Chapitre IV : Les Darklidians
Gao se dressa sur son lit. Un sentiment de terreur l’envahit instantanément alors qu’il peinait à mettre de l’ordre dans son esprit embrumé par le sommeil. Il croyait se réveiller d’un cauchemar, mais le bruit infernal qui faisait trembler toute la maison provenait bien du monde réel.
Comme premiers instincts, le garçon se jeta hors de ses draps et grimpa à l’échelle pour tenter de débusquer son grand frère sur le matelas du haut. Mais celui-ci était vide. Soupçonnant que Firo avait exécuté son plan pour se rendre dans le Temple de Pyros, il se demanda aussitôt si son escapade, et ce qu’il avait bien pu faire une fois dans le lieu interdit, avait un lien avec le grondement qui l’avait réveillé en sursaut.
En guise de réponse, il ne trouva qu’un morceau de papier que l’aîné avait déposé sur la petite table à côté du lit. Un court message à l’attention du reste de la famille y était griffonné : « Je suis au village pour la matinée, je reviendrai rapidement. » Une écriture brouillonne, presque illisible, et une phrase abrupte, sans fioritures : aucun doute, c’était bien la plume maladroite de Firo. À moins qu’il n’eût changé ses plans, il s’était même trompé dans le mensonge qu’il était censé faire croire à ses parents.
Soudain, Gao entendit ces derniers l’appeler lui et son frère. Le garçon rangea dans l’une des poches de son pyjama le morceau de papier noirci et se précipita à l’étage. Là, il y trouva son père et sa mère, avec une expression qu’il n’avait encore jamais vue sur leurs visages : la peur.
Daro et Merlane étaient tous deux les proies d’une terreur viscérale. Ils couraient à travers les pièces et fouillaient dans les placards et les armoires pour y récupérer des outils, de la nourriture et des vêtements. Alors que Gao essayait de comprendre ce que signifiait cette agitation et ces actions qui lui paraissaient inutilement précipitées, sa mère, en le croisant au cours d’une de ses nombreuses allées et venues, lui lança :
« Gao, ne reste pas planté là et va chercher ton frère ! Il faut que vous fassiez vos bagages, et vite ! Prenez un sac et remplissez-le avec le strict nécessaire !
— Mais… pourquoi ? demanda naïvement l’enfant, abasourdi.
— D’après le bruit, c’est sûrement un vaisseau spatial qui est en train d’atterrir à Alapos. Nous allons nous enfuir par les souterrains et nous barricader dans l’un des silos. Ne reste pas immobile au milieu du passage, dépêche-toi ! »
Malgré l’empressement dont faisait preuve sa mère, Gao demeura figé et hébété. Il lui fallut du temps pour que son cerveau assimile toutes ces informations qui lui avaient été jetées si brusquement à la figure.
Mais de toutes ces données qui assaillaient et encombraient son esprit, l’une d’entre elles finit par s’emparer de toute l’attention que pouvait fournir Gao. Le vaisseau était à Alapos. Et Firo s’y trouvait peut-être aussi. Ce n’était pas ce qui était convenu, mais c’était bien ce qu’il avait écrit sur son mot. Et le jeune garçon ne supportait déjà plus cette incertitude : il devait en avoir le cœur net.
« Gao, non ! hurla Daro lorsqu’il vit son fils se ruer vers l’extérieur. Où est-ce que tu vas ?!
— Je vais chercher Firo ! répondit-il simplement avant de disparaître par la porte d’entrée. »
Tout en galopant à travers les herbes et les buissons qui séparaient sa maison du reste du village, Gao aperçut la gigantesque silhouette de fer brillant qui s’était posée au centre de la grand-place. En parvenant à l’une des artères principales d’Alapos, il put obtenir une vue plus précise sur le vaisseau et la foule de curieux qui commençait à s’amonceler autour.
Tout à coup, sous l’ombre de l’appareil qui recouvrait l’esplanade, Gao distingua une langue métallique se déployer entre les quilles d’atterrissage. Et, alors même que la rampe n’était pas complètement abaissée, une horde de soldats en armures cuivrées apparut depuis les entrailles de la machine volante et s’élança sur les villageois. Le mouvement de panique qui s’ensuivit, inévitable, fut absolument traumatisant pour les yeux innocents de Gao.
