44. Murs murmurants

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Les Gorges fourmillaient de bruit en dépit de leur paysage sinistre appelant au calme funéraire. Jamais les voix ne se taisaient. Les êtres figés gardaient les couloirs du labyrinthe embrumé. À l’approche des vivants égarés, la pierre se mouvait, les paupières de granit s’ouvraient sur des yeux de chair scintillants d’une lueur ardente de désir consumé par la folie. Jilam et Silène se maintenaient à chaque instant sur leurs gardes. Par instinct, ils se tenaient la main et marchaient épaule contre épaule, leurs espoirs se raccrochant à la luciole bleue qui tournoyait autour de leurs têtes quand elle ne jouait par les éclaireurs. Elle les guidait ainsi au travers de la nappe suffocante aux tons de rouille.

La conscience de Silène oscillait entre le plan des vivants et celui des esprits. Ses alliés menaient une lutte de tous les instants contre les Oubliés, les seigneurs malfaisants des Gorges Sans-Nom. Dayl la luciole l’aidait à maintenir le fil de sa concentration. Sa lumière bleue distillait un réconfort aux deux hères. À sa vue, les statues vivantes se cachaient le visage derrière leurs mains comme face au soleil. Le brouillard lui-même perdait de son emprise autour de l’elfe et de l’humain. Les relents de soufre se dissipaient au profit du parfum de la mûre. Ils étaient la mémoire sinuant en plein cœur de l’oubli ; la raison terrassant la folie. Les maîtres des Gorges se voyaient défiés et défaits en leur propre domaine, par deux vagabonds, des esprits morcelés, mais qu’une volonté inépuisable animait, renforçant leurs pieds lourds et ampoulés.

Jilam se raccrochait à Silène ; l’elfe s’agrippait à l’humain. L’infini et l’éphémère. Unis.

Le jeune homme ne songeait qu’à retrouver les bras de Nellis, et pourtant, nulle autre personne ne lui tenait plus à cœur que Silène dans la parenthèse de cet instant. Elle lui semblait une extension de son être, alors même que son désir battait pour une autre. Il se souvenait du nom de son épouse ; sa mémoire évoquait son visage, assez distinctement pour que sa raison s’y attache ; et c’était là presque tout. Des images éparses, sentiments égarés, déambulaient dans son esprit, échos d’une vie effacée, la sienne, qu’il s’acharnait à réécrire du début. Un vœu de chaleur là où seul un froid lancinant somnolait. Il maudissait ce satané brouillard, cette vapeur laide et collante, qui encrassait ses poumons comme son cerveau et le rendait plus idiot qu’un troll qui aurait gobé un gnome.

« Hé, Silène, tu sais où on va ?

─ C’est une question existentielle ? Ou tu veux simplement savoir quel prochain tournant on va prendre ? »

Le jeune homme jeta un regard torve à la luciole bleue. « Et Dayl, il n’a pas une petite idée sur la question ?

­─ Le sens de l’orientation n’a jamais été son fort. »

─ Moi non plus. Et que disent tes esprits ? »

Silène lui adressa une moue agacée. « Pour la centième et millième foi, je le dis et redis : les esprits ne parlent pas ! Est-ce que les arbres parlent ? Non. Est-ce que les rochers parlent ? Non plus.

─ Garlik prétend qu’ils parlent. » Le souvenir vague d’une conversation avec la sorcière-troll.

« Et elle a raison.

─ Hein ?

─ Ils parlent sans parler. Tu me parles d’un parler qui n’est pas celui que j’entends. »

─ C’est on ne peut plus clair ! s’exclama un Jilam pour de bon désorienté.

Silène soupira. « Je n’escompte pas qu’un papillon saisisse le concept des astres. Votre esprit, à vous mortels, se borne à des notions simples qui se limitent à votre cadre étroit de vie. Vous parlez, vous mangez, vous dormez.

─ Et on fornique aussi ! » La saillie de l’humain décrocha un sourire à l’elfe.

En vérité, cette conversation sans queue ni tête n’avait pour seul objectif que de détourner leur attention de l’angoisse qui les rongeait.

L’apprentie chamane inspira une grande bouffée d’air rance. « Ce que je veux dire, c’est qu’il est des éléments en ce monde que certains peuvent toucher et d’autres non. Tel est le fardeau de l’existence. Elle porte en elle les plus grandes beautés et les pires maux. Tu ne bondis pas aussi loin que moi, ni ne cours aussi vite. Je ne peux pas incendier une forêt d’une simple pensée. »

Tiens, c’est vrai qu’elle fait ça. Un autre brouillon de mémoire se dessina sous ses paupières. Une maison. Des flammes par la fenêtre. Le bois qui s’embrase et qui illumine la nuit. Un garçon apeuré. Deux gamins terrifiés.

