Chapitre IX : Envol
Firo passa la tête dans l’ouverture à peine plus large que son propre torse. Il aperçut un mince filet de lumière dorée éclairant le fond du trou. Les lueurs infernales et dansantes de la Fournaise avaient disparu depuis la veille, mais le jeune homme ne voulait pas précipiter sa sortie de la grotte. À présent, il était assuré que les vents brûlants s’étaient dissipés, et il pourrait s’aventurer au-dehors en relative sécurité. Néanmoins, il demeurait des doutes quant à l’accueil qu’il recevrait une fois qu’il aurait regagné son village.
« Tu crois que les Darklidians sont toujours à Alapos ? demanda Pyros lorsque son dragonnier se retourna vers lui.
— Je n’en sais rien, avoua-t-il avec une grimace d’amertume. Ils devaient revenir au premier jour de la Fournaise. Et ils avaient l’air pressés de réembarquer avec toutes leurs recrues… ou plutôt, leurs prisonniers, comme je devrais les appeler…
— Ils avaient également l’air déterminés à te capturer, Firo. Ne penses-tu pas qu’ils seraient capables de te tendre un piège si tu retournais à ton village ? Ils savent très bien que tes parents y sont encore, et s’ils croient que tu as survécu à la Fournaise pendant deux mois, ils s’attendent probablement à ce que tu reviennes les voir à un moment ou un autre.
— C’est vrai… Mais si vraiment les Darklidians étaient encore là pour une seule et unique raison, autrement dit pour moi, ils auraient certainement déjà tenté de me retrouver et de déboucher le passage par lequel je suis arrivé dans ces grottes, n’est-ce pas ?
— Tu as sans doute raison… capitula le dragon. Quoi qu’il en soit, il faudra que tu sois extrêmement prudent une fois dehors. Comment comptes-tu procéder ? »
Firo observa une nouvelle fois l’entrée du tunnel de la largeur d’un terrier de renard, puis il se plongea dans une intense réflexion. Il commençait à faire les cent pas lorsqu’il trouva enfin la réponse à fournir à son familier :
« Il y a de nombreuses petites buttes autour du village, et l’une d’entre elles surplombe l’avenue face au Palais Rouge. Elle n’est pas habitée, et je pourrai aller m’y poster sans être vu en passant par la forêt. De là, il me sera possible d’observer tout ce qu’il se passe à Alapos. Et ensuite, en fonction de la situation là-bas, nous pourrons décider de quoi faire…
— Ça me semble être un bon début, commenta Pyros sans réelle conviction avant de changer de sujet. Sinon, tu te souviens de ce que je t’ai dit concernant ma réinvocation ? »
Firo se pencha et alla ramasser l’Épée de Pouvoir posée non loin, entre quelques stalagmites. Il la saisit par le manche et, la dressant face à son visage, caressa la lame du bout des doigts. Il tourna ensuite son regard et détailla le museau de son dragon, dont le souffle lui réchauffait le cou. Il le contemplait, comme si c’était la dernière fois qu’il allait le voir. Et pour cause…
« Je sais, souffla-t-il. Tu dois retourner dans l’épée, car tu ne peux pas sortir autrement de cet endroit. Ce sera par la suite à moi de trouver le moyen de te faire reprendre ta forme physique.
— La première invocation par le dragonnier est toujours la plus compliquée à réaliser, insista Pyros, alors qu’il avait déjà répété de nombreuses fois ces recommandations. C’est un acte qui te demandera une grande volonté. Tu ne pourras réussir que si tu trouves la bonne méthode, et surtout le bon équilibre dans tes émotions. Tu dois à la fois ressentir le besoin, l’envie et la force de m’appeler.
— Je ne suis pas sûr d’avoir tout compris, marmonna Firo, impatient. Mais j’essaierai de faire au mieux.
— Dans ce cas, le mieux, ce sera de fuir si tu te retrouves menacé. Nous pourrons toujours communiquer mentalement lorsque je serai dans l’épée, mais ne considère pas que je pourrai te sortir de n’importe quelle situation dangereuse. Et évite de provoquer les soldats Darklidians : je pense avoir été un bon enseignant, et toi un élève doué et attentif, mais nous ignorons encore quel entrainement cette armée reçoit. Sans compter que pour certains d’entre eux, ce sont eux aussi des dragonniers…
— Je ferai attention, je te le promets.