Pourchassés par les étrangers armés de lances et d’épées, les citoyens se bousculèrent et se dispersèrent en criant et en pleurant. Quelques rares téméraires tentèrent de résister et de combattre ; mais ils furent tous contraints de se rendre de la même manière. Les fuyards, eux, s’éparpillèrent dans les rues, à contrecourant de Gao qui, de son côté, tentait de gagner la grand-place.
Il réalisa cependant que cela lui serait impossible. Il se cacha alors dans un bosquet fleuri, tandis qu’il continuait à observer la scène de pur chaos. En quelques minutes à peine, les rares chanceux qui avaient réussi à s’échapper et à trouver un abri dans les habitations d’Alapos furent traqués, délogés et trainés au-dehors, où les envahisseurs leur passèrent des menottes et les agenouillèrent devant chaque façade.
Le calme revint aussi rapidement qu’il avait disparu. Petit à petit, les événements s’ordonnèrent et se poursuivirent lors d’un étrange cérémonial. Tout en rampant derrière une série de haies et de murets pour tenter de rejoindre sa maison, Gao jetait régulièrement des regards en direction des prisonniers, alignés de part et d’autre de l’avenue. Tandis que des soldats munis de lames acérées se trouvaient derrière chacun des groupes afin de s’assurer qu’aucun individu ne se rebelle, d’autres passaient devant eux et semblaient les examiner minutieusement. Le jeune garçon comprit rapidement que les étrangers inspectaient tout particulièrement les poitrines de chaque villageois. Ils étaient certainement à la recherche des mêmes marques que son frère et lui possédaient.
En même temps que se déroulait cette drôle de parade, l’un des militaires, plus grand et imposant que les autres, arpentait la rue en criant un message d’appel au calme. Gao, toujours affairé à rester à couvert, ne put entendre que quelques bribes de ce discours :
« … même si vous ne pouvez pas comprendre, vous faites partie d’un monde plus large et important que votre petit village. Nous ne vous voulons aucun mal, mais simplement votre coopération et votre aide, pour le bien de votre communauté et celui de cette planète entière… si vous connaissez une personne possédant un symbole de dragonnier sur le haut du torse, ou si vous-mêmes en possédez un, manifestez-vous immédiatement… que vous le vouliez ou non, votre destin est trop grand pour que vous restiez ici. Et l’Empire Darklide a besoin de vous… »
Bien que, dans cette tirade, plusieurs termes lui fussent familiers grâce aux leçons de ses parents, Gao n’en comprit même pas la moitié. Mais ce n’était pas non plus comme s’il écoutait vraiment ce gaillard en train de s’égosiller. Son attention, lorsqu’il se retournait vers le village, était davantage portée sur le sort de ses concitoyens, pour certains ses camarades. La même expression complexe se lisait sur chacun de leurs visages, mélange de détresse, de frustration et de colère envers les inconnus qui les brutalisaient. Le garçon aurait voulu leur venir en aide, mais il se savait impuissant face à ce bataillon implacable. Et, de toute façon, il était sur le point de franchir les limites du village pour rejoindre sa maison ; au moins pouvait-il encore tenter de rejoindre ses parents pour les prévenir et s’enfuir avec eux.
Lorsque Gao arriva à l’orée des petits bois qui le séparaient de son foyer, il s’assura que les soldats étaient loin et qu’ils ne l’avaient toujours pas remarqué. Et, la voie étant libre, il renonça à toute forme de discrétion pour détaler vers le rocher. Sans même emprunter le sentier, il chargea à travers les buissons et transperça les nuages de feuilles et de branchages qui lui barraient la route. Il arriva rapidement à la lisière des champs, là où trônait sa maison. Mais quelque chose n’allait pas.
Gao allait s’élancer pour rejoindre ses parents, mais il remarqua que ces derniers étaient dans le jardin, face à la porte d’entrée, dans la même position que tous les autres citoyens au village. Autour d’eux, une demi-douzaine d’inconnus discutait et débattait avec de grands gestes, tout en jetant des regards à la fois interrogateurs et méprisants en direction de leurs prisonniers. Les soldats étaient déjà arrivés chez lui !
