Extrait
Les deux hommes-oiseaux l’avaient saisi sous les aisselles d’une poigne si puissante que le dieu-enfant n’essaya même pas de leur échapper. Ils déployèrent leurs ailes dans un froissement de plumes.
— Non, mais vous êtes sérieux ? Vous allez vraiment faire ça ? Allez, vous avez des pieds, je vous jure, je vais suivre, je cours vite pour ma t… aaaaaaah !
Il n’avait pas terminé sa phrase que, dans une détente puissante, les deux thérianthropes décollèrent, s’élevant à plusieurs mètres au dessus du sol. Immobile, de peur de faire une chute dont il ne sortirait pas indemne, Dionysos observa la ville en contre bas. Dans les rues, les combats faisaient rage. Les râles d’agonie lui parvenaient encore, mais il ne voyait plus les visages de pure haine qu’affichaient les humains. C’était la première fois qu’il était baladé comme ça, dans le ciel. C’était la première fois aussi, qu’il voyait la limite de ce monde. Un immense dôme englobait les bâtiments et d’ici, il voyait également les églises, noires et inquiétantes, en haut de la colline. Une lueur d’or illumina brièvement l’une d’elle. Encore un humain à former, pensa amèrement le garçonnet. Toutes ces âmes perdues, pour la gloire de la Maîtresse. Pour la nourrir. Pour que sa peau reste plus belle que celle de la plus belle des déesses. Dionysos eut un reniflement dédaigneux, qui lui valut une secousse brutale.
— Eh ! On se calme les piafs ! Je vous rappelle que contrairement à vous, je suis un Di… Hey !
Un nouvel à-coup le secoua, puis les hommes-faucons fondirent vers le sol à une vitesse vertigineuse qui dissuada le garçon d’ouvrir à nouveau la bouche, à moins de vouloir que son dernier repas atterrisse avant lui.
— N’espérez pas que je vous remercie pour la course, les gars ! fit-il quand ses pieds touchèrent terre.
Les hommes de main de Madame claquèrent du bec et le traînèrent vers le parvis du temple et sa porte d’or.
— Mais non, c’est bon, juré, je sors plus la nuit, mais j’ai pas besoin d’aller la voir !
Il tira sur ses bras autant qu’il le put, mais les thérianthropes n’eurent aucun mal à le porter pour avancer. Sans qu’ils eurent besoin de faire un geste, la porte à double battant s’ouvrit devant eux, dévoilant l’intérieur du temple.
La pièce s’étendait sur toute la longueur et la hauteur du bâtiment. Les colonnes, tantôt grecques et crénelées, tantôt égyptiennes, trapues et couvertes de hiéroglyphes couraient le long de l’allée magistrale composée de larges dalles en marbre rose aussi brillant que des miroirs. Là où aurait dû se trouver l’autel se tenait un calice où flottait une énorme boule de feu dont les flammes venaient lécher le sol dans un bal de reflets mordorés. Derrière, sculptée à même le mur diaphane, Madame toisait ses visiteurs, ailes déployées, son bâton fiché avec autorité dans la terre. Sur son épaule, un faucon lançait un regard mauvais, animé par le feu en contrebas.
Dionysos porta son regard au-delà de la coupe. Le trône de la Maîtresse, au pied de sa statue, était dissimulé à son regard par les flammèches qui dansaient devant lui. Mais plus les hommes-faucons avançaient, plus l’Égyptienne lui apparaissait clairement. D’un pas vif, ils montèrent les marches qui menaient au calice et, sans ménagement, le jetèrent au sol. Dans une glissade non contrôlée, le petit garçon parvint aux pieds de la Maîtresse.
— Lamentable, marmonna-t-il, lorsque le couinement de sa peau sur les dalles de marbre cessa enfin de résonner sous les colonnades.
D’un bond, il sauta sur ses pieds et épousseta sa toge, toujours impeccable, malgré sa chute. Ses cothurnes claquèrent sur le sol, tandis qu’il se présentait devant la Maîtresse. Il évita son regard, gardant les yeux fixés sur le reflet que lui renvoyait le marbre étincelant. Puis, il s’agenouilla et posa humblement son front sur le sol frais. Il resta immobile, attendant qu’elle lui fasse la grâce de lui demander de se relever. Enfin, après un temps qui lui paru interminable et humiliant — le croupion à l’air comme il l’était — la voix de Madame, tel un murmure provenant de toute part, vint lui chatouiller les oreilles.
