Chapitre VI : Le Général Kyte

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Malgré la chaude brise qui soufflait en cette ultime matinée avant le passage de la Fournaise, la surface de la Source Froide, protégée par les arbres et la petite falaise qui l’entouraient, restait immobile et lisse. Firo s’était placé sur une petite butte pour pouvoir y contempler le miroir aquatique parcouru par les lueurs célestes. Cela faisait longtemps qu’il ne venait plus aux abords du petit étang pour s’y baigner ; désormais, il s’y promenait seulement pour y noyer son désespoir. Ces eaux irisées et magiques, que désormais lui seul connaissait, étaient la bouée qui l’empêchait de sombrer dans un tourbillon de tourments mentaux. Peut-être ne faisait-il que retarder la fin de son deuil. Mais au moins pouvait-il, lorsqu’il se trouvait dans ce lieu, encore apprécier ce qu’il lui restait de sa vie, et s’imaginer un éventuel avenir. La Source Froide avait ce pouvoir de lui rappeler sa volonté, ses convictions et ses objectifs. Elle était le dernier élément qui le rattachait encore à son passé et à son bonheur.

Cependant, après une grande inspiration, Firo commit l’erreur de se pencher un peu trop vers le miroir liquide, et il y entrevit son propre reflet. Il se trouvait hideux. Non pas que sa mère mentait lorsqu’elle exaltait la beauté de son fils ; Firo était en effet très bien bâti pour son âge. Tous les travaux agricoles qu’il effectuait depuis son enfance avaient sculpté sa musculature féline, même si son visage respirait encore une fringante jeunesse. Mais c’était ce qu’il savait être devenu, au-delà de son physique, qui le dégoûtait. Ce qu’il avait fait, et ce qu’il était désormais incapable de faire.

De rage, Firo créa une boule de feu au-dessus de son épaule et lui ordonna mentalement de s‘écraser contre l’onde. Une explosion de vapeur jaillit du point d’impact, et des vagues concentriques déformèrent la surface de l’eau.

Ayant voilé son reflet, Firo se replongea plus sereinement dans ses réflexions. Sachant que la Fournaise devait arriver dans la soirée, il se penchait d’ores et déjà sur les préparatifs de son prochain voyage. Et même s’il disposait de deux mois entiers avant de pouvoir effectivement partir en expédition, c’était également devenu une sorte de rituel pour lui. Chaque dernier jour de Calme, il se rendait à la Source Froide et pensait. Il ignorait comment, mais c’était cet unique moment qui l’emplissait de courage, de détermination, et même d’espoir. Tout était différent. Il en venait à rêver qu’un matin, alors qu’il attendrait ainsi au bord de l’eau, le mystérieux vaisseau réapparaîtrait et lui rendrait son frère. Et soudain, son rêve commença à devenir réel.

Alors que la surface de la mare redevenait limpide, de minuscules vibrations apparurent et brouillèrent à nouveau le reflet déformé de Firo. Celui-ci comprit rapidement que, cette fois, il n’était pas à l’origine de ces perturbations. Un grondement accompagna les tremblements de l’eau et, bientôt, ce fut toute la nature autour du jeune homme qui fut ébranlée. Les feuilles des arbres s’agitaient et tombaient, alors que le bruit de tonnerre s’amplifiait. Il était de retour…

Firo s’élança à travers les bois. Ses jambes, alimentées par l’adrénaline et une euphorie indescriptible, le portèrent à une vitesse qu’il ne soupçonnait pas pouvoir atteindre. Il déboucha dans des champs adjacents au village, et ce fut à cet instant qu’il leva les yeux vers le ciel dégagé et l’aperçut : le vaisseau spatial, le même qui avait fait son malheur quatre ans auparavant.

