l’inéluctable retour imminent de ses ennemis. Désormais sur ses deux pieds, il tentait de s’extraire de cette flore épaisse dans la nuit noire de laquelle jaillissait le brasier de l’engin écrasé qui terminait de se consumer. Seul et livré à lui-même il parcourait péniblement les méandres de ce dédale dense de lianes, branches, arbustes, et plantes, dicté par son seul instinct de survie.

Alors qu’il accédait à ce qu’il distinguait être une prairie, la volupté des lieux fut brisée par le bruit de nouveau assourdissant des moteurs puissants des vaisseaux ennemis qui revenaient sur leurs pas. Pris de panique, l’homme se mit à courir, brulant en lui le peu d’énergie qui sommeillait dans ses cellules musculaires. La patrouille, par ses phares de détection qui réveillaient de nouveau la forêt endormie, accomplissait son travail de reconnaissance.

Il se savait traqué comme une bête blessée dans un environnement qu’il ne connaissait pas. Il se savait destiné à un futur funeste. Il se savait ennemi et voué à la mort. Il se savait perdu mais ne cédait pas. Alors que les phares embrassaient les environs qu’il parcourait, se sachant acculé, il continuait, tant bien que mal, à courir. Arrivé à l’approche d’une falaise, prélude d’une montagne qu’il n’identifiait pas, et sans espoir apparent alors que les phares s’approchaient de sa silhouette, l’homme tenta de se cacher derrière un talus qu’il savait dérisoire, misérable. Alors que la fin semblait approcher, il sentit soudainement son corps être extirpé violemment par une force dont l’immédiateté dépassait le cadre de sa raison. Introduit malgré lui dans un endroit sombre et humide à l’odeur de moisi, il ne comprenait et ne distinguait rien mais entendait des voix, des chuchotements étouffés qui envisageaient des cris.

– Attrape lui les jambes, on va le porter ! Cette voix aigüe, artificiellement assourdie par le chuchotement, résonnait dans l’esprit vaseux du jeune homme qui tentait en vain de se débattre.

Las et s’abandonnant à son sort, il sentait son corps être transporté machinalement par des mains rigides dont il finit par apprécier la chaleur enveloppante. Il distinguait ce qui ressemblait à un tunnel, des torches, des parois rocheuses suintantes d’humidité, l’entre-chambre d’Hadès.

Après plusieurs minutes qui lui paraissaient être des heures, son corps pénétrait une enclave taillée dans la roche aménagée, à l’intérieure de laquelle il distinguait des tables, des chaises et des outils. Il se sentit alors plaqué assis sur un siège de fortune vraisemblablement taillé dans du bois brut de jatoba avant de recevoir des claques en pleine figure.

– Reste avec nous ! Reste avec nous ! Tu m’entends ?

L’homme en déclin fit un signe de la tête et poussa un grognement pour signifier à ce qu’il ne savait encore être un bourreau ou un allié, qu’il entendait sa voix et comprenait ses mots.

Le groupe lui fit boire de l’eau, le rafraichit sans précaution afin de le sortir de sa torpeur et tenter un échange.

– As-tu mal quelque part ? Sens-tu tes membres ? Arrives-tu à parler ? Dans un mélange de voix qui ne cherchaient plus à se dissimuler, les questions semblaient fuser et s’agglomérer dans un brouhaha à peine audible pour l’homme blessé. Luttant pour recouvrer ses esprits, ses forces le perdaient lentement, plongeant finalement l’individu dans une torpeur contre laquelle il ne pouvait plus lutter.

Du temps s’était écoulé, peut-être quelques minutes, peut-être quelques heures voire peut-être quelques jours. Toujours est-il que l’individu se réveillait doucement, non sans douleurs qui pesaient sur ses jambes alors bandées, donnant l’impression d’un étau qui comprimait ses genoux. L’esprit légèrement embrumé, sa conscience reprenait lentement le dessus. Au-dessus de son visage il distingua des regards perçants comme accrochés à une proie.

– Il se réveille ! Comment te sens-tu ?

L’intonation de cette voix masculine ne présageait pas de compassion particulière mais plutôt l’envie d’un échange franc et viril. Le jeune homme blessé dont les forces semblaient l’avoir regagné répondit avec inquiétude et perplexité :

– Qui êtes-vous ? Où suis-je ?

– Ne joue pas à ça avec nous. C’est nous qui posons les questions ici. Tu sembles aller mieux, tant mieux !

D’un geste brusque, les mains se regroupèrent pour soulever l’individu et le placer sur la chaise dans laquelle il avait, quelque temps plus tôt, fini par défaillir.

– Qui es-tu ?

Se sachant en position de faiblesse, il n’avait pas d’autres choix que de coopérer.

– Drake Valdebone.

– Maintenant que nous avons un nom, dis-nous ce que tu faisais au milieu de la jungle poursuivi par les Stators.