— Debout, mon enfant.
Dionysos se redressa. Sous le regard perçant de la déesse, il contint sa nervosité, arborant un visage d’une candeur enfantine.
— Que faisais-tu hors de ton antre à une telle heure de la nuit, mon chaton ? demanda l’Égyptienne en se levant de son siège d’or.
Elle parcourut les deux mètres qui la séparaient de Dionysos d’une démarche envoûtante, au déhanché enchanteur. Au fond de lui, le dieu grec ressentit la morsure du manque. Emprisonné dans son corps d’enfant, la vie lui manquait. Celle où il profitait des plaisirs de la chair, quels qu’ils soient. Cependant, il retint le regard venimeux qu’il était tenté de lui lancer. Il s’approcha de la déesse à petits pas, et, alors qu’elle s’accroupissait à sa hauteur, se coula sous son bras. La longue main dorée de la Maîtresse glissa dans les bouclettes souples du petit garçon dont le rire cristallin vint chatouiller la voûte. Il mourut lorsque les doigts agrippèrent avec force la chevelure brune. Madame releva Dionysos par les cheveux, le visage sévère.
— Pourquoi te glisser hors de tes murs ? Pourquoi te retrouves-tu sous le ciel, justement le soir où les nouveaux arrivants ne font pas usage de leurs armes ? Ne leur as-tu rien appris ? As-tu décidé de te rebeller ? As-tu cessé d’aimer celle qui a pris soin de toi comme une mère ? Veux-tu me laisser courir à ma perte ? Réponds !
Elle le lâcha, le faisant choir avec violence. Dionysos prit un instant pour respirer. Il n’avait pas prévu la fourberie de cette attaque. Des larmes de rage perlaient au coin de ses yeux. Fichu corps d’enfant, fichues émotions d’enfant. Fichues larmes qui jaillissaient pour un rien ! Il ravala la boule qui se formait dans sa gorge et se redressa, sourire aux lèvres. La Maîtresse s’était redressée et le toisait de toute sa hauteur, le fusillant de ses prunelles sombres. Cajoleur, l’enfant effleura ses longs doigts de ses mains potelées.
— Comment oserais-je, moi, l’enfant-dieu, me dresser contre toi ? ronronna-t-il, en baisant les mains aux ongles effilées que Madame n’avait pas mises hors de portée. Ô Nephtys, somptueuse Nephtys, au nom de toi, joyau précieux entre tous, je te jure que les humains ont été éduqués comme tous ceux qui passent les portes de ce monde ! L’art de donner la mort est inscrit en eux, sois-en assurée.
L’Égyptienne se détendit et s’accroupit à nouveau près de l’enfant, caressant sa peau rebondie et laiteuse. Avec une moue boudeuse, qui n’enlevait rien à sa grâce et à son élégance, elle se releva et rejoignit son trône d’or.
— Et pourtant, tu es sorti ce soir, nota-t-elle. Bien que je te l’aie formellement interdit. Qu’arriverait-il si un de ces sauvages te trouvait ? Tu es si fragile…
— Je ne suis pas aussi fragile que tu le penses. La nuit, ta nuit est somptueuse sous la lumière pourpre de cette lune meurtrière. J’avais juste besoin de voir mes enseignements en pratique. Toi, les gens te craignent et tu peux le voir n’importe quand. Moi, il n’y a que la nuit qu’ils partent à la chasse. Alors je sors. Et je suis peut-être un enfant, mais c’est moi leur maître des armes. Je suis bien plus habile !
— Tu n’allais pas voir ce vieux retors d’Hadès, au moins ?
— Pourquoi aurais-je été voir le croulant ? répondit Dionysos en haussant les épaules. Il est pas drôle et je ne vais pas te mentir, il est beaucoup moins agréable à regarder que toi, Déesse.
— Prends garde, Dionysos, je saurais si tu mens. Et je trouverai les humains qui ont passé les portes aujourd’hui. Je leur ôterai la vie moi-même si dans deux jours, aucun d’eux n’est encore marqué.
Elle marqua un arrêt, toisant le garçonnet qui posait des yeux de velours sur la Maîtresse.
— Rentre chez toi, Dionysos. Lorsque le soleil se lèvera, tu auras un visiteur.
Il s’inclina devant la déesse en une petite courbette qui fit tressauter ses boucles noires et il se pressa en bas des marches.
— Salut, les piafs ! Faites gaffe avec vos fientes !
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