— Ne dis pas ça à la légère, Firo ! gronda-t-il d’une voix sévère dans la tête de son humain. Tu ne peux pas me mentir, alors ne fais pas de promesse que tu ne comptes pas tenir ! »
Le garçon poussa un soupir d’exaspération à peine dissimulé. Mais, ensuite, il ne put s’empêcher de plonger ses yeux noisette dans les iris jaunes de son dragon. Et son humeur insouciante, voire défiante, s’évanouit aussitôt lorsqu’il ressentit toute la gravité qu’exprimait Pyros en silence. Aucun d’eux n’eut à parler, ni par sa voix ni par son esprit. Et un simple hochement de tête de Firo prouva à la créature qu’il avait compris le message et y adhérait désormais. Il ne ferait aucune imprudence.
La bête ailée se redressa fièrement jusqu’au toit de la caverne, tandis que son jeune dragonnier brandissait à nouveau son épée face à lui.
« Bien, allons-y, déclara simplement l’Ombre Rouge. »
Sur ces ultimes mots, les écailles du dragon se mirent à s’illuminer. En quelques instants, son corps s’évapora, un halo de lumière l’enveloppant alors qu’il se changeait en un épais brouillard rougeoyant. La fumée incandescente fut filtrée et absorbée par la lame de l’épée en un souffle, laissant brusquement place à la noirceur de la caverne. Pyros avait disparu.
Esseulé pour la première fois depuis deux mois, Firo mit un moment à réagir. Lorsqu’il eut enfin remis de l’ordre dans ses songes, il découpa un long morceau de la manche de sa chemise, de toute façon déjà très sale et haillonneuse. Il enroula le lambeau autour de sa taille pour s’en faire un ceinturon et y attacha l’épée. Enfin paré à partir, il s’accroupit face à l’ouverture, pris une grande inspiration et s’y engouffra. Il rampa sur une dizaine de mètres, se dirigeant sans trop de difficulté vers la clarté du dehors de plus en plus éblouissante. Finalement, après quelques minutes à se tortiller dans l’étroit terrier, il parvint à regagner la liberté.
Après deux mois passés sous terre à ne s’éclairer qu’à la lueur des feux qu’il allumait, il dut accorder à ses yeux un temps d’adaptation. Ainsi aveuglé, ce fut une puissante odeur de suie chaude qui l’accueillit en premier. Des picotements assaillirent ses narines, tandis que des vagues de chaleur chatouillaient ses joues. Quant à ses oreilles, elles étaient importunées par les incessants crépitements et chuintements des braises autour de lui.
Et, lorsqu’il parvint à accommoder sa vue, il crut un instant qu’il se trouvait dans un autre monde. Jamais il n’était sorti des souterrains de Floshrun aussi tôt après le passage de la Fournaise, et le paysage en était méconnaissable. Toute la végétation avait brûlé et formait à présent des forêts de charbon. Les arbres, noirs et dépourvus de feuilles, abandonnaient leurs dernières branches calcinées, lesquelles tombaient sur le parterre de cendre dans de sinistres craquements. Pourtant, au milieu de cette terre de mort, Firo apercevait les premiers bourgeons et les nouvelles plantes qui germaient timidement entre les cadavres de leurs prédécesseurs. Ils constituaient déjà de petites tâches de verdures chétives, et deviendraient bientôt une nouvelle forêt verdoyante de grands et fiers arbres.
Firo chercha à se repérer dans cet environnement inédit. Il distingua d’abord les ultimes lueurs rougeâtres de la Fournaise s’évanouissant à l’horizon, alors qu’Orlaïli montait déjà haut dans le ciel. Baladant ensuite son regard sur les reliefs désolés, il finit par reconnaître la falaise du Temple de Pyros qui se dressait derrière lui. Sachant où aller, il se mit en marche.
Il ne lui fallut qu’un peu plus d’une heure pour rallier Alapos. Suivant le plan dont il avait discuté avec son dragon, il contourna le village par les bois, morts mais encore assez épais pour lui fournir un couvert, et il s’établit sur les petites hauteurs qui surplombaient l’une des avenues. Là, il s’y choisit un poste d’observation décemment camouflé, et il dirigea son attention vers le Palais Rouge.
