25. Boum-boum

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L'ogre brouillard enveloppait le sentier bordé de hautes fougères entre ses froides et humides mâchoires. Les voyageurs effleurèrent d'un ultime regard les ombres vertes aux reflets mordorés de la vallée cernée des pics bleus saupoudrés de perles blanches, titans prisonniers du sommeil, emmitouflés sous le drap brumeux. Ils se bercèrent des chants amoureux des cerfs royaux, comme un dernier éloge à leur départ, afin de conserver ce souvenir en mémoire, tel un doudou à la chaleur réconfortante, en prévision de leur douloureuse épopée. L'automne se mourait. Les arbres n'avaient plus de feuilles à offrir à la reine malade. Leurs offrandes pourrissaient sur le sol gorgé d'eau, un festin pour les vers et les insectes foisonnants.

Ils croisèrent le chemin de chasseurs trolls qui détalèrent à la vue du petit groupe dont la réputation, de toute évidence, avait eu le temps de faire le tour de la vallée. Ils s'en tirèrent à moins bon compte lorsqu'une volée de harpies sortie du brouillard rampant, surgissant par surprise à la tombée brutale de la nuit. Nellis eut tout juste l'occasion de les repérer avant que les vipères volantes ne fondent sur eux et réagit un quart de battement avant que les serres ne les dépècent, ce que les maudites savaient accomplir en un rien de temps. « Clignez des yeux et hop ! Vous voilà écorchés comme du gibier avant même de ressentir la douleur », avait un jour déclaré Quo.

Au troisième jour suivant le départ du tertre de Garlik, le groupe buta contre un obstacle inattendu et néanmoins prévisible. Ce fut Nellis qui s’éveilla la première au danger imminent, dévorée par la sensation d’yeux les guettant à travers la couverture brumeuse dissimulant le ventre de la montagne. Quo, dont les sens étaient pourtant les plus développés de tous, n’avait rien remarqué avant l’instant fatidique. La sorcière croisa les regards de Reyn et Tête-de-Pie. Tous trois partageaient la même sensation que leurs mémoires reliaient à un puissant traumatisme.

« Qu’y a-t-il ? Des trolls ? » interrogea Jilam qui, après le vacarme furieux, se trouvait tétanisé par le silence mordant.

Nellis se recroquevilla soudain avec violence, prise de vertiges et de sourdes douleurs dans la poitrine, comme des lames de couteau la fouraillant. Son mari s’empressa de la soutenir avant qu’elle ne s’effondre. « Nellis ! Nellis, parle-moi ! Qu’est-ce qui tu as ?! Qu’est-ce qui se passe ?! » Il hurlait, en proie à une terreur sans nom.

C’est alors que le volet de brouillard se peignit de feux follets pourpres. Ils lévitaient en vaste nombre autour du petit groupe. Les visages effarés virent les lueurs menaçantes se rapprocher lentement, chacune d’elles enveloppée dans un manteau d’ombre. Non, pas ça, pria Jilam, serrant dans ses bras son épouse au visage livide et aux membres tremblants. La meute les cernait. La nasse qu’elle dessinait ne laissait apparaître aucune issue, pas la moindre échappatoire pour les malheureux aventuriers, condamnés à être dévorés, leur existence effacée des mémoires par l’Ogre Néant.

Devant eux, derrière, de tous côtés, s’alignait une centaine de panthères d’érèbe, et le voile opaque devait certainement en dissimuler plus d’une. Aucun sens autre que la vue ne trahissait leur présence, tel qu’il serait aisé de les confondre avec des mirages sculptés dans le brouillard. Mais les ténébreuses engeances étaient on ne peut plus réelles. Nellis, consumée par un mal infâme, usait ses maigres forces pour ne pas sombrer, c'était là tout ce qu’elle pouvait accomplir. Chacun savait qu’escalader les grands pins aurait été d’une futilité sans nom. Les fauves monstrueux étaient des grimpeurs invétérés. Et il y en avait tant. Que pouvaient-ils faire ? Rien. Si ce n’est espérer que la mort soit prompte. Vain espoir car les panthères d’érèbe savouraient jouer avec leurs proies.

Une vague de regret souleva le cœur de Jilam. Pourquoi t’es-tu donc lancé dans cette stupide aventure ? Par fierté. Bravo. Tu vas mourir comme un idiot. Celui que tu as toujours été. Il serra fermement son épouse et ferma les paupières, appelant à lui les souvenirs. L’enveloppa une douce chaleur, celle de l’âtre à l’intérieur du cocon de la cabane perchée de Niu qu’il ne reverrait jamais. Les membres engourdis par le froid, incapable de bouger, il patienta. Encore. Et encore. Mais rien ne se passa.