« Qu’est-ce que tu fais là, toi ? »
Gao n’eut pas le temps de se retourner pour apercevoir la personne qui lui avait posé cette question. Une puissante main lui empoigna le bras et le poussa vers l’avant. Lui aussi venait de se faire capturer. Trop choqué par la situation, il ne se débattit même pas.
Tandis qu’il appelait et faisait des signes de la main à ses collègues, le militaire qui le retenait l’obligea à avancer à grandes foulées en direction du groupe. Et ce fut à ce moment que Daro et Merlane aperçurent leur fils. Déjà tremblants et apeurés, ils fondirent immédiatement en larmes et semblèrent implorer leurs geôliers de relâcher leur enfant. Gao n’entendit pas les échanges certainement violents qui se crièrent, mais l’un des militaires finit par frapper du plat de la main les crânes des deux parents pour les faire taire ; puis, dans une terrible escalade, il les menaça de leurs armes, leur promettant les pires sévices s’ils osaient encore bouger.
Les yeux de Gao s’embuèrent et tout son corps se mit à frémir. Alors qu’il croyait ne pas pouvoir ressentir de plus profonde angoisse, son désespoir tomba plus bas encore, chutant de plusieurs paliers et atteignant des abysses insoupçonnés. Il était tellement affligé, sa vision tellement troublée, et son esprit tellement vide de toute pensée, qu’il ne vit même pas l’homme qui s’était détaché du groupe et s’était avancé face à lui.
Ce dernier, certainement l’un des meneurs, avait le privilège d’être originalement accoutré par rapport à tous ses sous-fifres et leurs armures uniformes. Le haut-gradé était ainsi vêtu d’un grand et épais dolman blanc, surmonté de protections sur le thorax et les avant-bras. Ces écailles, d’un bleu clair et limpide, presque translucide, étaient assorties au curieux casque orné d’épines irrégulières qui couvrait sa tête. Seule une partie de sa chevelure noire en dépassait, et elle tombait sur sa nuque en bouclettes désordonnées. Son visage, encastré dans son armet sans visière, était pâle et froid, presque sans ride, à l’exception des cernes marquées qui soulignaient ses yeux bruns. Ces traits fins mais fatigués révélaient certainement la tendance de l’homme à ne sourire qu’en de rares occasions. Ses lèvres, débordant entre ses joues mal rasées, étaient plissées de sécheresse ; probablement un effet de la Fournaise approchant, pour quelqu’un qui n’était pas accoutumé à ces conditions climatiques.
Gao, recouvrant lentement ses facultés, finit par distinguer tous ces détails qui caractérisaient ce lugubre personnage. Que ce fût par son accoutrement ou par l’expression de son visage, cet homme blafard faisait penser à un bloc de glace.
Le jeune garçon n’avait cependant pas encore toute la force mentale nécessaire pour soutenir le regard perçant que lui lançait ce chef de troupe. Toisé par le sinistre militaire, il rabattit son regard vers le fourreau argenté accroché à sa ceinture, duquel dépassait la garde blanche et étincelante d’une épée.
Alors qu’il contemplait ainsi l’arme, sans mauvaise intention mais simplement pour distraire son esprit accablé, son propriétaire lui lança d’une voix rauque et sévère :
« Elle te plaît ? Tu veux tenter ta chance, peut-être ? »
En guise de réponse, Gao ne parvint qu’à émettre un faible gémissement. Tout en continuant de le fixer d’un regard supérieur, l’homme, de deux têtes de plus que le garçon, s’approcha encore et se pencha pour arriver à sa hauteur. Même s’il le dévisageait toujours, il ne s’adressa alors pas à Gao, ce qui eut le don de déstabiliser ce dernier davantage encore.
« Bon, qu’avons-nous là, Caporal ?
