14. Trop peureux les audacieux
Les éclats larmoyants de l’aube débarrassaient petit à petit le sous-bois de ses ombres menaçantes. Les voyageurs débouchèrent sur la rivière aux eaux brunes, son large lit encombré par les carcasses d’arbres arrachés aux flancs montagneux.
« Et comment tu comptes qu’on traverse ça ? » s’enquit Reyn auprès de Quo.
À la lueur timide du jour naissant apparut Mú. La démone, Jilam sur ses épaules, l’accueillit par un chaleureux sourire. « Connais-tu le chemin, ami chasseur ? »
Le furet-léopard s’empressa de les guider en amont. Tête-de-Pie, grâce à sa solide charpente, supportait sans grand mal de soutenir le fardeau de sa cheffe de clan au front bandé.
Leur guide à la queue touffue les mena devant un gué rocailleux. Charriées par le courant et stoppées dans leur élan par un banc de sable, les pierres dessinaient un pont rustique mais à l’aspect serein. La petite troupe traversa ainsi sans encombre. Sur l’autre rive, ils s’octroyèrent un moment pour souffler et se désaltérer. Tête-de-Pie fut soulagée de constater que la blessure de Reyn ne saignait plus.
« Où est Nellis ? » Jilam ne cessait de scruter le ciel dans l’espoir d’apercevoir des ailes blanches.
« Où sont Silène et Mousse-qui-pique ? renchérit Quo, l’air soudain grave. Ils étaient censés nous attendre avec Mú. » Du regard, elle interrogea l’animal qui se contenta de se dresser sur ses deux pattes arrière en frétillant des moustaches. « Guide-nous, fier félin. »
Le fier félin s’élança alors à travers les fourrés épineux, suivi de ses compagnons. Ils trouvèrent l’elfe à la chevelure d’écorce plongée dans une séance de méditation, posée sur une souche, le lapin-mousse dans son giron.
« Mousse ! » s’exclama Jilam. Les longues oreilles touffues de lagopède se dressèrent. Quo déposa alors le jeune homme à terre afin qu’il réceptionne le mammifère bondissant. Le nez niché entre les deux oreilles frétillantes, Jilam embrassa le museau humide et reçut en réponse une averse de petits coups de langue rose. « Ne t’inquiète pas, petit père. Je vais bien.
─ Chut ! trancha vivement la voix piquée de colère de Silène. Vous dérangez l’esprit du lieu. »
Après un coup d’œil plus attentif, Jilam s’aperçut que la vieille souche sur laquelle l’elfe était assise était creusée à sa base et que l’intérieur fourmillait d’objets en tout genre. Il s’agissait de toute évidence d’un autel aux esprits garni d’offrandes.
« Est-ce qu’il te parle ? demanda-t-il à Silène qui, en réponse, poussa un long soupir.
─ Combien de fois faudra-t-il que je vous le dise : les esprits ne parlent pas. Et comment voulez-vous que j’entre en communion avec eux quand vos bavardages bourdonnent à mes oreilles.
─ J’en ai une autre pour toi, l’interpela sèchement Quo. Je t’ai expressément indiquée de demeurer près de la rivière avec Mú. Ces bois, aussi beaux soient-ils, ne sont pas sûrs. Les trolls n’y rôdent pas seuls. Les chimères adorent aussi chasser les cerfs royaux. »
Silène se garda de répondre à la démone pour afficher un mutisme contrit.
Empreint d’une terreur sourde à l’évocation des chimères, laquelle lui remémorait le Magibuk enveloppé dans sa parure, Jilam scruta pour la centième fois l’ombre bleue du ciel à travers la voute feuillue sans y trouver trace de silhouette blanche autre que les nuages moutonnants. Il se pencha ensuite vers Mú. L’inquiétude réunissait les deux éternels rivaux. Le jeune homme tenta en vain de communiquer par esprit avec le furet-léopard. Il lui suffit alors de contempler les petits yeux jaunes brillants pour apprendre que le lien entre les totems était interrompu.
