6. Tempête sous le bonnet
Le dédale de tunnels grondait comme les boyaux d’un géant de pierre sous l’effet des centaines de ronflements ayant succédé à la musique et aux rires. Seule une ombre se mouvait parmi les stalagmites blanchies par le lichen. Enjambant le filet d’un ruisseau souterrain, la silhouette se glissa à l’intérieur d’une petite enclave taillée au cœur de la roche, au plus profond du labyrinthe caverneux. Personne n’imaginerait quelqu’un habitant ces lieux lugubres, isolés à flanc de montagne, derrière une muraille d’à-pics boisés et de pinèdes vertigineuses, à la frontière du territoire des clans trolls ; frontière marquée par la silhouette titanesque et sacrée de la Chaise des Rois Trolls, couronnée de ses neiges éternelles.
Dans le sanctuaire naturel aux murs de pierre nue, entre les piliers retenant la haute voûte plongée dans l’obscurité, une forme se tenait accroupie à la lueur vacillante d’une sphère lumineuse en suspens, ses contours écrasés par les ombres monstrueuses nées de la lumière flageolante.
─ Tu ne dors pas ?
Elle avait senti le flot de ses pensées avant d’entendre l’écho de ses pas.
─ J’allais te poser la même question. Qu’est-ce que tu fais là ?
Jilam s’approcha lentement. Les longs cheveux de soie, lavés de leurs tourments dans les marais par un bain d’eau de source glacée, reflétaient les ténèbres autant que la lumière éthérée. On aurait dit un fantôme hantant les tréfonds. Le jeune homme déposa une main chaleureuse sur l’épaule, sentit les nœuds sous le tissu.
─ Parle-moi, Nellis, susurra-t-il de peur de déranger les esprits souterrains.
La sorcière se dressa brusquement sur ses pieds. Le haut de son crâne peinait à atteindre le menton de Jilam, lequel n’était pourtant pas bien grand pour un homme. Ce dernier aperçut alors quelque chose blotti entre les bras croisés de son épouse et sa poitrine. Son visage se durcit.
─ Pourquoi tu l’as amené ?!
─ Il n’était pas en sureté là où il était. Il n’y a nulle part où il puisse l’être. Aucune cachette n’empêchera Nazukahi de le trouver. Qu’importe si je l’enterre au cœur de la montagne ou que je le jette dans le plus profond des abysses, elle peut le sentir n’importe où. Son regard perce la roche comme les eaux.
─ Ton pouvoir l’a caché jusqu’ici. Si je ne l’avais pas mis, jamais elle n’aurait su où il était. C’est ma faute. Tout ce qui arrive...
Jilam flancha, éreinté par le poids de la culpabilité qu’il supportait depuis ce jour où il avait trouvé le masque dans la cache aux trésors de Mú. Nellis le retint contre elle, sans effort apparent bien qu’il fasse deux fois son poids.
─ Ce n’était qu’une question de temps avant qu’elle réapparaisse, le rassura-t-elle d’une voix sereine en dépit du doute qui la rongeait. J’ai pensé qu’en le gardant près de moi, il serait en sécurité, que personne ne tomberait sous son joug. J’ai été stupide. La vérité, c’est que l’ancien moi espérait toujours l’utiliser. Un jour, peut-être.
Le jeune homme se redressa pour embrasser son épouse avant de l’enlacer avec force et tendresse.
─ Ne dis pas ça, lui murmura-t-il tout en déposant un baiser sur son oreille. Tu n’es plus cette sorcière-là.
─ J’ai parfois l’impression, comme maintenant, que mes souvenirs effacés hantent toujours le fond de ma mémoire, qu’ils essaient de ressurgir. Nazukahi est un souvenir dont j’aimerais me défaire mais dont je ne peux. Je n’ai pas le choix. Je dois l’affronter... Seule.
Jilam interrompit son étreinte pour fixer la sorcière dans les yeux. Un mélange de douleur et de fermeté se lisait à la surface des pupilles incandescentes de rapace. Il hocha frénétiquement du chef.
─ Non. Non, non, non. Hors de question. Pas cette fois.
─ Jilam...
Les mots de la sorcière moururent dans sa gorge. Elle marqua un silence le temps d’en puiser de nouveaux.
─ Tu dois savoir que je ne peux plus te protéger.
─ Idiote ! Tu m’as sauvé la poire pas plus tard que l’autre jour, s’énerva Jilam.
Nellis ne pouvait s’empêcher de zyeuter les marques violacées en formes de doigts ceinturant le cou de son amant.
─ Non ! Il s’en est fallu d’un cheveu que tu y passes. Qu’est-ce qu’il en sera la prochaine fois ? La Fée Chance ne sourit pas deux fois.
─ Depuis quand tu cites des proverbes que tu détestes ?
─ Nazukahi n’abandonnera pas. Et elle sait qu’elle peut m’atteindre à travers toi.
