16. Esprit sain dans un corps brisé

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Le garçon émergea des abysses du rêve, l’esprit brumeux dans un corps léger, fruit d’un long dodo sur un matelas en fibres de bouleau garni de plumes de pégase, au chaud sous les couvertures en laine moelleuse de chèvre argienne. Jilam écarta les draps dorés et frotta ses lourdes paupières. Cela faisait un long moment qu’il n’avait pas aussi bien dormi. Cette nuit-ci, aucune elfe insomniaque ne s’était amusée à lui jeter des coques de noix sur le museau. Ses oreilles, fourrées de coton, n’avaient pas eu à bourdonner des ronflements tonitruants de dragon de leur colocataire. Aucun griffon n’avait surgi pour transformer ses rêves bienheureux en cauchemar de lapin télépathe. Le dormeur, humant encore les vapeurs du sommeil, se surprit de ne trouver aucune trace du visage grognon et boutonneux de la sorcière revêche qui partageait sa couche.

Jilam abandonna, non sans regret, son lit douillet et s’étira longuement. Un bruissement suivi d’un puissant soupir lui dérobèrent un sursaut. Ses narines se retroussèrent en inhalant une senteur poivrée. L’effluve chassa les fragrances d’encens qui embaumaient l’antre du tertre et le fit tousser. « B-kuf-Bonjour Garlik. »

Derrière un voile de tentures vermillon transparentes, une ombre imposante remua. « Que les esprits te veillent, enfant. Je prie pour que tu aies fait de beaux rêves. Tu avais l’air si apaisé. Tes amis n’ont pas osé te réveiller. Ils se sont éclipsés à l’aube avec l’assurance que je veillerais sur toi. »

Jilam les remercia intérieurement de lui avoir accordé ce moment de répit. Mais, à présent, la solitude lui pesait et il aurait aimé qu’ils fussent là.

La vaste ombre derrière le voile s’agita. Garlik déposa sa pipe soigneusement ouvragée à partir d’un fémur de griffon, ramassa une belle poigne de poudre dans un récipient et la jeta sur les braises du brasero qui crépita en émettant une intense lueur rougeâtre traçant des halos sur les murs et le dôme en terre de l’habitat.

La trollesse se tenait avachie sur un divan somptueux garni de nombreux coussins finement tissés. Ses hanches graisseuses, étalées sur ses genoux calleux, égalaient en largeur la hauteur entre elles et l’énorme tête de crapaud ventru nichée entre deux épaules boursoufflées. L’ensemble formait un résultat des plus disgracieux. Mais le regard de Jilam ne reflétait aucun dégoût. Bien au contraire, il flamboyait d’un profond respect enrichi de curiosité. Après tout, c’était la trollesse qui avaient sauvé ses amis et qui les avaient tous accueillis chez elle. Dans les yeux étrangement sombres de Garlik miroitait une vive intelligence puisée de l’aube des temps. Du verre, luisant de sagesse et de bonté, ponctué de tâches de chagrin.

« Mourab a cueilli des noix fraîches. Il y en a tout un bol rien que pour toi. » La voix grondait en imitant la mélodie de l’orage heurtant les cimes montagneuses.

Jilam grimaça à la vue du récipient rempli à ras bord des énormes fruits à la coque sombre. « Merci, c’est très gentil à toi, mais je n’ai pas très faim. » En vérité, à force de s’en gaver du matin au soir depuis plusieurs jours, il en avait des maux de ventre.

La figure grise et vérolée s’étira en un sourire aussi large que le lit d’un fleuve. « Dans ce cas, il reste de la soupe aux champignons. Pose donc ton bol sur les braises pour la réchauffer. »

La trollesse l’invita à s’asseoir près d’elle, au pied du divan car son corps massif occupait toute la place. Elle écouta en silence l’écho des lampées voraces. Son repas achevé, le jeune homme se mit à observer le vide derrière le voile de la réalité. « Tes pensées semblent égarées au sein d’une forêt bien sombre », l’interpela Garlik.

Il se gratta nerveusement à travers sa tunique neuve en laine jaune offerte par leur hôte généreuse. « Ce n’est rien. Simplement...

─ Tu es inquiet. Rien de plus normal. Vos exploits ne sont rien comparés aux défis qu’il vous reste à traverser. »

Le don de devin de la trollesse ne cessait de le surprendre. À croire que son esprit était à ses yeux un livre grand ouvert. Mais, après tout, était-ce si étrange chez une sorcière ?

