Quatre francs et vingt-cinq centimes
J'étais jeune et beau.
Et puis j'avais toute la vie devant moi...
Je venais d'échouer à l'examen du baccalauréat pour la troisième fois consécutive, certainement un record dans mon académie, et ma famille profitant de cette occasion inespérée, m'avait fichu dehors manu militari, arguant que je leur coûtais bien trop cher…
Pourtant je ne me plaignis pas, après tout j'avais eu ma chance, et, si j'étais nul, certes, je conservais toujours quoi qu'il arrive la fierté d'une superbe régularité dans la médiocrité…
La veille, porte de Clignancourt, pas très loin d'ici, on avait abattu Jacques Mesrines au volant de sa grosse BMW. L'ennemi public numéro un de notre beau pays. J'avoue que j'avais eu aussitôt une pensée émue pour le numéro deux de la liste officielle du 36 quai des orfèvres, qui devait en avoir bien gros sur la patate de se retrouver du jour au lendemain propulsé "number one" dans le collimateur de tous les flics de l'hexagone. Il y avait parfois des compétitions où il valait mieux ne pas se retrouver dans le peloton de tête, histoire simplement d'être un peu plus peinard… !
Si aujourd'hui j'avais peut-être bien la vie devant moi, la réalité était tout de même que je n'avais pas une pléthore de réelles opportunités pour en faire quelque chose de convenable.
— Et pourquoi tu ne rentrerais pas dans l'armée… ?! Là au moins tu seras logé et nourri à l'oeil ! qu'avait lancé mon beau-père, un ancien sergent-chef de la coloniale.
— J'aime pas le kaki !
Je n'aimais surtout pas les vieux cons dans son genre qui picolent et déglinguent leurs femmes dès qu'ils sont bourrés comme un coing.
Vivre dans la rue n'est pas très marrant.
Même à dix-huit ans lorsque tu possèdes pourtant des aptitudes certaines à te fendre la pipe pour trois fois rien. Pour un oui, ou pire, pour un petit non.
Dans ces conditions précaires, ton avenir se résume généralement à un simple bout de macadam de quelques mètres carrés, qui pue la crotte de clébard, et qui ne te mènera jamais nulle part.
— Il y a deux "p"… !
— Hein ?!
— Là… sur votre carton mon ami… "J'en apelle à votre bon coeur messieurs dames"… Hé bien… il y a deux "p" au verbe appeller !
— Ah bon… ?! Merci ! Faut pas m'en vouloir j'ai jamais été très bon à l'école ! Sinon plutôt qu'un Bescherelle, dites donc, z'auriez pas plutôt un franc ou deux à m'refiler par hasard… ?!
Le type devant moi n'était pas bien épais. Plutôt d'une espèce taillée à coups de serpe dans une queue de cerise. Mais il en imposait pourtant… Un regard qui vous transperçait telle une lame bleutée en acier trempée.
Et puis ses mains aussi. Fines. Magnifiquement belles…
Des mains comme tu n'en voient pas tous les jours, oh oui, ça tu peux me croire sur parole mon pote ! Des mains que tu sais déjà, et rien qu'en les apercevant pour la première fois toutes les deux, dépassant, toutes fragiles pourtant, des manches d'un pardessus en flanelle, qu'elles vont tout de suite se tendre vers toi et te faire du bien ces mains là. Beaucoup de bien et pour toute ta vie peut-être même…
— Alors… Vous n'avez pas de travail ?
— Mais si ! Bien sur que si ! Je travaille aux impôts ! Là, le trottoir, c'est juste pour me faire un peu de blé en plus… au black !
— Bravo ! C'est bien d'avoir de l'humour… Surtout lorsqu'on se retrouve dans une situation aussi désespérée !
— Désespérée… ?! Mais où voyez-vous du désespoir vous ici… ?! Ça s'voit donc pas que j'baigne dans le bonheur… ?!
Il sort un truc de la poche intérieure de son veston. Et c'est pas du pognon, juste une carte de visite.