─ En gros, je suis un poids pour toi.
─ Vois-le comme tu veux, s’agaça la sorcière, perdant patience. La vérité est là, sous ton nez. Tu ne peux pas m’accompagner parce que tu n’es pas de taille. Voilà tout.
C’en était trop pour Jilam.
─ Vas-tu arrêter, au bout d’un moment, de me parler comme à un enfant ?!!
La sorcière garda son calme, bien qu’il lui démangeât de décocher une bonne gifle.
─ C’est pourtant ce que tu es Jilam. Dans ce bois, au milieu de ses habitants, tu es un enfant. Accepte-le une bonne fois pour toute.
Le halo lumineux tanguait sous l’effet des courants émotionnels chaotiques, tandis qu’autour du couple gonflaient les ténèbres, nourries par l’atmosphère chargée d’amertume de la bulle caverneuse.
─ Je viens. Mets-toi ça dans le crâne, n’en démordit pas Jilam, insensible à la coupe acérée de l’arcade sourcilière de Nellis.
Celle-ci lâcha un long soupir chargé d’étincelles. La fatigue s’agitait sous la forme d’une fourmilière devant ses yeux aux paupières pesantes comme du granit.
─ Ah, sacrée tête-de-noix ! Comprends-tu que le masque et toi vous ne pouvez pas vous trouver au même endroit. Sinon autant vous offrir tous les deux à Nazukahi avec un panier de fleurs.
─ Je ne suis pas une chose que l’on peut offrir ou museler selon sa guise...
─ Dis celui qui a été enlevé par un esprit et qui a manqué je ne sais combien de fois de se faire dévorer comme un vulgaire lièvre.
La sorcière mentait. Elle savait parfaitement combien de fois il avait risqué sa vie. Combien de fois elle avait failli le perdre.
Le jeune homme, à bout, ne tint plus et saisit d’un geste vif le masque qu’il arracha des mains de son épouse qui, prise par surprise, ne réagit qu’au moment où il le jeta à terre et, furieux, se mit à le piétiner.
─ Je ne suis ni un chien ni un totem ! Je choisis mon destin. Et si je dois mourir, ce sera avec toi et nulle part ailleurs. Je te rappelle que la dernière fois que je t’ai laissée partir toute seule sauver le bois, tu m’es revenue avec un cœur en moins.
Les yeux devenus trop lourds, Nellis plongea le regard au sol, puis contempla longuement le masque à la lumière mourante de son pouvoir évanescent. La figure de bois macabre l’observait en retour sans trace de séquelles du traitement infligé par Jilam. Jamais elle ne s’était sentie aussi désemparée. Aussi faible. Depuis sa rencontre avec l’autre face-de-noyer, elle n’avait eu de cesse d’apprivoiser des sentiments nouveaux, chaotiques, sauvages, et douloureux. À présent qu’il ne lui restait qu’un cœur, elle se sentait incapable de tout contenir à l’intérieur. Elle avait cru qu’une partie d’elle était morte avec son cœur sacrifié, avant de découvrir que cette partie vivait en Jilam. Mais un humain était une chose beaucoup plus fragile que le cœur d’une sorcière. Encore quelques saisons, le temps que le fruit murisse, et la mort viendrait pour le cueillir. L’idée lui paraissait inconcevable, absurde même, qu’importe sous quel angle elle l’abordait. Qu’avait-elle à perdre en lui offrant ce voyage si ce n’est une poignée d’années émiettées dans un flot infini ? Il suffisait cependant d’une aiguille pour percer un cœur. À quoi bon précipiter les choses ?
Au plus profond d’elle, Nellis regrettait. Oui, elle regrettait de ne pouvoir simplement s’endormir et tout oublier.
Mais si. Elle le pouvait. Elle connaissait le sort. Ne lui restait qu’à dénicher la pierre adaptée.
Non. Comment pouvait-elle y songer ?
La Demoiselle de l’Aube s’éveilla pour trouver que quelqu’un l’avait précédée. Les yeux d’or pâle la narguaient du haut du pilier rocheux dressé à l’ombre de la Chaise des Rois Trolls. La chouette se moquait de la robe couleur des blés du jeune astre et préférait se perdre dans le bourbier lui servant d’outil à penser. Son feu intérieur brûlait avec la même froideur que l’aurore. Jamais encore, y compris durant son long périple solitaire, elle ne s’était sentie aussi seule.
Une fois réenfilée sa peau d’elfe, la sorcière fixa longuement les orbites béantes du visage de bois sombre. La bouche privée de langue l’invitait à embrasser les lèvres polies. Un sourd grésillement, comme un moustique voltigeant à l’intérieur de son oreille, la harcelait de promesses. Des promesses aussi creuses que la figure sculptée.
La Demoiselle de l’Aube, affolée, tendit un bras rayonnant. Trop tard.
D’un geste lent mais décidé, Nellis juxtaposa le visage de bois au sien.
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