Firo galopa à travers l’une des avenues d’Alapos qui menait à la grand-place. C’était évidemment à cet emplacement que l’engin allait à nouveau atterrir, et tous les villageois en avaient conscience. Pendant quatre douloureuses années, ils s’étaient tous, chacun à leur façon, préparés à l’éventualité d’un nouvel assaut venu du ciel. Ainsi, tandis que le vaisseau stabilisait sa trajectoire et effectuait ses premières manœuvres, les citoyens les plus téméraires s’armèrent de torches et de tous les outils agricoles qui leur tomba sous la main. Dans une cohue plus bruyante qu’efficace, ils crièrent à leurs compatriotes les plus faibles de se cacher et de se barricader, tout en cherchant les positions adéquates pour accueillir, et affronter, les envahisseurs.

Firo, afin de remonter jusqu’au bout de la rue, devait s’opposer à la fois aux mouvements désorganisés de la foule et à ceux de l’air déplacé par les réacteurs du vaisseau. La traversée fut longue de plusieurs minutes, mais le jeune homme parvint finalement à se faufiler jusqu’à l’attroupement qui encerclait le centre de la place, où les quilles de l’appareil touchaient enfin terre. En jouant des coudes et des épaules, il se fraya un chemin jusqu’à la première ligne des combattants, parés pour s’élancer lorsque l’ennemi se montrerait hors de son bastion volant. Des cliquetis et des grincements émanèrent du vaisseau et, sans davantage de suspense, la rampe s’abaissa.

Alors que Firo s’était légèrement reculé pour éviter d’être entraîné dans la charge, les valeureux d’Alapos se ruèrent de trois pas vers l’ouverture de l’appareil. Trois pas, avant que d’énormes pics en acier ne se dressent tout à coup face à eux. Ces rangées concentriques de dents serrées et acérées étaient apparues sans avertissement, stoppant les villageois hardis et les laissant nager en pleine perplexité. Aucun piège de cette ampleur n’avait pu être installé au préalable sans que quiconque ne s’en soit rendu compte. Cette technologie – à moins que ce ne fusse une forme de magie – qui avait fait bondir cette barrière argentée et tranchante, constituait une anomalie de la réalité pour l’esprit des Floshiens, tangible et visible mais difficile à croire.

Les défenseurs autochtones ainsi arrêtés, des pas parfaitement synchronisés retentirent depuis la cale du vaisseau, annonçant le débarquement imminent des étrangers. Quatre lignes d’une trentaine de soldats descendirent la rampe en rythme et se positionnèrent autour de la carlingue dans un ballet harmonieux. Leur minutieuse discipline contrastait énormément avec la méthode d’assaut qu’ils avaient adoptée quatre ans auparavant, et qui consistait à se jeter sauvagement sur les villageois. Ces derniers s’en souvenaient et se méfiaient : ils n’avaient aucune confiance en l’attitude pacifique de leurs visiteurs.

Les deux groupes, toujours séparés par les cercles de métal dentés, s’observaient et se jaugeaient sans un mot. Ce silence tendu ne fut brisé que par les bruits clairs et lourds de pas qui résonnaient à nouveau depuis la rampe. Un colosse était en train de descendre depuis les entrailles du vaisseau et avançait calmement jusqu’au-dehors. Sa taille de géant souffla toute émotion combative qui subsistait parmi les villageois, pour les remplir à la place de stupeur et de crainte. D’autant qu’en plus de sa carrure monumentale, son corps gonflé de muscles était entièrement recouvert par une énorme armure de fer. Plastron, épaulières, gantelets, genouillères : toute son anatomie était protégée par des plaques métalliques, tandis qu’une cotte de mailles portée au-dessous de cette carapace en comblait les rares interstices.

L’individu s’avança davantage vers la foule, jusqu’à ce que son immense silhouette éclipse les rayons du jour qui éblouissaient Firo. Loin d’être aussi impressionné que ses concitoyens, le jeune homme profita de cet ombrage pour distinguer les détails du physique du géant. Engoncé dans un casque massif de la même matière que le reste de sa cuirasse, son visage arborait des traits anguleux et imberbes. À la fois peu ridé et marqué par des épreuves, il ne semblait ni jeune ni vieux, si bien qu’il était impossible d’évaluer son âge.