Garlik récupéra sa pipe, qu’elle entreprit de vider puis de nettoyer avec minutie avant de la bourrer de nouveau d’un mélange de plantes dont elle avait le secret. Les poumons de Jilam durent souffrir en silence des vapeurs piquantes de menthe poivrée tandis qu’il sentait sur lui le regard perçant de Garlik. Au bout d’un moment, il finit par comprendre qu’elle attendait qu’il brise le silence.

« Est-ce que la solitude te pèse après tout ce temps ? » Il se sentit aussitôt stupide d’avoir posé pareille question.

Loin de s’en émouvoir, Garlik cracha une longue bouffée de fumée. « La compagnie des miens me manque. Parfois. Mais mes enfants sont toujours là pour me rappeler que je ne suis pas seule. »

Il n’y avait aucune trace de chagrin chez la trollesse, pas le moindre soupçon de mélancolie. Au contraire, son ton respirait le bonheur et ses yeux pétillaient de curiosité.

« Comment font-ils pour te le rappeler ? » Ils n’ont pas de langue après tout.

« Il n’est besoin d’aucun langage pour transmettre son amour. L’amour existe ou n’existe pas. »

J’ai une idée Jilam : et si tu arrêtais de passer pour un gland ? se rabroua-t-il.

« Tes questions ne sont pas stupides, Jilam, mon petit. » Encore une fois, elle semblait lire ses pensées. « Aucune question ne l’est. Tu es un être curieux. C’est une bonne chose. Trop souvent, la gêne ou la honte nous arrête dans notre élan. Nous ne disons rien de peur de passer pour quelqu’un que nous ne désirons pas aux yeux des autres. Et par-là même nous nous infligeons du mal. La curiosité ne devrait jamais être restreinte.

─ C’est pour cela que tu es ici ? Toute seule, je veux dire. Parce que tu es trop curieuse ? »

Garlik laissa échapper un ricanement orageux. « On peut dire ça. » Jusqu’à présent, la sorcière-troll s’était montrée peu bavarde au sujet de son passé, et personne n’avait osé l’interroger dans la mesure où ils lui étaient redevables de les avoir secourus puis accueillis chez elle sans exiger la moindre contrepartie. « Étant petite... Je sais c’est difficile à imaginer. Étant petite, déjà, j’étais curieuse de tout et rien, même aujourd’hui, ne saurait combler ma soif de savoir. Tu sais, nous autres trolls croyons que le monde tourne sur lui-même à cause d’un scolopendre géant enroulé autour de son astre qui cherche constamment à se mordre la queue. Cette histoire, depuis que je l’ai entendue, alors que je n’étais pas plus grosse qu’une pomme de pin, m’a toujours beaucoup amusée, et elle m’amuse encore. Comme celle qui prétend qu’un beau jour les dieux plantèrent une graine et du bourgeon germa un chêne qui manqua de percer la voûte céleste, et que les dieux, soucieux de préserver leur demeure, furent forcés d’abattre le pauvre arbre, et que de son cadavre est né le bois primaire.

─ Tu n’y crois pas ?

─ Si. Bien sûr que j’y crois ! Comme à l’histoire du mille-pattes géant. Une histoire, c’est une question de foi. Si tu ne crois pas à cette histoire, c’est que tu ne l’aimes pas. La vérité n’a rien à voir dans tout ça. Ce n’est qu’un hochet que l’on agite pour amuser les bambins. Ce ne sont que des histoires, trop vieilles pour que quiconque se rappelle leurs origines, si l’imagination leur a données vie ou si elles sont le fruit d’une réalité lointaine. Poussière que tout ça ! Des questions stupides, rien de plus. »

Jilam sourit, amusé par la passion de la trollesse durant ses prises de parole.

« Je pensais qu’aucune question n’était stupide. »

Sa pique engendra un air malicieux chez Garlik qui lui renvoya son sourire.

Ils burent ensemble une infusion piochée parmi la fabuleuse collection de décoctions de la sorcière-troll. L’amour des plantes. Rien de plus normal pour une sorcière, songeait le jeune homme en bon connaisseur du sujet.

« Dis-moi, Garlik.

─ Mmh ?

