Blind date
Vendredi 17h, Berne (Suisse).
Je n’avais toujours aucun renseignement à propos de mon rencart, si ce n’est qu’il n’était « pas laid, ou du moins pas trop » et que de toute façon, « à moi, cela me suffirait ». J’en savais encore moins sur le lieu et l’heure du rendez-vous, mais indéniablement, il approchait.
Ce matin-là, je m'étais habillée sans avoir la moindre idée de la manière dont ma journée allait se terminer. Mon cavalier pouvait autant m'inviter à le rejoindre dans un boui-boui que dans un palace, ou même dans un de ces lieux alternatifs où piercings et tatouages faciaux étaient de rigueur. Sachant que je ne pourrais repasser chez moi après le boulot, ma tenue de soirée se devait donc d'être compatible avec les transports en commun, ma journée de travail et l'éventail de possibilités de sorties que la ville avait à offrir. Après avoir pesé le pour et le contre, consulté la météo et considéré que me fondre dans la masse serait exclu, je me dis que le meilleur moyen d'être à l'aise partout était encore d'être moi-même et de l'affirmer sans complexe. J’optais ainsi pour des bottes cavalières (je commence toujours par les chaussures). Le reste de ma tenue s'imbriqua avec comme mot d'ordre « mais pas trop », c'est-à-dire : décontractée (mais pas trop), stylée (sans les quatre épingles), sexuée (mais pas à vendre).
Mon téléphone s’illumina soudain. Madame Blanchard me donnait un point de rencontre et des instructions : « Il arrivera avant vous et vous attendra assis face à la porte, son trousseau de clefs en évidence sur la table devant lui. Il vous emmène assister à une conférence ; ne soyez surtout pas en retard (ni en avance). » Pas en retard, avec mes origines ? J’ai le quart d’heure vaudois gravé dans mes gènes et je rends régulièrement honneur à ce droit ancestral.
En temps normal, j’aurais encore bouclé un dernier dossier avant de quitter le bureau. Cette fois, je décidais que le job attendrait le lundi suivant. Il faisait beau. Un bol d’air frais me ferait le plus grand bien avant de rejoindre mon "rencart pourri de plus ou de moins" organisé par la « charmante » Mme Blanchard de l'agence "chaussureàmonpied.conne".
Vu que j’avais du temps devant moi, je décidais de faire un détour par le jardin des roses. Les cerisiers étaient en fleurs ; c'était somptueux. Je bifurquai ensuite par les rues pavées de la vieille ville (en m'autocongratulant de ne pas avoir opté pour des escarpins à talons aiguilles), puis longeait la rivière avant d'emprunter le funiculaire et de remonter sous le palais fédéral. Là, je m’arrêtais un moment pour regarder les joueurs d’échecs. Je pris tout à coup conscience de l’heure… Ach ! Bon, je n’étais plus très loin. Je marchais à grandes enjambées à travers la ville et arrivais au point de rendez-vous au moment où le clocher sonnait le 7e coup. Bingo ! D’un pas décidé, j’entrais dans le bar. Il était…
Repoussant. Je ne l’ai pas trouvé laid, je l’ai trouvé repoussant, et encore c'était un euphémisme. Je ne pouvais pas l’expliquer, mais ce mec transpirait un truc malsain par tous les pores de sa peau.
Face à la porte, il m'attendait. Il me toisait déjà, me jaugeait. Son regard sentait la bave. Je ne sais pas ce qui me donnait cette impression, mais je ne le sentais pas cet homme.
- <annotation id="3202831">Franchement, à quoi tu t'attendais ma chouchoute ?, me dit la petite voix dans ma tête.
Je me ressaisis. Je réalisais soudain à quel point j’étais pleine de préjugés. De quel droit me permettais-je de faire autant de supposition sur un type que je n’avais jamais vu ? Comme convenu, je le saluais et m’asseyais en face de lui. Son regard me déshabillait et me donnait envie de fuir. Il commença:
- C’est ça qu’Elisabeth m’envoie ? On avait pourtant dit blonde avec des cheveux longs. Vous avez quel âge ? Elle sait pourtant que je les préfères jeunes. Elle file un mauvais coton la patronne. Si la qualité diminue, je vais changer de crèmerie.
Le cauchemar. Il n’était pas laid, il était abject.
Les yeux écarquillés, je restais interloquée, ahurie.
- Elle a perdu sa langue ? Putain ! Encore une qui est susceptible. Ne t'inquiète pas, ça va aller pour cette fois. Tu es encore queutable. C’est juste que ce n’est pas ce que j’avais commandé.
Grand moment de solitude. Mais il se prenait pour qui ce con ? J’eus soudain l’impression que les gens autour de moi avaient cessé de parler. Le silence était lourd, mortel. L'atmosphère s'était chargée de jugement, peut-être même de pitié. Je me sentais dévisagée, mais quand je levais la tête, les regards s’étaient déjà détournés. Comment avais-je encore pu atterrir dans un guêpier pareil !
Qu'est-ce que je foutais encore là ? Je n’avais aucune envie de parler à ce pauvre type, et encore moins envie de l'accompagner à une conférence. D’un bond, je me levais, bien décidée à quitter ce lieu sans demander mon reste. C’est alors que j’aperçus un homme qui se tordait de rire un peu plus loin. Il était littéralement plié en deux, un bras sous les côtes et une main au milieu du visage. Il me fixait avec des yeux à la fois hilares et complices. Je n’étais plus seule ; un inconnu me tendait la main, avec humour et dérision. Son regard était comme une bouée de sauvetage qui disait : "T'as tiré le gros lot, toi !"
Son hilarité était communicative. J'éclatai de rire à mon tour. Ce mec venait de m'aider à rendre à César ce qui lui appartenait : ce n'était pas à moi d'avoir honte. J'étais juste mal tombée et Madame Blanchard allait m'entendre.
On s'est regardés : haussement de sourcils et d'épaules signifiant « voilà, voilà… ce sont des choses qui arrivent. ». Clin d'oeil complice avant de jeter un dernier regard en direction du goujat, visiblement aussi étonné de la tournure que prenait les choses que furieux. Et puis je pris la poudre d’escampette. Je n’avais plus rien à faire dans cet endroit et je reprenais ma liberté.
Arrivée dehors, je consultais l’horaire des cinémas quand je fus interrompue par une voix masculine. Sur un ton enjoué, elle dit :
- Navré que ça n’ait pas marché entre vous et le monsieur. Il était pourtant vraiment charmant ! Vous avez un don pour les choisir !
Le mec hilare était sorti en même temps que moi et il semblait motivé à finir de nettoyer ma plaie avec humour et dérision. Ce débriefing me faisait du bien. Il ajouta :
- Bon, on y va à cette conférence ?
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