Le mastodonte, surplombant toute la population d’une hauteur de tête au minimum, empoigna la garde de son épée accrochée à sa hanche. Alors qu’il inspirait longuement, Firo s’aperçut que l’arme n’était pas rangée dans un fourreau, mais simplement retenue par un anneau d’acier qui avait été soudé à l’une des plaques de l’armure. Mais il ne fut pas intrigué par ce détail plus longtemps car, d’une voix forte, l’homme cuirassé proclama :

« Salut à vous, peuple de Floshrun. Veuillez garder votre calme, nous ne vous voulons aucun mal. Je vous remercie de nous accueillir au sein de votre charmante ville.

— Vous n’êtes pas les bienvenus ! lança l’un des doyens d’Alapos, accompagné par des clameurs de protestation.

— Vous avez un sacré culot pour venir ici comme si de rien n’était ! s’écria une voix de femme. Vous êtes qui, déjà ?!

— Excusez mon impolitesse, poursuivit le grand homme sur le ton le plus suave dont il était capable. Il est vrai que nous ne nous sommes encore jamais présentés à vous. Je suis le Général Kyte, Dirigeant de Forclide et chef des armées de cette même planète. Je fais également partie du Conseil de Direction de l’Empire Darklide et commande personnellement, par mes titres et expériences militaires, environ vingt pour cent des troupes Darklidianes. »

Personne, parmi son audience, n’avait compris le charabia de ce soi-disant général. Même Firo, qui était pourtant l’une des personnes les mieux éduquées du village, n’avait reconnu que quelques mots qui lui semblaient vaguement familiers.

Cependant, l’ignorance de son public eut pour unique et curieux effet de faire apparaître un sourire satisfait sur le visage de Kyte. Il reprit, de façon un peu moins solennelle cette fois :

« Veuillez à nouveau m’excuser. J’oublie régulièrement que votre planète s’est isolée du reste du système d’Orlaïli depuis plusieurs siècles, et qu’en plus, vos communautés sont souvent hermétiques et ne communiquent pas entre elles. Pour vous expliquer les choses simplement, il existe dans notre système stellaire d’autres mondes que le vôtre, avec d’autres peuples et d’autres sociétés. Mais à l’inverse de vous, habitants de Floshrun, nous avons tous conscience de l’existence des autres planètes et sommes, sauf peut-être pour des cas particuliers, capables de voyager entre elles. »

Pendant que le général débitait ainsi son discours, Firo se surprit en train de rêvasser. L’évocation de tous ces nouveaux mondes inconnus et mystérieux avait réveillé ses désirs d’exploration et de découverte. Mais sa jubilation, déplacée dans un moment aussi grave, ne dura que quelques secondes, avant qu’il ne la réfrène et se reconcentre sur la narration de Kyte.

« Parmi les peuples d’Orlaïli, nous faisons partie d’un groupe qui a choisi de s’unir et de s’organiser en une fédération du nom d’Empire Darklide. Les valeurs qui nous ont rapprochés, à savoir la paix et la sécurité pour tous, sont désormais notre objectif commun ultime. Mais cette paix est en péril, ce qui nous oblige à mettre en œuvre certaines actions, notamment ici, sur Floshrun…

— Vous, vous défendez la paix ?! interrogea un autre villageois, furieux. Vous prétendez ça alors que vous kidnappez des gens ?!

— C’est un problème de point de vue, cher monsieur, continua calmement le général. Vous n’avez pas toutes les informations nécessaires pour pouvoir comprendre…

— Dans ce cas, expliquez-nous, intervint alors Firo en s’avançant autant qu’il put vers le militaire. »

Kyte sembla rester sous le choc à la suite de cette demande. Peut-être était-ce à cause de l’air confiant du jeune homme qui le dévisageait, ou du ton de défi qu’il avait employé, mais la bouche bée et les grands yeux du géant trahissaient sa complète surprise. Il ne devait se faire apostropher de la sorte que très rarement ; les foules auxquelles il avait déjà eu affaire étaient probablement du genre à obéir sagement ou protester bruyamment plutôt qu’à demander des justifications claires.