Une éternité s’écoula à attendre que frappent crocs et griffes. Mais, comme rien ne vint, Jilam osa jeter un œil hors de ses paupières. Une violente surprise lui coupa le souffle. Plus aucune trace d’œil rouge nulle part. Toutes les panthères d’érèbe s’étaient volatilisées, avalées par la brume maléfique. Les visages incrédules se fixaient en s’efforçant de statuer sur la nature réelle ou non de leur situation.

« Une chance que nous ayons une sorcière dans nos rangs ! » s’exprima Tête-de-Pie, le soir venu, alors qu’ils avaient monté le bivouac sous le auvent d’un promontoire boisé, à l’ombre des géants conifères, par une nuit fourmillant d’étoiles. La joie de la fée-lutin n’eut pour seul effet que d’accentuer l’inquiétude de Jilam, plus que jamais préoccupé par son épouse. Nellis avait beau avoir récupéré quelques forces, la sorcière conservait une pâleur de mort.

Se réveillant au beau milieu de la nuit, son époux se découvrit seul dans leur couchage et, au mépris du froid carnassier et des affreuses ténèbres, partit à sa recherche, non sans avoir éprouvé au passage les conseils de prudence de Quo chargée de monter la garde. L’homme dénicha la sorcière non loin de l’abri, nichée sur un rocher surplombant le torrent, mince filet d'argent scintillant en contrebas de la pente acérée, sa fragile silhouette à la merci du fouet du vent sadique. Les prairies de chardons dansaient sous le chant rageur des anges de la nuit. Au loin se discernait le haut col, étroit sentier blanc cerné de noirs précipices. Les montagnes paisibles dormaient couvées par un ciel que Jilam constata nu. Les légions d’étoiles s’étaient toutes consumées durant son sommeil.

« Mon amour. Quelque chose te tracasse. Je le vois bien. Parle-moi », dit-il après un long silence.

Un autre suivit. Il remarqua que son épouse serrait le poing contre sa poitrine.

« Je l’ai senti battre, murmura-t-elle d’une voix rauque, noyée sous les rafales. Quand la meute nous a encerclés… J’ai senti battre mon cœur. »

Des sanglots de peur retenus étouffaient son timbre fluet à l’accent misérable. Jamais Jilam ne l'avait vue aussi vulnérable qu’en cet instant. Il s’empressa de l’entourer de ses bras. Geste futile, il le savait, mais c’était là tout ce dont il était capable.

« J’ai senti battre mon cœur ! Pourquoi ? Pourquoi j’ai senti battre mon cœur… » Les sanglots finirent par étrangler les lamentations.

Jilam posa une main sur le ventre de Nellis, sentit la surface dure du masque sous les couches de laine, et de l’autre caressa sa joue, froide et rugueuse comme le bois. Quand il effleura le visage, il eut une réaction bizarre. Il ne reconnut pas les tracés, les plis, les creux, les petits détails qu'il adorait tant. Comme s'il touchait la figure d'une étrangère. Pourtant, ses yeux, malgré l'obscurité, ne le trompaient pas. Ce visage, il le connaissait par cœur et l’aimait avec passion. Serait-ce le chagrin ou la peur qui le rendait si méconnaissable au toucher ? Ou alors sa mémoire s'égarait-elle ?

Qu'importe. Il écarta ces interrogations futiles pour revenir à la vraie question :

« Qu’est-ce que ça veut dire ?

─ Elles ont vu le vide en moi. Elles... Elles m’ont reconnue comme l’une des leurs.

─ C'est pour ça qu'elles n’ont pas attaqué ? »

La sorcière acquiesça, les yeux brillants des larmes qu’elle s’acharnait à retenir. « Depuis ce jour... » Elle avala un hoquet. « Je suis une part du Néant qui les a créées. »

L’horreur de la vérité lui infligeait une atroce nausée, ses crampes d'estomac la pliaient de douleur. Sa figure tiraillée terrifiait Jilam, qui s’efforça néanmoins de conserver la tête froide, soucieux avant tout de rassurer sa compagne. Jamais, en dépit de toutes les difficultés, les souffrances auxquelles ils avaient été confrontés par le passé, jamais il ne l'avait observée aussi tourmentée, aussi fragile, désemparée. Cette vision était tout bonnement mortifère.