Un frisson d’effroi le parcourut lorsqu’il constata que le vaisseau Darklidian était toujours là, au milieu de la grand-place, comme s’il n’avait jamais bougé. Et il y avait du mouvement autour de l’engin. Une vingtaine de soldats semblaient s’affairer à charger des caisses et des sacs dans le véhicule en faisant d’incessantes allées et venues sur la rampe, tandis que d’autres les observaient tout en écrivant frénétiquement sur de petits carnets. Firo reconnut certaines recrues Floshiennes qui étaient escortées jusqu’à l’intérieur du croiseur, une nouvelle fois forcés d’abandonner leur foyer et leurs familles. Malgré la distance qui le séparait de ses congénères, il lisait parfaitement l’expression de détresse et de terreur déformant leurs visages. Peu importe ce que pouvaient dire les Darklidians sur leur volonté de protéger la planète, là où ils emmenaient les dragonniers d’Alapos, ces derniers n’avaient aucune envie d’y retourner.
Cette vision anima de la tristesse dans le cœur de Firo ; mais ce fut un autre personnage qui éveilla en lui une colère inattendue. Dans l’avenue qu’il surveillait, légèrement en retrait par rapport au groupe autour du vaisseau, le jeune dragonnier le reconnut : habillé d’un manteau blanc, un casque à épines bleuâtre sur la tête, c’était forcément lui. C’était l’homme qu’il avait vu sur la rampe du croiseur, quatre ans auparavant. Celui qui avait enlevé son frère.
Firo se redressa, serra les dents et se cramponna à la terre sèche entre ses doigts. Il luttait contre ses propres jambes qui, poussées par sa soudaine fougue vengeresse, réclamaient au reste de son corps la permission de le propulser en avant. Il voulait aller combattre cet homme, le tuer si possible. Il voulait se jeter contre les Darklidians pour libérer tous ses compatriotes, là, sur-le-champ. Mais se ruer ainsi vers une défaite certaine aurait été particulièrement stupide, et sa raison guerroyait contre ses pulsions pour le maintenir à sa place.
« Pyros, il me faudrait un plan, maintenant, appela-t-il mentalement. Qu’est-ce que tu penses de la situation ? »
Firo attendit, mais aucune réponse ne parvint à son esprit. Un peu plus énervé par l’absence de son dragon, il détacha l’épée de sa ceinture de fortune et la brandit face à lui. Cette fois, ce fut en murmurant qu’il essaya de s’adresser à son familier :
« Pyros, c’est lui, c’est l’homme dont je t’avais parlé. Celui contre qui j’ai lancé une flamme pour la première fois. C’est lui que j’ai vu partir avec Gao. Tu as dit que l’on pourrait toujours communiquer, et j’ai besoin de toi, tout de suite ! »
Une nouvelle fois, le silence lui répondit. Les dents serrées, il fit une dernière tentative, sans dissimuler son exaspération dans sa voix :
« Pyros ! Réponds-moi, s’il-te-plaît !
— Ne bougez plus ! »
Firo se retourna et tomba nez à nez avec un soldat Darklidian pointant une lance en direction de sa poitrine. Abasourdi et ébloui par les reflets d’Orlaïli sur l’armure cuivrée du militaire, il leva les bras par réflexe, tenant son épée au-dessus de sa tête. Quel imbécile faisait-il : ses sauts d’humeur lui avaient fait perdre sa prudence, et il avait certainement révélé sa présence tout seul.
« Ranguy ! cria soudain le griveton. Amène-toi ! Et toi, qui es-tu ? Qu’est-ce que tu fais ici ? »
Alors qu’un autre garde, quasiment aussi jeune que Firo, sortait des fourrés calcinés, le premier attendait toujours une réponse. Mais son prisonnier était paralysé par la stupeur, incapable de produire un son ou mouvoir un muscle. Tout en commençant à le taquiner du bout de son arme pour délier sa langue, le soldat attarda son regard sur le pommeau de l’épée. Ses yeux s’écarquillèrent et, au même instant, Firo recouvra enfin le contrôle de son corps ; ou plutôt était-ce son instinct qui avait pris le dessus sur ses émotions inhibantes.
« Ce symbole… Tu es un dragonnier, n’est-ce pas ? »
Le jeune homme ne répliqua toujours pas. En tout cas, pas oralement. Mais, se laissant guider par des réflexes probablement acquis grâce à son entrainement avec Pyros, il abaissa brutalement sa lame contre la lance du Darklidian. Cette première menace ainsi écartée, il projeta une gerbe de flammes pour aveugler son opposant, puis se jeta en arrière vers la pente terreuse. Il sauta depuis le haut de la butte, amortit sa chute par une galipette et dévala le tertre en direction de la rue.
C’était sans aucun doute l’acte le plus idiot de sa vie entière. Il n’y avait plus de retraite possible. Firo avançait en courant à travers l’avenue pour le moment déserte, poursuivi par les cris de semonce des Darklidians, et n’ayant que son objectif ultime dans son champ de vision rétréci par l’adrénaline : le vaisseau. Plus aucune pensée ne traversait son cerveau, si ce n’était celle implorant son dragon de lui venir en aide.