Après être parvenu à reprendre son timbre protocolaire et pédant, le général se replongea dans son monologue :

« Il faut savoir qu’il existe une autre organisation de grande ampleur dans le système d’Orlaïli. Une organisation rivale de l’Empire Darklide, et ce depuis sa fondation il y a dix-neuf ans. Les membres les plus éminents parmi ces adversaires se font appelés les Alliés, et ce sont ces personnes qui menacent notre paix interplanétaire. Comme je l’ai évoqué, notre but est et a toujours été de s’assurer de la sécurité des peuples, quels qu’ils soient. Et cela passe également par le fait de leur donner la liberté et les moyens de se protéger. Et c’est là que nous sommes tombés en désaccord… »

Il marqua une pause, scrutant les réactions d’incompréhension et de confusion chez les villageois. Son discours se voulait volontairement cryptique, et il ne faisait aucun effort pour le rendre intelligible. Et alors que ses compatriotes semblaient endormis après ce laïus, celui-ci ne fit que renforcer la méfiance de Firo. À ses yeux, cette fausse complexité dans les paroles du général n’était qu’une astuce, une tentative de manipulation pour éluder des éléments qui mettraient en péril sa crédibilité. Il ignorait de quoi il s’agissait, mais il s’engagea à le découvrir.

« Les Alliés refusent de vous aider, mais grâce à nous, vous aurez la capacité de vous défendre, quoi que nos rivaux puissent en dire. C’est donc pour cela que nous sommes venus dans de nombreux villages de Floshrun, dont le vôtre, et que nous y avons enrôlé les personnes les plus aptes : pour en faire des soldats, destinés à protéger leur planète. Car c’est bien de cela qu’il s’agit : nous n’avons jamais kidnappé personne, nous n’avons fait qu’emmener de braves gens dans notre monde pour leur proposer une formation militaire, ce qu’ils ont tous accepté.

— Et pourquoi ne pas nous l’avoir dit plus tôt ? insista Firo, toujours armé de son regard provocateur. Pourquoi nous fournir des explications seulement maintenant ? »

Ces questions du jeune homme lancées comme des poignards désemparèrent une nouvelle fois Kyte. En plus de la surprise, l’impatience et la frustration déformaient à présent les traits du colosse. Des rides de colère semblèrent même se dessiner sur son front, bien qu’il n’haussa pas la voix pour répondre à l’outrecuidant garçon :

« Les choses ont changé depuis ces premières opérations de recrutement, et les relations entre notre Empire et les Alliés n’ont fait que se dégrader. Floshrun était, et est toujours, une planète à part dans le système d’Orlaïli, et la question de sa gestion a exacerbé les tensions entre nos peuples. Un traité nous a été imposé il y a quelques années : un traité empêchant toute intervention dans ce monde de notre part ou de celle des Alliés afin de, théoriquement, préserver son statut neutre et isolé. Il a été signé en secret, et par des soi-disant représentants Darklidians qui, en réalité, ne représentaient en rien les valeurs que nous défendons. Cet accord allait de toute évidence à l’encontre de nos principes fondateurs, et nos ennemis avaient désormais l’occasion d’attaquer cette planète sans qu’elle ne puisse bénéficier de notre protection. C’est pourquoi nos recrutements devaient se faire le plus rapidement et le plus secrètement possible. Ainsi, nous avons tout d’abord choisi de vous cacher notre identité et nos intentions : moins vous pouviez en dire, moins les Alliés pourraient apprendre de vous si l’occasion se présentait. Ils ne doivent pas savoir que nous entrainons une armée Floshienne contre une de leur potentielle agression. Car si cette information éclatait au grand jour, la guerre serait inévitablement déclarée. Et elle serait violente…

— Cela ne répond pas à la question du garçon ! protesta l’un des voisins de Firo. Pourquoi nous le dire seulement maintenant ?