─ Comment fais-tu pour épancher ta curiosité sans quitter cet endroit ? »

Il se reprocha son manque de tact. Mais, de toute évidence, il était impossible de blesser leur hôte par des mots, car la trollesse recevait toujours les paroles et les gestes avec un sarcasme bienveillant et ne prenait jamais ombrage des sous-entendus, volontaires ou inconscients, ou des maladresses. Ce trait de caractère s’était d’ailleurs heurté à l’instinct provocant de Nellis, au détriment de cette dernière qui, à aucun moment et malgré ses assauts répétés, n’avait réussi à soulever l’énorme Garlik de son divan.

« Quand j’étais très jeune, je suis tombée de la falaise en essayant de l’escalader. J’étais déjà prompte à vouloir explorer le monde qui m’entourait et à braver les interdits qui m’étaient imposés. Les guiboles de troll ne se brisent pas aisément. Mais j’ai chuté de vraiment très haut. Quelqu’un de ton espèce se serait éparpillé en mille morceaux. J’ai survécu, mais le Magibuk m’a annoncé que je ne pourrais plus jamais remarcher. J’ai depuis longtemps oublié l’instant de la chute, mais ô grand jamais je n’oublierais les paroles du Magibuk. Le désespoir qui m’a étreint, je le ressens encore chaque fois que je revis ce moment, aussi limpide que du cristal. Envolés par-delà les montagnes mes rêves d’aventure. Adieux les découvertes qui s’offraient à moi. J’étais clouée au lit. Au grand plaisir de mes geôliers qui n’avaient plus à se tracasser de me surveiller. Mon destin était scellé. Tu me diras. Il l’était déjà au premier souffle qui m’a cueilli. »

Elle s’interrompit. Un long silence s’écoula, bercé par les échos du monde extérieur invisible et ponctué de bruyantes lampées de tisane.

« J’étais désespérée, reprit la trollesse. La vie n’avait plus aucun goût. Je me suis alors réfugiée en moi-même, enchaînée à l’espoir de trouver une réponse à ma détresse. Car si je ne souhaitais plus vivre, je ne pouvais non plus me résoudre à mourir. Il m’a fallu du temps, plus que ceux de ta race n’en connaîtront jamais, pour enfin me libérer de la prison qu’était devenu mon propre corps. Mon esprit s’est envolé. J’étais devenue un pégase. Je parcourais les cieux à tire-d’aile, jouaient à cache-cache parmi les nuages avec mes congénères, loin au-dessus de la vallée qui n’était rien de plus qu’une flaque verte et bleue sous mes sabots. J’étais enfin libre. La seconde fois, j’étais un griffon, perché sur les cimes. La fois d’après, une chimère, rugissant contre la lune, les babines dégoulinant du sang chaud d’un roycerf fraîchement tué. Au début, j’imaginais que je rêvais. Et puis, j’ai fini par comprendre de tout cela était réel. J’étais, le temps d’une nuit, ces créatures. J’avais acquis la capacité de pouvoir fondre mon esprit dans celui de n’importe quel être vivant, animal, plante ou rocher.

─ Les rochers vivent ? s’étonna le jeune homme incrédule.

─ Bien sûr qu’ils vivent. Que sommes-nous, trolls de pierre, à tes yeux ? La pierre pense différemment. Une vie d’homme ne représente qu’un battement de la sienne. La pierre bouge, mais cela lui prend un temps infini pour se mouvoir. Elle vieillit, et le monde avec elle. » L’époux de la sorcière acquiesça au discours de cette sorcière-ci, essayant avec difficulté d’en saisir le sens et les implications. « J’ai été beaucoup de choses depuis ce jour d’antan. J’ai marché, volé, nagé, creusé sur tous les continents et chacun des océans que renferme notre Terre Mère et même au-delà des confins du Vide qui nous entoure. Tu n’imagines même pas ce que j’ai vu. »

De son récit ne débordait aucun orgueil mais un étrange chagrin, comme si elle souffrait pour Jilam du fait qu’il ne puisse partager la même expérience. « J’ai vécu les guerres entre les hommes, l’amour entre deux êtres issus de mondes que tout oppose, touché jusqu’à la demeure des dieux et visité les entrailles à l’origine de toute vie. Et pourtant, mon savoir n’est qu’un grain de poussière au sein des nuées cosmiques. Car le savoir que l’on peut acquérir est tout simplement infini. Il est d’ailleurs l’unique élément en cet univers qui le soit. Toi, Jilam, aussi frêle que soit ton existence comparée à la mienne, tu sais des choses que j’ignore. Je suis, certes, un puits de connaissance. Mais qu’est-ce qu’une unique source face aux océans ? Une larme de nuage. »

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