Soudain, deux autres militaires débouchèrent de ruelles perpendiculaires et vinrent lui barrer la route. Déterminé dans sa course, il n’hésita pas et, pointe de l’épée en avant, il s’élança dans la bataille. Ses adversaires dégainèrent à leur tour leurs armes et se tinrent prêts à l’accueillir.
Les leçons de Pyros portèrent leurs fruits. Le jeune dragonnier, bloqué net dans son avancée, retint les premiers coups de ses ennemis du tranchant de l’épée et esquiva toutes leurs attaques. Son jeune âge et la légèreté de ses vêtements le rendaient souple et vivace, alors que les Darklidians, handicapés par le poids de leurs armures, s’emmêlaient en tentant de l’atteindre. Il renouvela ses attaques enflammées pour dissuader l’un de ses deux opposants d’approcher, tandis qu’il se protégeait des assauts du second. Parant l’arme de ce dernier à l’aide de sa propre épée, il trouva une ouverture pour le frapper du pied. Puis il roula au sol, se releva d’un bond et s’engagea dans un duel déséquilibré avec le soldat qui se remettait encore de ses tentatives de brûlures.
Firo était désavantagé par le nombre de ses adversaires, mais ceux-ci ne semblaient pas être beaucoup plus expérimentés que lui au combat. Et surtout, ils n’utilisaient pas leurs pouvoirs, si toutefois ils en avaient. Il était en train de tourner en ridicule ces Darklidians qui ne s’attendaient probablement pas à se mesurer à un ennemi aussi coriace. Il serait bientôt débarrassé de ces gêneurs et pourrait continuer sa course jusqu’au croiseur.
Cependant, Firo s’aperçut que les deux gardes qui l’avaient débusqué approchaient dans son dos et allaient bientôt se joindre à la bataille. Il sentit que les quatre guerriers préparaient une botte groupée pour le terrasser en une seule fois, et toutes ces informations alarmantes commençaient à le déconcentrer. Il devint bien moins offensif et recula à grands pas sous les coups de ses adversaires.
Soudain, une idée lui vint à l’esprit. Il avait répété cette technique des dizaines de fois lorsqu’il se trouvait dans la caverne et, en un peu plus d’un mois, il la maîtrisait désormais presque instinctivement. Il ne lui fallut qu’une fraction de secondes pour plonger son esprit dans sa lame, y incorporer sa magie et frapper d’un coup ample et rapide les épées de ses adversaires. Celles-ci furent coupées avec une cassure nette et incandescente, quelques centimètres au-dessus de la garde et des mains de leurs propriétaires, alors que les pointes se fracassaient sur le sol dans un bruit clair.
Privés de leur allonge, les Darklidians laissèrent tomber les restes de leurs armes principales et dégainèrent aussitôt des dagues cachées dans leurs bottes. Ainsi, ils allaient essayer de poignarder Firo à l’aide d’attaques sournoises lorsque leurs deux congénères prendraient part au combat. Malgré sa prouesse martiale, le dragonnier était toujours en très mauvaise posture et sur le point de se faire massacrer. Mais il ne capitulerait pas si facilement, et il avait encore des ressources sur lesquelles compter.
Les deux poursuivants n’étaient plus qu’à quelques mètres derrière lui, tandis que les hommes aux poignards se tenaient prêts à empêcher sa retraite dans l’autre sens. Firo produisit alors la flamme la plus sauvage dont il était capable dans sa paume, et il l’écrasa sur le sol. Une formidable explosion, dont le jeune homme était l’épicentre, résonna dans tout Alapos, et un brasier aussi haut qu’une maison apparut rapidement au milieu de la rue. Les quatre Darklidians, projetés en arrière par la déflagration, se relevèrent, hébétés, pour poursuivre le combat. Mais cela était inutile : leur cible était maintenant hors d’atteinte, protégée par un immense mur de flammes.
Firo, tout en prenant soin de déplacer et d’alimenter l’incendie dans lequel il se camouflait, marcha vers la grand-place. Il sentait ses forces être aspirées dans cet acte de magie, et il se vidait de son énergie encore plus rapidement que lorsqu’il se battait à l’épée. Mais c’était désormais la seule option qu’il lui restait pour atteindre son objectif en vie. Ses yeux se fermèrent peu à peu, sa vision entourée de flammes se rétrécit, et ses membres se mirent à flageoler. Mais il devait rester conscient. Il devait y arriver. Pour Alapos, pour sa famille. Pour Gao.