— Oui, pourquoi ? reprirent en chœur d’autres villageois. Pourquoi ?!

— Cette information ne peut pas vous être dévoilée, pour le moment. Sachez juste qu’un événement a accéléré le processus naturel…

— On ne vous croit pas ! rugirent plusieurs femmes dans la foule. Vous racontez n’importe quoi ! Dites-nous la vérité ou dégagez de notre village !

— Très bien. Dans ce cas, peut-être entendrez-vous la vérité si elle vient de la bouche de vos confrères… »

Sur ces mots, Kyte fit un grand pas de côté, laissant aux habitants d’Alapos face à lui une vue dégagée sur la rampe du vaisseau encore abaissée. Pour la troisième fois, des bruits de pas métalliques, précédant le débarquement de nouvelles troupes, se firent entendre. D’autres soldats sortirent de l’ombre de la carlingue et vinrent se présenter derrière leur général. Ils portaient tous la même armure cuivrée Darklidiane, et pourtant, Firo trouva quelque chose de familier dans leur faciès. Il avait l’impression d’avoir déjà vu ces personnes.

Soudain, les pics d’acier se rétractèrent vers le sol et disparurent aussi promptement qu’ils étaient apparus. Les nouveaux venus s’approchèrent encore à petits pas, tandis qu’un couple présent en première ligne des villageois poussa un cri. Ce n’était pas un cri belliqueux exprimant leur colère ou pour se donner du courage ; c’était un cri bref, viscéral, sans arrière-pensée autre qu’une sincère stupeur. Pourtant, sans donner d’explication, les deux époux se ruèrent tout à coup vers l’un des Darklidians, sans qu’aucun de ces derniers ne bronche. Ils se jetèrent dans les bras du soldat et l’abreuvèrent de baisers, tandis que des rires et des larmes déformaient leurs visages.

Ce ne fut qu’après que la scène se produisit à plusieurs reprises que Firo comprit qui était ce groupe de militaires : des Floshiens, probablement ceux qui avaient été enlevés seize ans plus tôt. Cela expliquait l’air de famille qu’il avait décelé chez eux, et pourquoi le village tout entier s’était à présent regroupé autour des derniers venus. Des explosions de joie, des chants et d’autres formes de célébrations avaient déjà pris la place de la tension entre les deux foules, qui régnait encore quelques secondes à peine avant ce retour inespéré des kidnappés.

Même s’il n’était pas directement concerné, Firo partageait l’allégresse de ces familles qui se réunissaient après tant d’années. Il captait tout autour de lui des bribes de discussions entre des parents et des enfants qui s’étaient perdus. « Comment vas-tu ? » « Qu’est-ce que j’ai raté ? » « Tu m’as manqué. » « Je n’y croyais plus. » Des mots et des morceaux de phrases qui, même s’ils ne lui étaient pas destinés, avivaient un incommensurable sentiment d’espoir dans le cœur de Firo.

Le jeune homme fut littéralement emporté dans un tourbillon de bonheur. Les villageois autour de lui dansaient, se cajolaient, parlaient ou s’embrassaient, tout cela sous le regard charmé des Darklidians et de leur général. Mais, petit à petit, cette empathie qu’il avait pour ses concitoyens se transforma cruellement en angoisse. Une panique mêlée de frustration le gagna peu à peu alors qu’il cherchait un visage bien précis à travers la foule. Il ne voyait pas Gao.