« Peut-être ont-elles simplement compris notre mission, que nous avions le même ennemi. » Il n’en croyait pas un mot, mais il avait appris que jouer les idiots dans ces situations lui allait bien. Face aux maux de l'existence, l’ironie pouvait s’avérer un puissant réconfort.

Pour preuve, par-dessous ses larmes qui enfin perlaient sur ses joues, Nellis esquissa un sourire de tendresse. « Toutes ces années et tu es toujours aussi naïf mon pauvre, pauvre mari.

─ C'est toi que je trouve bien pessimiste. »

La sorcière se pencha pour l'embrasser. Ses lèvres avaient la saveur du sel.

Non loin de là, Quo suivait les évènements d'une oreille avide. La démone ne pouvait faire autrement, incapable de museler ses sens naturels. Une profonde compassion l'envahit. Voir créature si puissante comme la Sorcière du Bois aussi abattue, réduite à un tel degré de vulnérabilité, lui fendait ses deux cœurs.

Nos amants, emportés par la tornade de leurs émotions, s'allongèrent à même un lit d’aiguilles au duvet froid et humide. L’inconfort des lieux fut rapidement dissipé par le délice langoureux des caresses. Nellis confectionna, d’un simple tour d’esprit, un hamac de lierre tressé entre deux pins solitaires avant de les y enfermer. Depuis le nid isolé de leur cocon, aucun bruit du monde extérieur ne parvenait aux oreilles des deux chenilles et rien ne s’échappait de leur écrin flottant, dérivant dans le vide cosmique. En eux batifolaient des essaims de papillons alors que leur passion, longtemps enchaînée les consumait, corps et esprit, dans une violente et ardente frénésie. Doutes, peurs, frustrations, leurs spectres s’effacèrent sous le déluge des plaisirs libérés de leur prison d’angoisse. Volée de braises embrassant la peau nue, tapissée de sueur froide, bouillonnant au contact des cœurs embrasés. Brûlure intense, aussitôt éteinte par un râle à glacer le sang d’un cœur de givre. Le frottement des épidermes sensibles, à fleur de peau. Nœuds de soie aux perles de rosée. Les poils qui s'hérissent au moindre effleurement. Un simple souffle qui déchaîne un brasier. Une longue discussion, sans besoin de mots, des cris résonnant comme une partition de violon. La paix du bois, un chaos serein bercé de mille tourments languissants. Totale liberté.

... Dans le secret de la nuit, deux soupirs alanguis, mélopée entravée par l’aube naissante.

Jilam ouvrit le premier les yeux et contempla longuement le visage bercé de rêves de son aimée. Ses sourcils semblaient s’embraser à la lueur ocre du levant transperçant leur cocon douillet. Le sommeil avait gommé les rides et enfoui l’inquiétude qui les sculptait. Inquiétude que le soleil narquois s’empressa bientôt de déterrer à grands coups de pelle flamboyante.

Quand Nellis s’éveilla à son tour et aperçut le visage irradiant de son amour, elle sentit de nouveau les larmes lui monter aux yeux et tenta de les camoufler avec son bras. Jilam l’écarta avec tendresse, puis, d’un geste voluptueux, recueillit l’eau ruisselante sur son index et sourit au masque de tristesse qui le contemplait à travers les meurtrières du doute. « Tu n’as aucun besoin de te cacher avec moi. Nous sommes deux dans ce cocon, murmura-t-il.

─ Jilam ?

─ Oui mon amour ?

─ Jilam ?

─ Quoi Nellis ? Parle-moi ? »

Un sourire naquit sur les minces lèvres rosées. Un sourire qui éblouit Jilam et enflamma son cœur.

« Que ce soit avec respect, peur ou bien mépris, ils m’appellent tous sorcière. Mais pas toi, jamais. Pas une seule fois. Niu aussi. Mais maintenant, il n’y a plus que toi. »

L’émoi manqua de le terrasser. Le jeune homme comprit alors qu’il rencontrait pour la première fois la jeune fille qui avait un jour vécu avant d’engendrer la sorcière Nellis. Non, cette jeune fille n’était pas morte. Elle vivait dans les tréfonds d’une mémoire saccagée, et aujourd’hui, en cette matinée éclatante, ouvrait pour la première fois les yeux à la lumière après des siècles d’obscurité.

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