– J’étais emprisonné à Wenbruch et me suis échappé en prenant un engin ennemi. Ils m’ont poursuivi et ont fini par me toucher…

Des rires gras retentirent dans la caverne dont la résonnance ne faisait qu’amplifier la laideur.

– Oui bien sûr tu as réussi à t’échapper ! Et moi je suis la princesse Cononopé ! Dis-nous la vérité !

L’air menaçant avait remplacé les rires moqueurs alors que l’homme gras aux cheveux rasés et au visage balafré se saisit d’une pince avant de l’approcher de la bouche de Drake.

– Tu vas parler maintenant ou je t’arrache les lèvres ! QUI ES-TU ?

– Je suis Drake VALDEBONE, colonel yachmahite dans l’infanterie du Royaume. Notre groupe a été fait prisonnier au cours d’une intervention sur le terrain neutre de Palalais. J’ai pu m’évader seul de la prison de Wenbruch en échappant à la vigilance de la garde avant de fuir à l’aide d’un vaisseau ennemi. Arrachez-moi le cœur si ça vous chante, je resterai Drake Valdebone.

Son interlocuteur dont le visage avait viré au rouge colérique se mettait en scène, non sans lourdeur, en exagérant les traits dans l’espoir de faire parler Drake qui restait de marbre.

– Je vais te faire cracher le morceau, tu vas voir ! On ne s’échappe pas de Wenbruch. Tu n’es qu’un stator envoyé pour nous infiltrer…

– Je ne sais même pas qui vous êtes et où nous sommes, se défendit Drake. C’est vous qui m’avez attrapé.

– Allez, c’est bon, on va en finir avec toi, tu es trop coriace.

Alors que l’individu attrapa un pic en métal rouillé dont on ne sait pas s’il était destiné à tuer ou à menacer, un cri grave semblant sortir d’outre-tombe résonna dans l’ensemble de la grotte :

– STOP !

La silhouette d’un homme grand enveloppé dans une cape en popeline pourpre souillée jaillit de l’obscurité, comme sorti de nulle part ou d’ailleurs.

– Laissez le tranquille. Bogdon, lâche ça tout de suite ! Vous n’êtes vraiment qu’une bande de glogs. Je me demandais jusqu’où vous iriez. Je constate que vous êtes pires que je ne l’imaginais.

– Depuis quand tu me donnes des ordres Zoltar ? Et qu’est-ce que tu veux, tu n’as rien à foutre là !

– Vous ne voyez pas que cet homme porte l’insigne des yachmahite sur le bras et qu’il dispose d’une cicatrice au poignet ? Vous alliez tuer un allié.

L’individu se dirigeait vers Drake pour dénouer ses liens, tout en exprimant sa consternation par un geste prononcé de la tête et un roulement des yeux.

Bogdon, contrarié par cette interruption humiliante et témoignant visiblement une rancœur plus profonde à l’encontre de l’homme à la cape, lui barra le chemin. Nez-à-nez et fixant les pupilles du regard vert de Zoltar comme pour entrevoir ses rétines, il murmura en laissant s’échapper une haleine chaude et forte aux intonations d’anis :

– Ne prend pas ton air supérieur avec moi. Ecoute moi bien une bonne fois pour toutes. Tu n’es chef de rien ici et tu dois arrêter de te mêler de ce qui ne te regarde pas. J’ai bien vu l’insigne figure-toi ET la cicatrice du chronobios mais si tu es assez con pour croire en toute cette mise en scène c’est ton problème, pas le mien.

– Cela risque de devenir ton problème si Paul et Likela apprennent que tu as éliminé un témoin potentiel de ce qu’il se passe dans le Wenbruch, qui plus est s’il fait bien partie de nos alliés. A défaut, il pourrait valoir une belle rançon. Réfléchis un peu.

Les deux hommes se fixèrent sans bouger pendant quelques secondes, l’un réfléchissant à ce qui venait d’être dit, l’autre à ce qu’il pourrait ajouter pour compléter son argumentaire.

Bogdon fit le premier geste en posant sa main droite sur l’épaule douce de son camarade :

– C’est pas faux !

Dévoilant un grand sourire assez forcé, Bogdon se tourna vers Drake pour lui signifier qu’il avait de la chance d’avoir la vie sauve avant de lui proposer une boisson aux plantes.

– Tu es bien le premier que nous rencontrons affirmant s’être échappé de Wenbruch. Chapeau mon colonel ! – L’homme singea une révérence moqueuse – Nous sommes très méfiants par ici, j’espère que tu ne m’en voudras pas. Tu es ici dans le quartier général de la force rebelle tamane. Maintenant, raconte-nous ton histoire en détails, nous sommes tout ouïs.

Zoltar prit place sur une chaise aux côtés de la bande dans une mouvement théâtral particulièrement ridicule, enjambant le siège tout en donnant un grand coup pour dégager sa cape.