9. Quand l'aube sourit, le crépuscule s'égaye

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Les Rats Chevelus s’étaient rassemblés autour du grand foyer afin de confier leurs adieux et vœux de réussite aux aventuriers sur le départ. Il fallut un bon moment pour que Reyn la Rouge et Tête-de-Pie achèvent d’échanger un mot et d’étreindre chacun de leurs camarades. Beaucoup de visages arboraient des larmes et tous affichaient un subtil mélange de tristesse et d’inquiétude. Jilam compatissait à ces regards. Certains, teintés de reproches, se tournaient vers Nellis ou lui-même. Le jeune homme ne pouvait leur en tenir rigueur. Ils estimaient que la sorcière et lui leur dérobaient leurs sœurs de clan pour les conduire à une mort certaine. Reyn la Rouge se montrait confiante, ses paroles déliaient les nœuds d’angoisse ; l’elfe aux cheveux de feu séchait les joues mouillées d’un solide coup de pattes, faisant montre d’une étonnante tendresse sous ses airs de brute. Tête-de-Pie, elle, n’était que joie et sautillait partout, ravie de se lancer dans un voyage qu’elle appelait de ses vœux depuis tant d’années.

─ Je le sais depuis que je suis haute comme trois glands, avait-elle confié la veille au soir à Jilam alors qu’ils traînaient rien que tous les deux au coin du feu, incapables de fermer l’œil. Depuis toujours, je sais que je suis taillée pour l’aventure. Ras les ailes de ce bois mort qui remue autant qu’une limace grabataire.

─ Te rends-tu seulement compte du danger que nous courrons ?

─ Eh, évidemment trognon-de-troll ! J’ai pas d’ailes mais j’suis pas bête. Pas comme l’autre face-de-bleuet qui plonge dans la fosse-à-purin dès qu’on lui chuchote l’idée sans prendre le temps de concerter ses deux tranches de châtaigne gélifiées. Mais c’est quoi une vie sans danger, sinon une mort à petit feu ?

─ Je l’ignore. Tout ce que je sais, c’est qu’une vie comme celle-là ne me dérange pas. Je me languis du temps où ma plus grosse préoccupation était de marcher sans me prendre le pied dans une racine ou un terrier. Quand Nellis était une vraie peste plutôt que mystérieuse et renfrognée.

Il s’était tu, de crainte d’en avoir trop dit. Depuis le départ de Niu, il n’avait plus personne à qui confier ses tracas. Et Tête-de-Pie était d’une nature propice à la confession.

─ Ça sert à rien de rameuter le passé. Ma daronne de fée disait : « Si t’as pas réussi à ferrer le poisson, plutôt que lui courir après comme un écureuil derrière son gland, attends juste qu’en passe un autre ».

Jilam ne savait trop par quelle arête saisir la maxime. Nellis méprisait les adages et autres préceptes. Selon elle, la vie ne peut se résumer à de vulgaires phrases balancées dans le vent. Mais cela faisait un moment, maintenant, qu’à chacune de ses tentatives d’engager une discussion sérieuse, elle usait de ces mêmes aphorismes qu’elle vilipendait d’ordinaire afin de clore fissa le débat ; et les rares moments où la sorcière acceptait de se livrer, son mari se surprenait à regretter d’avoir insisté, tant l’effrayait de voir son épouse sous cette lumière de doute et de vulnérabilité. Dans ces moments, il avait l’impression, dérangeante au possible, de se contempler dans un miroir, d’essayer d’entretenir une joute verbale avec lui-même.

Il explora la caverne grouillante de Rats à la recherche de Nellis, qu’il trouva occupée à remplir pour la centième fois sa sacoche de potions et d’élixirs. La sorcière rangeait mécaniquement fioles et sachets, laissant libre champ à ses pensées pour vadrouiller. Elle offrit à Jilam le même visage fermé qu’elle se bornait à afficher depuis leur conversation au seuil des tréfonds.

─ On dirait que tu comptes emporter la flore entière du bois avec toi.

Sa vaine tentative pour détendre l’atmosphère se heurta à un masque revêche.

─ Je suis prête depuis des lustres, répliqua Nellis avec dureté, sur un ton de reproche.

Son époux l’observa achever son ouvrage en silence jusqu’au moment où elle eut rabattu la sangle de son paquetage. Prenant son courage à deux mains, il se lança :

─ Il faut que nous parlions.

La sorcière pointa un sourcil acéré. Elle lui saisit vivement le bras et l’entraîna à l’écart de l’attroupement bruyant. Pris au dépourvu, Jilam ne savait par où commencer et se trouva stupide, figé droit comme un i, les bras ballants. Son épouse commença alors à se dévêtir.

─ Aide-moi veux-tu ?

─ Euh. Tu es sûre que c’est le moment pour ça ?

Le sang monta à son cerveau à la vue du dos nu, de la courbe gracieuse des vertèbres dont le défilé accueillait la cascade de longs cheveux d’albâtre à la texture de soie, tableau divin dont la beauté se trouvait encore accentuée par la suggestion fournie par l’obscurité de la caverne. La sorcière se retourna, un paquet entre les mains, et déplia le tissu pour révéler son contenu. Jilam tira alors une vilaine grimace.