— Le bonheur… le bonheur… Ah le bonheur, mon ami... c'est bien beau ! Mais manger à sa faim je crois que ce serait déjà un bon début pour commencer ! Savez-vous ce que disait Jean Giraudoux, que j'ai très bien connu par ailleurs… "Dieu n'a pas prévu le bonheur pour ses créatures : il n'a prévu que des compensations…" ! Bon… écoutez-moi… Si vous désirez vraiment vous en sortir… Hé bien je pense avoir la possibilité de vous aider… !
Il se baisse et me tends la carte, mais je refuse de la prendre…
— M'aider… ? C'est pas un plan foireux au moins… ?! J'vous préviens tout de suite j'suis pas pédé !
— Mais moi non plus mon cher… ! Qu'est-ce que vous allez donc imaginer là voyons ! Non, je recherche simplement quelqu'un comme vous qui me rendrait deux ou trois petits services de temps en temps… Et je suis persuadé que vous feriez l'affaire ! Vous verrez, ce ne sera pas très compliqué, quelques papiers à ranger, un peu de ménage dans mon bureau, et de temps en temps quelques courses chez mon éditeur… et puis j'en profiterai aussi pour vous faire réviser votre grammaire !
— De la grammaire… ? Vous voulez m'embaucher pour que j'apprenne la grammaire ?!
— Mais non, pas du tout ! Disons que cela serait simplement une façon de… tiens… disons de nous changer un peu les idées ensemble !
— Et ça serait bien payé vot' boulot… ?
— Je ne sais pas… Mais je pense que oui !
— Comment ça je pense que oui… ?! Mais moi j'veux pas être exploité mon vieux ! On doit se mettre d'accord avant sur le salaire… On ne peut pas faire n'importe quoi vous savez de nos jours car je sais très bien qu'il y a un minimum syndical à respecter maintenant lorsqu'on embauche quelqu'un !
Il reste perplexe. J'aurai pas du lui causer du minimum syndical peut-être bien… Surtout que pour discuter conditions de travail il vaut mieux être en position de le faire. Là, je suis assis par terre sur un trottoir bien dégueulasse, je n'ai quasiment rien becqueté depuis deux jours, et pour toute fortune personnelle ne possède que ces quatre francs et vingt-cinq centimes se trouvant dans cette gamelle en fer blanc posée devant moi…
— …Bon… Entendu… Alors... vos prétentions… ?
— Quoi… ?!
— Pour quelle somme accepteriez-vous de travailler pour moi ? Fixez donc vous-même votre tarif et je verrais bien ensuite si cela me convient ou pas !
— …Ok… Quatre francs et vingt-cinq centimes de l'heure… !
— De l'heure… ?!
— Ben oui… De l'heure ! Pourquoi ? C'est beaucoup trop à votre avis… ?!
— Hein… ? Non… Enfin il ne me semble pas ! Bon... Et logé et nourri gratuitement en supplément… Dans ces conditions vous seriez donc partant… ?
Il me représente sa carte de visite, et cette fois je la saisi.
— Et je commence quand… ?!
J'ai eu vite fait de faire d'énormes progrès en grammaire, et puis en orthographe aussi. Et pour la bonne conduite je ne vous en parle même pas. L'imparfait du subjonctif et les bonnes manières sont deux atouts majeurs à ne jamais négliger pour réussir correctement dans la vie !
Et j'ai même repassé mon bachot… Mention très bien cette fois !
Et après cela, vous n'allez surement pas le croire non plus, mais contre toute attente, je l'ai finalement eu cette vie magnifique, trépidante, incroyablement riche en amitiés, et en amour aussi, tellement intense, tellement belle dans le partage…
Alors merci à toi mon ami… merci de m'avoir tendu la main ce triste matin du trois novembre 1979… Mille fois merci… Ami merveilleux et second père pour moi, qui n'avait jamais osé m'avouer que lui aussi avait échoué au baccalauréat lorsqu'il s'était présenté à l'examen pour la première fois… !
Et, sur la carte de visite donnée ce jour là, et que j'ai bien sur conservée très précieusement jusqu'à ce jour, on pouvait lire ce nom : Monsieur Jean d'Ormesson…
Moi, juste en dessous, j'ai rajouté plus tard : Un homme bien…
« les portes de l’avenir sont ouvertes à ceux qui savent les pousser… » Coluche
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