« Allons, ne traînons pas, les pressa Quo en invitant Jilam à réenfourcher sa monture démoniaque. Les esprits peuvent attendre contrairement aux fugitifs que nous sommes. La Demoiselle de l’Aube s’éveille, et avec elle grandit l’ire des seigneurs de cette vallée. Hâtons-nous avant qu’ils ne nous rattrapent, car ils ne portent en eux ni peur ni pitié. Et je n’ai aucune envie de perpétrer un massacre par cette belle journée qui s’annonce. »
La démone s’élança, Jilam en guise de sac-à-dos, sans s’accorder un regard en arrière afin de s’assurer qu’on la suive. « Plus vite ! La foulée d’un troll vaut cinq fois celle d’un elfe, dit-on. »
Les autres s’empressèrent de lui emboîter le pas. Tantôt, elle disparaissait de leur champ de vision, mais ne demeurait jamais très loin, prenant soin de garder un œil sur Reyn et Tête-de-Pie, ralenties par l’état de l’elfe aux cheveux de feu. Mousse-qui-pique escortait Silène de ses bons gracieux tandis que Mú furetait aux alentours, à l’écoute du moindre gémissement de brindille.
Mon amour, reviens, implora silencieusement Jilam, comme une prière lancée dans le vent. « La sorcière s’assure de distraire leur rage pour nous donner le temps d’atteindre les contreforts de la crête », l’assura Quo en réponse à ses pensées.
Ils marchèrent la journée entière, sous le couvert des arbres quand il leur était possible, quitte à faire un détour pour éviter les espaces dégagés. La chance leur sourit par cette lumineuse journée où aucun nuage ne vint déranger le soleil, et ils ne croisèrent ni troll ni chimère durant leur éreintante évasion.
Quand, enfin, ils touchèrent au but, la Dame du Couchant saluait la couronne du Seigneur du Zénith et les spectres de la nuit commençaient tout juste à fouler la terre, tracée de vastes ombres étirées par le brasier sanglant du crépuscule. Ils avaient atteint le rebord de la vallée qui, à cet endroit, s’élevait en pente aigüe semée de rocs acérés et de torrents en vue de rejoindre la lisière des montagnes.
Quo leur accorda un repos qu’aucun ne dédaigna. Jilam reprenait peu à peu du poil de la bête et était bien décidé à continuer lui-même, n’en pouvant plus d’être trimballé sur les épaules de la démone tel un vulgaire jambon.
« C’est quoi la suite du plan ? » questionna Reyn, ragaillardie de s’être abreuvée au filet transparent d’une petite cascade.
Depuis leur fuite du village des trolls, la reine des Rats ponctuait chacune de ses phrases de grognements et lorgnait sans cesse la démone avec les grimaces d’une gamine dont on aurait chapardé le goûter. La fatigue et sa blessure n’étaient pas les seules causes de ce méchant tempérament. Celle qui avait l’habitude de donner les ordres détestait plus que tout suivre autrui. Fermer les yeux et s’abandonner aux mains du destin n’était pas son genre. Depuis l’aube de sa vie, celle qui était aujourd’hui connue partout comme Reyn la Rouge avait dépendu de ses seuls choix, avant de les imposer aux autres, jamais l’inverse. Tête-de-Pie se targuait d’être la plus fine connaisseuse du spécimen, qu’elle adorait tantôt et, d’autres jours, l’incitait à le pousser d’une très haute falaise.
Quelque chose arracha la fée-lutin à ses pensées. Avec vivacité, elle dégaina sa fronde et décocha avec force et précision un caillou en direction du surplomb rocheux qui masquait aux yeux de la vallée leur petit bivouac temporaire. Un violent choc rebondit en vibrato sonore de roc en roc.
« Danger ! » hurla la frondeuse.
Alerte inutile. Quo avait déjà bondi et bataillait férocement contre le plus grand troll que Jilam eut jamais vu. À côté, le Magibuk et ses congénères faisaient office d’adolescents en pleine croissance. Les griffes de la démone rebondissaient sur le cuir du monstre sans tracer la moindre entaille. Quo évitait avec agilité les coups de poings dont un seul porté avec succès la décapiterait à coup sûr, ce malgré ses os solides.