Soudain, Firo sentit une onde glacée s’immiscer au sein de son brasier et le pousser contre le mur d’une maison proche. D’abord faible, ce vent ravageur ne tarda pas à éteindre le feu du jeune homme et finit par le plaquer violemment contre les briques de l’habitation. La violence de l’impact lui fit recouvrir un état de conscience normal, et il remarqua avec horreur que son corps était prisonnier jusqu’au cou d’une épaisse couche de glace. Le froid commençait déjà à s’insinuer sous sa peau et à anesthésier ses muscles. Mêlé à la fatigue engendrée par son combat, il ne pouvait plus faire le moindre geste. Il était à la merci des Darklidians.
Il n’avait pas vu ce sortilège venir, mais il ne mit que très peu de temps à en deviner la source. À quelques mètres de lui, au bord de la route, se tenait l’homme à la peau aussi blanche que son dolman, le bras toujours tendu dans sa direction. Il affichait un sourire de satisfaction, lequel déformait de façon monstrueuse son visage ridé et creusé par une évidente austérité.
Firo essaya tout d’abord de se débattre, en vain. Son corps, souffrant de picotements de plus en plus désagréables, était complètement paralysé. Il tenta de produire de nouvelles flammes, mais aucune n’était assez chaude pour passer à travers sa prison de glace, et il s’évanouirait d’épuisement s’il utilisait davantage ses pouvoirs. Il ne lui restait plus qu’une seule option : parvenir à invoquer son dragon. Pyros était désormais le seul à pouvoir le débarrasser de cette prison gelée et de ses ennemis.
« Pyros ! appela-t-il d‘abord à voix basse, avant de se mettre à crier lorsqu’il aperçut le chef Darklidian s’avancer vers lui. Pyros, viens m’aider, je t’en prie ! Pyros ! PYROS !
— Ton dragon n’a pas l’air de t’entendre, commenta dans un souffle l’homme blafard lorsqu’il se fut assez rapproché. Ou peut-être refuse-t-il de t’obéir… C’est la première fois que tu essaies de l’invoquer, n’est-ce pas ? »
Firo fusilla du regard son tortionnaire en guise de réponse. Certes, son familier l’avait prévenu que ce premier appel serait particulièrement difficile à réaliser. Cependant, il lui avait également dit que tous deux pourraient toujours communiquer par la pensée, tant que le dragonnier avait son épée à proximité. Et il la serrait actuellement dans sa main, du plus fort de ses muscles figés sous la glace. Alors, pourquoi ne donnait-il aucun signe de vie ?
Tout en poursuivant son duel de regards avec le Darklidian pâle, Firo distingua un groupe de Floshiens se faufilant dans des ruelles proches. Il ignorait s’il s’agissait de militaires ou de citoyens cherchant à se cacher, mais si Pyros ne venait pas à son secours, ils étaient désormais sa dernière chance de s’échapper et d’accomplir la mission qu’il s’était fixé.
« À moi, Floshiens ! implora-t-il à pleins poumons. À moi, villageois d’Alapos ! Aidez-moi, je vous en supplie ! Vous devez vous rebeller, ces étrangers n’ont pas à vous obliger à faire quoi que ce soit ! Je peux vous aider à vous libérer, à vous mettre en sécurité, mais il faut d’abord que vous me délivriez !
— Économise ta salive, jeune homme. Personne ne va venir t’aider. Tes camarades ont bien trop peur des représailles ! »
Le jeune prisonnier constata à contrecœur que tous ses concitoyens présents dans son champ de vision donnaient raison au Darklidian. Ils vaquaient à leurs activités comme s’ils n’avaient rien entendu. Comme si Firo n’existait pas.
« Tu lui ressembles énormément, à ce que je vois… poursuivit le militaire sur un ton condescendant. Son portrait craché… Et en plus, tu parais avoir le même talent pour la bagarre. Tu as un style de combat brouillon et grossier, mais au moins efficace, ça valait la peine d’être admiré. Cependant, les hommes que tu as combattus n’étaient encore que des débutants, tout comme toi. Tu as l’air de vouloir affronter notre armée entière à tes risques et périls, mais mourir te serait inutile pour aider tes compatriotes. Qu’est-ce que tu comptais faire, alors, mmh ?
— Je vous aurais tous tué ! rugit Firo en crachant des postillons glacés.