— Ce gosse tentait de nous filer entre les doigts, répondit machinalement le soldat qui agrippait toujours son petit prisonnier. Je pense qu’il a réussi à esquiver les contrôles qui sont effectués en ville. Mais heureusement, il n’a pas pu nous échapper plus longtemps. Et surtout, vu qu’il avait l’air de se diriger vers cette habitation, je pense qu’il s’agit de notre suspect, Seigneur Kogona. »
Atterré, Gao peinait à réfléchir. Il eut seulement la force de se demander ce dont il pouvait bien être accusé, sans pour autant chercher plus loin à obtenir une réponse. Le regard de l’étranger sur son visage se fit encore plus insistant, comme s’il essayait de transpercer sa peau et ses os pour lire directement à l’intérieur de son cerveau.
« Voyons ça. Est-ce que c’est vrai, petit ? Tu habites bien dans cette cabane ? interrogea Kogona en s’adressant cette fois au garçon.
— Je… heu, non. Moi je viens d’un autre village, bredouilla Gao.
— Ce n’est pas la peine d’essayer de me mentir, avertit le seigneur en fronçant les sourcils. Je n’en ai peut-être pas l’air, mais je sais bien plus de choses sur toi et sur cet endroit que tu ne peux t’en douter. Tu es le fils de Daro et Merlane, n’est-ce pas ? »
Décontenancé par cette évocation de ses parents, et surtout la révélation que Kogona connaissait effectivement leurs prénoms, Gao abandonna toute idée de résistance. Il était bien trop choqué et apeuré pour élaborer une stratégie et tenter de s’en sortir à l’aide d’impostures. Alors que les larmes lui montaient aux yeux, il laissa la vérité couler dans ses mots sans aucun filtre :
« Oui, ce sont mes parents.
— Tu vois, quand tu veux, le félicita faussement Kogona en se redressant. Tu t’appelles bien Firo, c’est ça ?
— Non.
— Je t’ai pourtant prévenu qu’il fallait me dire la vérité ! s’énerva soudain le seigneur. Quel est ton nom ?
— C’est la vérité, répondit le garçon d’une voix monocorde. Je m’appelle Gao. »
Le visage de Kogona se ferma soudain, et celui-ci devint tout à coup pensif. Il se tourna à nouveau vers ses troupes pour leur demander à voix basse :
« Comment est-ce possible ? Y a-t-il eu une erreur dans les registres ?
— Impossible à confirmer, Mon Seigneur, expliqua l’un des soldats avec un air timide. Nos informations datent d’il y a plus de douze ans, elles auraient très bien pu être falsifiées depuis. Tout ce que dit la liste, c’est que nous avions attrap… enfin, enrôlé dix-sept autochtones, et qu’il ne restait qu’un certain Firo à venir récupérer lorsqu’il aurait atteint l’âge adéquat.
— Et dire que nous sommes revenus pour une seule personne… Et juste avant un phénomène météorologique dangereux en plus. Pourquoi ça, je vous le demande !
— Parce que de cette façon, les informations ne circuleront qu’avec un délai de deux mois sur cette planète, et nous sommes protégés d’une éventuelle détection par la plupart des radars Alliés, justifia le même militaire.
— Ferme-la, on ne parle pas de ça devant ces gens, tonna tout à coup Kogona. C’était une question rhétorique, abruti. »
Le griveton se renfrogna et s’éloigna, tandis que d’autres soldats vinrent s’attrouper autour de Gao et du Seigneur qui le fixait à nouveau. Après quelques instants à se gratter son menton rêche, il reprit la parole :
« Tant pis pour le nom. De toute façon, il n’y a qu’un seul moyen de tirer cette histoire au clair. Dis-moi, petit, est-ce que ceci te dit quelque chose ? »
À mesure qu’il avait parlé de son ton menaçant, Kogona s’était accroupi face à l’enfant qu’il dominait et avait commencé à déboutonner le haut de son dolman. Gao fut tout d’abord gêné de découvrir un peu plus du corps livide de cet homme, mais ce fut finalement un nouveau choc qui vint le saisir lorsque celui-ci mit à nu le haut de sa poitrine. Au milieu d’une broussaille de poils, un tatouage hexagonal plus blanc encore que la peau de son porteur luisait d’une fluorescence surnaturelle. La marque anguleuse, et donc bien différente de celle que possédait Gao, se trouvait néanmoins au même endroit sur l’anatomie du chef militaire que sur la sienne. Son frère et lui s’étaient toujours cru uniques, les seuls à avoir cette particularité physique ; mais cet étranger venait d’anéantir douze ans de certitudes.