Un troisième troll dévala la pente rocailleuse comme s’il s’agissait d’un tobogan en mousse et manqua de peu d’aplatir Jilam sous son énorme masse, une arme taillée d’un seul bloc dans le silex. Son manche se terminait en pointe, assez épaisse pour éventrer un gaillard et creuser un trou béant à la place des intestins. Jilam voulut courir mais ses jambes, courbaturées faute d’avoir servi depuis un moment, peinaient à suivre les ordres de son cerveau. Il trébucha et faillit se fracasser contre les rochers escarpés en contrebas.
Roulant sur lui-même, il échappa de justesse à une nouvelle pluie de massues. Le rocher à côté de lui vola en éclats qui lui écorchèrent le visage. Se rappelant soudain leur existence, il tira l’un des deux poignards à sa ceinture. Aucun des trolls qui les avaient capturés n’avaient songé à désarmer leurs prisonniers, les jugeant probablement trop chétifs pour représenter un quelconque danger. Et en cela, ils avaient raison. Jilam se sentait dérisoire, sa petite lame en main qui ne lui apportait aucun réconfort, face à la masse gigantesque du troll gris. Ce dernier n’avait pas besoin de gourdin en pierre pour l’écrabouiller. Son pied aurait suffi. Les trolls étaient les plus puissantes créatures que Jilam eut jamais croisé. Ils possédaient la force absolue, alors quel besoin de magie ?
C’est pas le moment de réfléchir, trogne de gland !
Un poing pareil à un météore céleste s’abattit à l’endroit où, un battement auparavant, le frêle humain se tenait, recroquevillé, à deux doigts de compisser ses chausses. Son instinct lui avait envoyé une décharge et, inconscient de ses mouvements, il s’était faufilé tel un ver entre les deux pattes du géant. Ce dernier, hagard, louchait sur ses robustes phalanges, vierges de bouillie de cervelle. Jilam usa du laps de temps accordé par la bêtise de son bourreau pour se remettre sur ses jambes et déguerpir. Il dénicha une crevasse dans laquelle il s’engouffra sans hésiter, lui qui avait pourtant une peur farouche du noir et des espaces clos.
Seul dans l’obscurité vierge, cloporte sous son rocher, il écoutait le fracas au dehors. On aurait dit que la terre elle-même était secouée de tremblements, lesquels se couplaient aux siens en une sorte de communion morbide.
Combien de temps resta-t-il là, ver dans son trou, luisant de sueurs froides ? Il n’aurait su le dire. Avait-il dormi ? Il n’en savait rien. Dans les ténèbres nocturnes, rêve et réel se confondaient.
Le silence le cueillit brutalement. Puis un cri l’arracha au mutisme de la nuit. Quelqu’un l’appelait. Non, il avait rêvé. Personne ne l’attendait dehors. C’était un piège. Le fruit de son imagination. La voix retentit de nouveau. Non pas une voix. Une pensée. Tambourinant à la porte de son esprit. Qui d’autre... Son cœur s’emballa. Il déverrouilla l’ouverture. Les gonds grincèrent. À moins que ce ne furent ses dents. Un rai de lumière. Une tendre chaleur l’enveloppa, l’étreignit. Il s’abandonna à elle, se laissa bercer telle une poupée de chiffon trop usée par l’âge.
Viens à moi, lui susurra un songe entre deux pensées.
Jilam, guidé par cette chaleur, s’aventura au dehors de son terrier. Nul renard pour cueillir le lapin. Seulement un grand sourire, nourri de soulagement, égayé de deux oreilles en pointe à demi voilées par une cascade chaotique de filins en soie d’araignée, le tout éclairé par une flamme brûlant au creux d’une paume.
La sorcière et son époux tombèrent dans les bras l’un de l’autre. Aucun n’osait formuler la terreur sourde qui avait été leur compagne durant cette trop longue journée. Après le soleil de plomb, la nuit froide s’était abattue à l’ombre des montagnes. Seul le chant des grillons accompagné de la symphonie du torrent trompait le silence de mort enveloppant la vallée.
« J’ai cru t’avoir perdue », gémit Jilam, dont les larmes venaient tremper les cheveux soyeux couverts de mousse et de poussière.
Long intermède, que le rugissement lointain d’une chimère clôtura avec fracas.
« Moi aussi, sanglota Nellis. Moi aussi. »
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