Puis, lorsque le général Kyte reprit une ultime fois la parole, Firo profita de toute l’attention qui était rivée vers le mastodonte pour s’en approcher. Celui-ci déclara de sa voix sempiternellement forte et solennelle :

« J’espère que cela vous prouve à tous notre bonne foi. Je dois cependant vous avertir : à cause des tensions toujours plus vives avec les Alliés et des besoins grandissants en soldats pour défendre nos nations et la vôtre, vos proches militaires ne pourront pas rester éternellement ici. Nous reviendrons les chercher dans deux mois, au premier jour de la fin de la Fournaise. Mais d’ici-là, je vous souhaite à tous de profiter de vos retrouvailles. Et pour les familles qui le désirent, elles pourront nous accompagner lors de notre retour…

— Excusez-moi. »

Alors que des rumeurs de mécontentement et de satisfaction entremêlées naissaient, immédiatement avortées par un orage d’applaudissement initié par les Darklidians, Kyte se tourna vers le garçon qui l’avait interpelé en lui secouant l’avant-bras. C’était toujours le même : ce petit paysan qui avait exigé des justifications de sa part.

« Où se trouve Gao ? Pourquoi n’est-il pas revenu avec les autres ?

— Gao… réfléchit quelques instants le général. Ah, oui ! Gao. Tu es de sa famille, c’est ça ?

— Oui, je suis son frère.

— Et comment t’appelles-tu ?

— Firo. Répondez à ma question, maintenant. Où est Gao ? »

Kyte sembla proprement céder sous l’insistance du jeune homme. Il baissa la tête et posa un genou à terre, même si cela ne lui suffit pas pour se mettre au niveau du jeune homme. Il laissa tomber son bras pesant sur l’épaule de ce dernier et chercha ses mots avec un air grave.

Alors qu’il tentait de ne pas ployer sous la masse musculeuse et carapaçonnée qui pesait sur lui, Firo sentit l’anxiété l’envahir totalement. De petites gouttes salées se formèrent aux coins de ses yeux.

Finalement, après s’être raclé la gorge, Kyte commença ses aveux avec une voix bien plus douce que lors de ses précédentes prises de parole :

« Écoute, Firo. Gao a été sous mes ordres pendant plusieurs années, et je peux t’assurer que c’était l’un des meilleurs dragonniers que j’ai eu l’honneur de commander. De toutes les missions qui lui ont été confiées, très peu furent des échecs, et parmi ces échecs, aucuns n’étaient de son fait…

— Que lui est-il arrivé ?! rugit Firo, son angoisse se changeant soudain en rage.

— Je suis sincèrement désolé, mais… il est mort. Il a été tué par les Alliés lors d’une opération de contre-espionnage.

— M… Mort ? bégaya-t-il, happé par le choc de cette annonce.

— Oui, et il a reçu des funérailles grandioses, crut nécessaire de préciser le général. Elles étaient dignes de la personne qu’il était. »

Il lui renouvela ses condoléances avant de réadopter sa posture de géant, et il s’éloigna pour aller prendre part à d’autres discussions. C’était comme s’il avait fait cela des centaines de fois, et que plus aucune annonce funèbre ne pouvait le perturber. Mais Firo, lui, avait été poignardé par les mots du général.

Ses émotions se déversèrent dans son corps en un torrent chaotique et déchaîné. Il n’était plus qu’un mélange bouillonnant de tristesse extrême, d’incompréhension et de colère. Chacun de ses membres, peinant à le maintenir debout, tremblait de façon incontrôlable. Ses poings serrés et son visage, rigide et déformé par la déferlante émotionnelle, se mirent à rougir. L’atmosphère lui-même se réchauffa autour du jeune homme. L’environnement qui l’entourait paraissait être impacté par la tempête de rage dont il était l’épicentre.

Firo essaya une première fois de parler, mais une boule d’aiguilles emprisonnait chacun de ses mots dans sa gorge. Ce ne fut que lorsqu’il laissa ses dernières barrières psychologiques se consumer sous le feu de ses émotions qu’il parvint à articuler :

« Gao… est… mort… Gao est mort. »

Et il répéta mécaniquement cette phrase, de plus en plus fort, de plus en plus distinctement. Ses yeux étaient devenus inhumains. Les villageois et les Darklidians autour de lui s’inquiétèrent lorsqu’ils aperçurent de minuscules étincelles jaillir de ses prunelles et de ses phalanges. Puis, ce fut l’attention de toute l’assemblée qui fut dirigée vers lui quand les flammes des torches se mirent à danser et s’élever dangereusement.