— Mais bien sûr ! ricana le Darklidian. Alors que je viens de te battre d’un seul geste ! Ton frère aussi était un sanguinaire, Firo, mais lui au moins n’était pas stupide ! »
Un nouveau faux sourire, dénué de toute joie, vint déchirer la face de l’homme alors que sa victime s’était totalement immobilisée. En une seule phrase, Firo avait cru souffrir d’une seconde attaque de glace. Des milliers d’interrogations, et les hypothèses y répondant, assiégèrent en même temps ses pensées, si bien qu’il lui était tout autant impossible de réfléchir que de se mouvoir.
Malgré son expression fermée, le chef Darklidian semblait parfaitement lire les émotions du jeune dragonnier. Il expliqua à ce dernier, alors qu’aucune question n’avait été formulée à voix haute :
« Oui. Je l’ai connu. Peut-être pas aussi bien que ce que j’aurais voulu, mais j’ai connu Gao lorsqu’il était sous les ordres du Général Kyte. Il m’a parlé de toi, bien sûr. Sa disparition a été un grand coup porté à l’Empire, elle nous a tous profondément choqués…
— Je vous interdis de parler de mon frère ! rugit Firo en commençant à grelotter. C’est vous qui êtes responsables de son enlèvement, c’est votre faute s’il est mort !
— Et toi, fais bien attention à qui tu t’adresses de la sorte, petit ! Je suis Kogona, Seigneur de Darcroft et Dirigeant au sein de l’Empire Darklide. Ton existence n’a aucune importance comparée à la mienne, alors il va falloir t’apprendre le respect…
— Ah vraiment ?! insista-t-il sur un ton qui se voulait défiant, mais qui camouflait mal l’hypothermie le faisant de plus en plus souffrir. Si je suis si insignifiant à vos yeux, pourquoi m’avoir poursuivi et avoir tenté de m’enlever, moi aussi ?
— C’est Kyte qui voulait te récupérer ! Il a toujours aimé accomplir ses missions jusqu’au bout, et il semble qu’il te trouve quelque chose de spécial. Mais en ce qui me concerne, je m’en fiche… Je crois même qu’il se trompe. À ses débuts, ton frère était déjà un membre bien plus prometteur que toi pour nos rangs. À mon avis, tu serais juste un boulet pour nous, rien de plus.
— Qu’est-ce qui vous fait penser que je ne suis pas aussi fort que Gao ?!
— Quoi, tu veux faire tes preuves ?
— Non, non… bégaya alors le garçon. Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire… »
Malgré son cerveau blessé par les lames du froid, Firo comprit que Kogona était en train de jouer avec son égo et ses émotions. Et pourtant, même s’il était bien conscient du caractère insidieux de ce Kogona patibulaire, il avait également l’impression que ce dernier était le seul moyen pour lui de parvenir à ses fins. Peut-être était-ce à cause du gel mordant qui endommageait son cerveau comme il le faisait avec le reste de son corps, mais sa volonté de se battre était en train de s’évanouir. Une nouvelle stratégie, bien moins fatigante et dangereuse, s’imposait à lui : il allait baisser sa garde, calmer ses ardeurs guerrières et chercher davantage à négocier.
« Je me fiche de ce que vous pensez de moi, reprit-il calmement. Je n’ai qu’un seul objectif en tête, c’est de vous empêcher de nuire à nouveau. Alors jamais je ne rejoindrai vos rangs.
— Dans ce cas, c’est que tu es stupide, jeune homme, insulta froidement Kogona.
— Et vous, vous êtes un homme mort, dès que j’aurai réussi à me libérer. »
Soudain, Firo sentit l’étreinte de sa prison de glace se resserrer davantage autour de son corps. Tous ses organes se retrouvèrent comprimés, et un gémissement lui échappa lorsque l’air de ses poumons fut chassé de sa cage thoracique. Il était en train de suffoquer. Face à ce spectacle, une lueur d’un sentiment complexe, mélange de cruauté et de déception, passa dans les yeux de Kogona.
« En fait, tu es encore plus stupide que ce que je pensais, reprit-il. Tu n’as pas l’air de comprendre la situation dans laquelle tu te trouves. Mais je vais te donner une dernière chance. Voici les alternatives qui s’offrent à toi : soit tu embarques avec nous, et tu feras alors partie d’un monde bien plus vaste où une place glorieuse t’y est d’ores et déjà réservée, soit tu restes dans ton misérable village, et donc dans l’ignorance la plus totale, pour le reste de ta vie.
— Vous voulez dire que… j’ai le choix ? souffla-t-il avec difficulté.