Bouche bée, Gao avait une nouvelle fois oublié de répondre à la question, et Kogona fut contraint d’insister :
« Tu m’as l’air intrigué, petit. Mais c’est parce que tu as déjà vu ce type de marque, n’est-ce pas ?
— O… oui, bégaya-t-il.
— Je te propose un marché. Je t’ai montré la mienne, alors en retour, montre-moi la tienne. »
Incapable de réfléchir davantage, Gao ouvrit lentement et machinalement le haut de sa chemise. Écrasé sous l’accablement et la pression psychologique qui pesaient sur lui, il n’entendait pas ses parents qui lui hurlèrent de s’arrêter lorsqu’ils comprirent, de leurs positions, ce qu’il était en train de faire. Trop tard. Un coup dans la mâchoire de la part d’un soldat les fit taire. Gao avait déjà tiré sur ses vêtements pour laisser apparaître son torse imberbe.
Kogona se releva d’un bond, alors qu’une expression inédite était née sur son visage. Le seigneur semblait éprouver de la tristesse, voire des regrets. Mais cela ne concernait pas ce qu’il avait déjà dit ou fait, mais bien la décision qu’il s’apprêtait à prendre.
« Merde, c’est donc vrai, jura-t-il à voix basse. Fais chier… Bon, je crois que nous n’avons pas d’autre choix. Allez retenir les parents. On emmène celui-là. »
Une idée apparut tout à coup dans l’esprit de Gao. Une idée très simple, la seule que sa lucidité restreinte et encombrée lui permettait d’avoir : fuir. Fuir très vite, très loin. Mais ses jambes ne le portaient plus. Deux soldats musclés l’avaient déjà attrapé par les aisselles et le trainaient désormais en direction de la ville.
Des cris et des bruits de lutte attirèrent son attention. Il croisa le regard horrifié de ses parents, lesquels avaient compris depuis bien plus longtemps que leur fils était en train de se faire enlever. Merlane, pleurant et hurlant de peur et de colère, se débattait de toutes ses forces face aux molosses qui lui barraient le passage. Mais, tout comme son mari, elle fut submergée par les brutalités des soldats qui, à coups de menaces de sévices et d’exécution, les forcèrent à rentrer dans la maison et à s’allonger face contre le sol.
Toujours poussé par les deux colosses, Gao apercevait déjà le vaisseau vers lequel il était emmené. Il ne voyait plus ses parents, mais il leur cria un ultime et désespéré « au secours » avant de trébucher. Ses tortionnaires ne perdirent pas un seul instant pour le redresser et continuer leur route, tandis qu’une eau salée et corrosive s’accumulait dans les yeux du garçon. Ce fut finalement lorsqu’il croisa une nouvelle fois le regard de Kogona, en retrait mais supervisant impitoyablement les actions de ses sous-fifres, que Gao craqua et fondit en larmes. Désormais, une seule pensée demeurait dans son esprit et le terrifiait plus que tout : il ne reverrait probablement plus jamais sa famille.
• • • • •
Firo avait dévalé la pente depuis le Temple de Pyros et courait à présent à travers la forêt. La chaleur pourtant suffocante ne le gênait plus, seule la panique le guidait et forçait ses jambes à avancer. Même s’il était encore loin du cœur du village, il était convaincu d’avoir entendu des cris et des bruits de lutte à mesure qu’il s’était approché. Mais lorsqu’il sortit en trombe et commença à cavaler au milieu des champs, le calme semblait être revenu à Alapos. Seul le ronronnement du vaisseau, dont les moteurs chauffaient en prévision d’un redécollage imminent, était désormais audible.
Ne s’assurant pas une seule fois que Naylinn le suivait toujours, Firo se précipita en direction de sa maison. Il l’atteignit avec une rapidité insoupçonnée, s’engouffra par la porte grande ouverte et découvrit ses parents, assis sur le sol, et sanglotant dans les bras l’un de l’autre. Cette vision de sa mère, pleurant sa détresse contre l’épaule de son père tout aussi prostré, eut l’effet d’un traumatisme pour le jeune homme.