Kyte, qui fut l’un des derniers à prendre conscience des événements surnaturels qui avaient lieu, mit fin à sa conversation et se tourna vers le garçon avec un air circonspect. Au paroxysme de sa transe, Firo se mit à hurler :

« GAO EST MORT !

— Firo, att… »

Mais le général ne put achever son cri. Lui et tous les soldats qui se trouvaient dans les environs furent frappés par des boules de feu apparues du néant. La plupart des militaires touchés furent assommés ou projetés en arrière, mais Kyte, protégé par son armure et sa corpulence, n’eut qu’un faible mouvement de recul.

Les Darklidians se relevaient à peine qu’une cohue s’était déjà mise en mouvement. Ajoutant au désordre, les torches portées par les villageois devinrent complètement folles. Lâchées par leurs propriétaires qui détalaient en direction des abris les plus proches, elles étaient désormais les foyers de formidables brasiers qui se répandirent sur la place. Un violent incendie ne tarda pas à envahir l’espace, prenant au piège de nombreuses victimes.

Tandis qu’il s’apprêtait à affronter les flammes qui s’attaquaient à son vaisseau et son équipage, Kyte aperçut du coin de l’œil, courant à travers la foule comme il était arrivé, le frère de Gao. Il l’avait vu au cœur des phénomènes ravageurs et le soupçonnait d’en être l’origine. Mais à présent, le petit fermier était en train de s’enfuir en direction de la forêt la plus proche.

« Attrapez ce jeune homme ! lança-t-il à ses soldats encore debout, juste avant que Firo ne disparaisse de son champ de vision. Attrapez-le et amenez-le-moi ! Il ne doit pas s’échapper ! »

Le général releva d’un bras quelques-uns de ses hommes encore abasourdis et les lança à la poursuite du fugitif. Il ne fit pas attention à la direction que prirent ses sous-fifres, ni ne s’inquiéta du fait qu’ils aient bien compris ses ordres : le bûcher qui continuait à dévaster la grand-place était son combat prioritaire.

• • • • •

Firo détalait à travers les bois épais et les buissons épineux. Il s’écorcha de nombreuses fois contre des ronces ou des cailloux pointus, mais aucune de ces blessures ne parvint à le faire ralentir. Les bruits de voix et d’armures s’entrechoquant qui le poursuivaient depuis plusieurs minutes étaient un moteur plus que suffisant pour le propulser à pleine vitesse. Même ses muscles douloureux et ses poumons agonisant pour lui fournir de l’air n’étaient qu’une gêne sans importance. Ses émotions étaient toujours en train de le guider, et seule la peur régnait désormais. Il fallait fuir. Mais où aller ?

À bout de souffle et souffrant de multiples crampes, il s’autorisa une halte sous le couvert d’une masse végétale. Il se cacha derrière un gros tronc et réfléchit. S’aidant des sons émis par ses poursuivants, il évalua leurs positions. Si ses intuitions étaient bonnes, le chemin vers la Source Froide lui était certainement barré. De toute façon, qu’aurait-il bien pu faire une fois là-bas ? Il ne pourrait pas davantage les semer que dans n’importe quel autre lieu de la forêt. Il avait également envisagé de revenir vers le village et trouver refuge dans sa maison. Ou, si la situation devenait encore plus critique, il fuirait à travers les souterrains d’Alapos. Mais cela impliquait de mettre une nouvelle fois en danger ses parents et ses concitoyens, et cela, il s’y refusait. Courir droit devant était donc sa seule option. Sa seule chance de survie.

Un projectile siffla près de son oreille et s’écrasa sur le tronc, juste au-dessus de sa tête. C’était le signal indiquant qu’il fallait repartir au plus vite. Les Darklidians étaient à présent visibles, se démenant à travers les branchages pour tenter de rejoindre le jeune homme, alors qu’ils clamaient leurs sommations et agitaient leurs armes.