— C’est bien ce que je te propose, oui.
— Je… je ne peux pas… abandonner mes parents… pâma-t-il.
— Eh bien dans ce cas, c’est dommage. C’était ma dernière offre, et ta dernière chance de découvrir ce qui est arrivé à ton frère. Mais j’imagine que je me suis trompé sur ton compte et sur votre relation, tu n’en as certainement rien à faire de savoir ce qu’il a accompli et dans quelles circonstances il nous a quittés. »
Soudain, alors que Firo sentait son esprit s’endormir et qu’il était sur le point de s’évanouir, sa prison de glace fondit. En un instant, il fut libéré du froid corrosif et tomba face contre terre, sans rien pour l’amortir. Ses muscles et ses réflexes étaient complètement engourdis, et il se retrouvait là, à plat-ventre contre le sol cendreux, tandis qu’il entendait Kogona et ses hommes tourner les talons et se diriger vers la grand-place.
Firo repensa rapidement aux dernières paroles du Dirigeant Darklidian, et il se rendit compte que ce dernier lui avait tendu un piège. Il l’avait mis face à un véritable dilemme : laisser derrière lui ce qu’il lui restait de sa famille, ou ne jamais terminer la quête qu’il avait commencé quatre années auparavant. Il s’était fixé comme objectif de retrouver son frère, de marcher sur ses pas, et tout ce qu’il avait subi, tout ce qu’il avait accompli l’avait amené à ce moment précis et cette décision qu’il devait prendre. Mais Gao était mort. Ne devait-il pas rester auprès des vivants plutôt que de poursuivre ce qui était désormais un souvenir ? Le choix était impossible à faire pour lui.
Firo puisa dans les rares forces qu’il percevait encore en lui et se releva maladroitement. Tremblant, couvert de boue et de glace fondue, il interpela d’une voix aussi ferme que possible les Darklidians qui se trouvaient désormais à une dizaine de mètres :
« Attendez !
— Tu as vite changé d’avis, à ce que je vois, fit Kogona en se retournant.
— Je n’ai pas encore changé d’avis. Je veux avoir des garantis. Je veux être sûr de pouvoir revenir voir mes parents dès que je le souhaiterai !
— Concernant ce genre de choses, je ne suis malheureusement pas le décisionnaire, expliqua-t-il lentement. Mais je pourrais en toucher deux mots au Général Kyte lorsque nous serons à bord du croiseur. Je pense qu’il m’écoutera…
— Et je veux également que tous les autres Floshiens qui ont été enrôlés de force soient autorisés à retrouver leurs familles, dès qu’ils en auront envie !
— Cela s’appelle du chantage, petit !
— Ce sont mes conditions, ou je ne viendrai pas avec vous ! »
Kogona parut réfléchir, puis il s’avança vers le jeune homme frêle et grelottant qui tentait de lui faire passer ce marché. S’arrêtant à quelques centimètres de son visage, il le dévisagea pendant quelques instants avec une expression grave. Puis, avec un ton intimidant, il reprit enfin la parole :
« Si c’est tout ce que tu demandes, je verrai ce que je peux faire.
— Et comment je peux être certain que vous tiendrez parole ?
— Tu ne peux pas, trancha-t-il doucereusement. »
Évidemment, Firo s’attendait à cette réponse. C’était simplement pour la forme qu’il avait posé la question, et pour s’assurer qu’il avait bien en tête tous les risques qu’il s’apprêtait à courir.
À présent, il n’hésitait plus. Pyros l’avait prévenu qu’il serait dangereux d’avoir frontalement affaire aux Darklidians, et il désapprouverait certainement la décision qu’il allait prendre. Mais, après tout, il n’avait commis aucune imprudence dont il n’avait pas discuté en amont avec son dragon, et si les Darklidians lui forçaient la main, ce n’était pas sa faute. Il s’en sortait même plutôt bien en ayant regagné un semblant de liberté pour ses congénères et lui, même si tout reposait sur la parole de cet inconnu qui le fixait en attendant sa réponse.
« Très bien. Je partirai avec vous…
— Excellent choix de ta part ! approuva Kogona. Dans ce cas, suis-nous, nous allons embarquer immédiatement ! Nous avons déjà du retard !
— Mais… Je dois prendre mes affaires, et je dois dire au revoir à mes parents ! Ils sont sûrement inquiets depuis que j’ai disparu juste avant la Fournaise !