─ Que vas-tu faire avec ça ? interrogea-t-il.

─ J’ai besoin que tu m’aides à l’attacher.

Son épouse avait sorti une bande de tissu enroulée. Jilam comprit alors et ne put retenir son dégoût.

─ Tu vas vraiment le porter sur toi constamment ?

─ C’est l’endroit le plus sûr où il peut être. Je ne vais quand même pas le laisser dans un sac, et certainement pas le confier à quelqu’un d’autre. Je suis seule capable de me défendre de l’attrait qu’il suscite. Pourquoi tires-tu cette tête ? Tu es le mieux placé ici pour savoir à quel point cette chose est dangereuse.

Elle lui tendit la ceinture de ruban d’un geste équivalent à un ordre catégorique. Le front plissé, il s’attela à enrouler la bande de lin autour du ventre de son épouse pendant que celle-ci maintenait contre son nombril le visage de bois sombre, figé dans une indescriptible expression.

─ Je n’aime vraiment pas ça.

─ Tu peux toujours changer d’avis et rester.

─ Je parlais du masque, pas de notre périple. Hors de question de t’abandonner alors que tu trimballes cette horreur sur toi en permanence.

─ Cela me ferait pourtant un poids en moins à trimballer.

Elle regretta aussitôt ses paroles, mais le mal était fait. Une ombre s’abattit sur la figure de Jilam.

─ Je crains que tu n’aies pas d’autre choix. Ce sera nous deux ou rien, déclara-t-il, un trémolo dans la voix, avant de se retirer précipitamment, laissant à Nellis le soin d’achever le nœud de la ceinture.

Animée de gestes furieux, la sorcière réenfila sa tunique, puis passa par-dessus sa ceinture en soie d’arachnodon qu’elle serra fermement au point de lui comprimer les entrailles, et pour finir s’assura que son fardeau était solidement harnaché. Elle acheva sa tâche par un coup de poing rageur contre une pauvre stalagmite qui avait le malheur de se trouver là, creusant dans la roche calcaire une profonde cicatrice scintillante d’éclats de quartz. Pauvre cruche vide ! Nellis, tu n’es qu’une idiote ! À quoi cela te sert-il de voir l’avenir si c’est pour gâcher le présent ?

De retour dans le boyau principal où les Rats Chevelus achevaient leur florilège d’embrassades et d’adieux, Jilam, rongé par la colère, croisa le regard isolé de Quo dont l’œil acéré du chasseur ne perdait pas une miette de ce qui se tramait autour de lui.

La séance de larmes enfin close, les quatre immortels et le mortel solitaire quittèrent d’un pas décidé l’antre froide et humide mais réconfortante du Grand’Pa-la-Chance. Au dehors, des filins brumeux tissaient un voile entre les troncs des hauts pins aux branches crochues hérissées d’aiguilles ocres. La silhouette massive, puissante, de la Chaise des Rois Trolls découpait l’horizon au septentrion, son ombre dominante écrasant le bois à ses pieds.

─ C’est donc par-là que nous allons ! s’exclama Reyn en désignant le mastodonte vertigineux aux côtés duquel les autres montagnes faisaient office de pousses rabougries. J’espère pour vous que vous avez de bonnes semelles.

Elle portait son manteau de visombre mais demeurait visible aux regards conscients de sa présence. Tête-de-Pie s’appuyait sur une badine de voyage taillée dans l’os d’un géant. Jilam et Nellis étaient vêtus à l’identique : de cuir d’hériphant fourré de léporursidé. Le jeune homme arborait en plus une pelisse de chimère en guise de par-dessus ainsi qu’une toque en castorpollux retenant captives ses boucles rebelles. Quant à Quo, elle se contentait de sa cape de voyage de la même teinte vert mousse que ses cheveux crépus.

Chacun était chargé de son poids en bagages, couchages, gamelles, vivres, outres, nécessaire de soin, aiguilles à rafistoler, la chair comme le tissu, briquets en silex, bois sec et lichen pour allumer le feu aux dépends de l’humidité vorace, et bien évidemment, tous portaient leurs armes : Reyn, sa lance-arc, Tête-de-Pie, sa fronde, Jilam, une paire de lames affûtées, Quo, ses griffes et ses crocs, Nellis, son esprit.

Ils venaient d’émerger à la lumière quand un bruit furtif attira leur attention. De derrière un rocher revêtu de mousse morte apparut une longue queue touffue couleur fauve et tachetée de gros points noirs.

La tension soudaine céda au soulagement. La colère emporta la sorcière. C’est pas trop tôt ! Encore un peu et on partait sans toi. Il n’y a que toi pour penser à ton ventre dans des moments pareils. J’espère au moins que tu n’as pas décimé le bois. Regarde-toi, tu irais plus vite en roulant sur ta panse.

Elle se rappela soudain sa conversation avec Jilam et se sentit mal à la vue du museau contrit. Son calme retrouvé, elle invita Mú à les rejoindre. Allez, radine !

Jilam devinait que le furet-léopard avait reçu une sale correction. Une sorcière sur les nerfs n’augurait jamais de bons signes pour l’avenir. Il se promit de lui faire cracher le morceau durant le trajet, quitte à l’attacher à un piquet au-dessus du feu histoire de lui faire roussir les sourcils.

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