Il resta ainsi abasourdi quelques instants, avant qu’un détail plus horrible encore ne lui apparaisse : son frère n’était pas avec eux. Son affolement s’emballa à nouveau. Il parcourut la pièce du regard mais, ne trouvant Gao nulle part, il s’empressa de se renseigner auprès de ses parents :
« Où est Gao ? Où est-il ?! clama-t-il.
— Ils… Ils l’ont emmené, gémit Merlane, au bord de la rupture émotionnelle. Ils pensaient que… que c’était toi… Et ils l’ont emmené… »
Sans attendre des précisions ou des protestations de leur part, Firo tourna les talons et quitta ses parents. Il se rua vers le sentier qui menait au village, et y fut rattrapé par Naylinn. Elle était éreintée et essoufflée mais, malgré cela, elle tenta de barrer le passage à son ami.
« N’y va pas, Firo ! le disputa-t-elle avec un air désespéré. C’est sans doute trop tard pour Gao. Et si ça ne l’est pas, tu risques de te faire prendre toi aussi !
— Je ne l’abandonnerai jamais ! cria-t-il en repoussant son amie pour tenter de dégager la route.
— Pense à tes parents, Firo ! insista Naylinn, sur le point de fondre en larmes. Ils ne supporteront pas de voir partir leurs deux enfants ! Je t’en prie, ne prends pas de tels risques !
— C’est ma faute si Gao s’est fait enlever ! C’est moi qu’ils cherchaient ! C’est moi qu’ils voulaient ! J’aurais dû être à sa place ! »
Sans attendre davantage de paroles de sa part, Firo contourna Naylinn et poursuivit sa course vers le village. Il avait craché ses derniers mots au visage de son amie comme du venin, mais c’était bien envers lui-même que sa colère était dirigée. La culpabilité le rongeait. Son imprudence et ses mensonges avaient été une erreur fatale. Il avait condamné son frère au sort qui lui était pourtant destiné.
Ses jambes, puis ton son corps, s’endolorissaient et s’alourdissaient à chacun de ses pas. Il s’en moquait. La souffrance ne lui faisait rien, car les songes qui l’accablaient dirigeaient sa volonté de remédier à la situation. Il arriva bientôt sur la grand-place d’Alapos, où son espoir s’envola définitivement. Il n’y avait plus aucune trace des intrus dans tout le village, et le maudit vaisseau s’était déjà élevé d’une dizaine de mètres au-dessus du sol.
Firo tomba sur ses genoux, vidé de toute l’énergie qui l’avait mené jusqu’ici. La gorge nouée, il regarda une dernière fois l’engin infernal qui était en train de s’échapper avec son précieux otage. Ce fut alors qu’il remarqua la présence d’un homme, habillé de blanc et doté d’un casque à épines, posté sur le rebord de la rampe qui ne s’était pas encore complètement close. Et, pour un court moment, son chagrin se transforma en une fureur dévorante. Alors que ses yeux s’illuminaient de larmes, Firo tendit un bras vengeur vers l’inconnu. Les flammes de sa rage et de sa colère se matérialisèrent dans le creux de sa main, et une boule de feu vint s’écraser sur la coque, juste à côté du visage de l’homme. Kogona bondit de surprise et eut simplement le temps de lancer un regard furtif en direction de son jeune attaquant, avant que la soute ne se referme définitivement. Le vaisseau prit rapidement de l’altitude, ses réacteurs crachèrent d’immenses jets bleutés dans le ciel, et il finit par disparaître en un éclair, au-delà des filaments rougeoyants de la Fournaise.
Firo s’écroula. Il n’était plus que douleur, tristesse et accablement. Son visage dans ses mains, il n’arrivait pas à contenir les ruisseaux de larmes qui s’en écoulaient. Il aurait voulu mourir, là, tout de suite.
Il pleura pendant plusieurs longues minutes, au point d’assécher le reste de son corps. Puis, à mesure que ses noirs songes se bousculaient dans son esprit, il finit par s’accrocher à une seule pensée, une seule émotion. La colère coula à nouveau dans son corps, le revigorant, et lui permettant de faire cet ultime serment :
« Je te retrouverai. Je te le jure, Gao, je te le promets. Je te retrouverai et je te sauverai ! »
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