— Tu n’auras besoin de rien, et j’ignore où se trouvent tes parents. Et pourquoi t’embarrasser de telles futilités ? Si tes géniteurs te croient morts depuis deux mois, cela ne leur changera rien d’attendre un peu plus jusqu’à ton prochain retour ici. Allons, nous avons assez perdu de temps comme ça ! »
Sur ces mots, deux des soldats qui avaient combattu Firo se postèrent dans son dos et le poussèrent par les épaules. Le jeune homme aurait bien souhaité leur résister, mais ses jambes encore dépourvues d’énergie ne lui répondaient plus et marchaient par réflexe. Il fut ainsi à moitié porté sur toute l’avenue, jusqu’à arriver face à la rampe du vaisseau.
Une foule s’était une nouvelle fois rassemblée sur la grand-place, probablement alertée par le raffut que le combat de Firo avait dû provoquer. Les soldats Floshiens en profitaient pour prolonger les derniers moments de câlineries et d’embrassades avant de devoir quitter leurs familles, tandis que les Darklidians observaient d’un mauvais œil le fauteur de troubles en train d’être escorté vers l’intérieur du croiseur. Celui-ci ronronnait déjà, et des lumières commençaient à apparaître à l’intérieur des deux énormes cylindres incrustés dans ses ailes, signe qu’il était effectivement sur le point de partir.
Tout à coup, des hurlements déchirèrent le calme relatif de l’attroupement. Firo, comme piqué d’une nouvelle dose d’adrénaline par ces cris, fut saisi d’effroi. Il avait parfaitement reconnu les voix qui poussaient ces mugissements de terreur et de douleur. Mais ce ne fut que lorsqu’il avait gravi la rampe, toujours soulevé par les épaules et forcé à avancer vers la bouche béante du vaisseau, qu’il les aperçut en contrebas, au milieu de la foule en train de se disperser. Retenus par quelques villageois qui ne souhaitaient sans doute pas que la situation dérape à nouveau, ses parents pleuraient, appelaient l’aîné de leurs fils et se tortillaient pour tenter de le rejoindre.
Recouvrant assez de force pour faire face, pendant quelques instants, à l’inexorable poussée des militaires, il eut juste le temps de clamer quelques mots.
« Papa ! Maman ! Je reviendrai, je vous le promets ! Ne vous en faites pas pour moi, tout ira bien, j’ai passé un accord ! Je découvrirai la vérité sur Gao, et je reviendrai ! »
Firo ne saurait jamais si l’un d’eux avait pu entendre son message. Rapidement, trop rapidement, les derniers voyageurs grimpèrent dans le vaisseau, la rampe se ferma complètement, et le garçon fut laissé seul au milieu d’inconnus tous plus antipathiques les uns que les autres. Il se trouvait dans la soute, un vaste espace circulaire aux murs gris, éclairé de lumières froides et sobrement agrémenté de caisses et de bagages empilés.
Le jeune dragonnier frissonna. Par les petits hublots situés derrière deux rangées de sièges où s’étaient entassés la plupart des Darklidians, il devina que le vaisseau était en train de décoller. Les bâtiments et la végétation disparurent en quelques secondes pour laisser place aux nuages et au bleu du ciel, lequel s’assombrit à son tour pour devenir complètement noir. Pour la première fois de sa vie, il venait de quitter sa planète natale, et il s’envolait désormais vers l’inconnu et les embuches.
Il sentit soudain une goutte chaude rouler sur sa joue, traçant un sillon à travers la boue séchée qui recouvrait son visage. C’était une de ses larmes. Firo regrettait déjà sa décision.
Tout était allé si vite. Ses parents le croyaient certainement morts pendant deux mois, et alors qu’ils avaient eu la preuve présentée sous leurs yeux que leur enfant était bel et bien vivant, ce réconfort n’avait pu durer que quelques courts instants. Firo ne pouvait qu’imaginer l’horreur que son père et sa mère avaient dû ressentir en voyant leur dernier fils emmené par les Darklidians, tout comme l’avait été Gao. Il les avait quittés si hâtivement. Il n’aurait jamais dû se laisser embobiner par ce Kogona. Mais il était trop tard pour revenir en arrière.
La gorge de Firo se noua alors qu’il retenait péniblement un sanglot. Oui, il était trop tard. Il ne pouvait qu’aller de l’avant, désormais, malgré les risques et la peur qui grandissait en lui. Il ne lui restait plus qu’à rester en vie, et accomplir la quête qu’il s’était promis d’achever : il découvrirait pourquoi et comment son frère était mort. Il était plus que jamais décidé à se battre pour le savoir. Pour tout savoir.
À SUIVRE…
Annotations