Firo s’élança à nouveau et galopa entre les arbres et les ronces. À mesure que ses jambes se vidaient de leurs forces, il sentit une nouvelle énergie affluer dans ses veines. Même si ses émotions s’étaient calmées, sa magie devenait de plus en plus présente et instable. Il la déversa sur les végétaux qui bordaient son chemin, les enflammant afin de ralentir ses poursuivants. Mais toutes ses manœuvres étaient insuffisantes, et les Darklidians demeuraient toujours à ses trousses.

Firo commença à gravir une pente raide, et il s’aperçut que la forêt était de plus en plus clairsemée. Des flèches lumineuses et d’autres jets de formes diverses et inconnues l’assaillaient et l’empêchaient de penser davantage à la route qu’il empruntait. Il évitait, du mieux qu’il le pouvait, les projectiles qu’on lui lançait, tandis qu’il s’affairait à trouver tous les moyens de freiner les Darklidians sans perdre sa propre vitesse. Une gymnastique autant physique que mentale pour son corps et son cerveau déjà épuisés. Ce ne fut que lorsqu’il atteignit un terrain plat qu’il se rendit compte de la direction qu’il avait prise : par instinct, il avait rejoint le Temple de Pyros.

Un nouvel affolement vint s’ajouter à ceux qui accablaient déjà son esprit. Il s’était juré de ne plus jamais pénétrer dans ce lieu et, même si la situation exigeait qu’il y trouve refuge, il eut un instant d’hésitation à l’idée de briser sa promesse. Il chercha un autre itinéraire pour se replier, mais la falaise lui empêchait désormais toute manœuvre d’évitement. Il était coincé entre l’entrée béante de la grotte et les Darklidians qui étaient sur le point de le rattraper.

Le dilemme fut insoutenable, et il s’en voulut de tarder autant pour prendre sa décision. Mais, finalement, il avança. Il courut jusqu’à la caverne alors qu’une nouvelle volée de flèches passait à côté de ses oreilles. Il pénétra dans l’obscurité, sauta du haut des escaliers, enjamba l’autel et s’arrêta net devant l’entrée du tunnel. Des souvenirs remontèrent brusquement et paralysèrent ses pensées en même temps que ses membres. La voix provenant des tréfonds du temple, et qui l’avait appelé lors de sa première exploration, lui revint en tête. Mais il n’était plus capable de déterminer si ce murmure était réel ou si sa mémoire envahissait son esprit contre son gré.

Tout à coup, Firo fut extirpé de ses songes inhibants par le fracas des militaires qui descendaient les marches. Il chassa d’un mouvement de tête les dernières réflexions qui s’y accrochaient, et il se jeta à l’intérieur de l’antre ténébreux. Pendant d’interminables secondes, il dégringola une pente étroite et vertigineuse.

Firo eut à peine le temps de se relever de sa longue glissade qu’une lumière rougeâtre jaillit en face de lui. Il l’esquiva et, désorienté, se contenta de l’observer alors qu’elle passait par l’embouchure du tunnel. L’orbe disparut en remontant le passage à toute allure et explosa juste avant d’arriver à son sommet. Un puissant souffle, accompagné de poussière et de petits galets, vint percuter le jeune homme dans le dos. Enfin, tout devint calme.

Firo peina à réaliser ce qu’il venait de se produire. L’unique sortie s’était rebouchée derrière lui, et il se retrouvait coincé dans une immense caverne. Pour couronner le tout, la Fournaise recouvrerait la région dès la tombée de la nuit. Il ne lui restait plus que quelques heures pour trouver une solution et s’échapper de ce piège infernal. S’il n’y parvenait pas, il devrait survivre sous terre, sans lumière, ni eau, ni nourriture, pendant deux mois entiers. La situation semblait désespérée, et ce fut à son tour de céder à la panique.

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