Ils poursuivirent leur déambulation sans plus chercher à débattre de la nature des esprits ou d’autre chose.

Silène s’immobilisa brusquement. Jilam l’imita. Un pan de brume s’était décollé, révélant une lézarde dans la roche assez large pour s'y faufiler. Après tergiversation, ils empruntèrent le passage. Ils marchaient à une allure soutenue en dépit de l’harassante fatigue qui les piétinait. L’envie de fondre dans les bras de Nellis et de l’embrasser tenaillait Jilam.

L’écho des voix les poursuivait tout en fluctuant, murmures tantôt, puis cris gémissants, et de nouveau chuchotis fleuretant avec le silence. La haine des Oubliés infestait chaque fissure des Gorges Sans-Nom. Les voyageurs imprudents bravant l’interdit respiraient l’haleine innommable de Morbani qui distillait en eux son poison et les jetait dans l’escalier abrupt de la démence. Le venin du Fléau Suprême d’Antan contenu dans les vapeurs toxiques exhalées de la gueule du volcan imbibait chaque pore de la roche, empoisonnant la terre et l’eau, tuant toute vie, jusqu’aux insectes et aux bactéries, ne laissant dans son sillage qu’un gouffre stérile cerné par l’oubli. Les Gorges Sans-Nom constituaient un enfer autant qu’une prison, pour leurs ignobles habitants comme pour les malheureux fous s’y aventurant. Au sein de ce tombeau à ciel ouvert, la jalousie embrassait la folie, et tout ce triste monde s’ébattait dans une joyeuse orgie de haine et de désirs inassouvis.

Jilam sentait la moiteur de la main de Silène dans la sienne. Des bourgeons de sueur s’épanouissaient sur le front de l’elfe. La chamane souffrait de ne jamais relâcher son attention et son compagnon ignorait par quel moyen l’aider. Silène tanguait malgré elle. Son esprit déambulait entre deux obscurités, guidé par un silence funèbre, de temps en temps égayé par les chants des fantômes destinés à tromper l’ennui de la mort. Dayl la tenait par la main dans le monde changeant des esprits tandis que Jilam œuvrait à rattacher sa conscience à la terre ferme des vivants.

Des souvenirs affluaient au goutte-à-goutte, déposant un baume sur ses pensées à vif.

« Quand on souhaite entrer en contact avec un esprit, un non-être, il faut à tout prix aller contre son instinct et résister au premier réflexe : à savoir engager la conversation. Car un esprit ne connaît pas le langage. Un esprit ne s'exprime tout simplement pas. Il n'a qu'une faible conscience des choses qui l'entoure, si on peut parler de conscience, car un esprit évolue sans être, mu par son seul instinct comme un animal aux aguets. »

C’était Dayl qui parlait. Non pas l’esprit revenu des limbes, mais le Dayl vivant d’autrefois. Silène se tenait assise sur les genoux du chaman. Durant la leçon, le maître et l’élève grignotaient des mûres. La jeune elfe fixait les lèvres de son mentor, attentive au savoir qu’il lui prodiguait.

« Une pierre a-t-elle conscience de l'eau qui s'écoule à sa surface ? De la caresse des rayons ? De la mousse qui pousse sur sa peau minérale ? De l'animal qui se sert d'elle comme perchoir pour se dorer au soleil ? Les sages répondent que oui. Que la pierre possède un instinct. L’esprit est comme la pierre. »

Silène stoppa Jilam alors qu’ils s’engageaient dans un embranchement. « Non, par-là. » Elle désigna un étroit corridor aux allures de trou de souris, à peine visible au travers du rideau brumeux.

L’époux de la sorcière dénia du chef. « Ça ne me dit rien. Par-là, le chemin est plus large et l’air sent moins mauvais.

─ Justement, dit l’elfe. C’est une ruse. Les Oubliés bernent nos sens. On ne peut s’y fier. Pas plus qu’à notre instinct.

─ Et c’est ton instinct qui te le dit ? »

Malgré ses doutes, Jilam accorda sa confiance à son amie. Nos deux rats s’engagèrent donc dans le trou de souris. Le boyau se resserrait au fil de leur progression. Ils finirent par être contraints d’avancer en crabe, ventre rentré, côtes broyées. À certains endroits, ils durent cheminer à quatre pattes. Jilam commençait sérieusement à suffoquer quand l’espace autour d’eux daigna enfin s’élargir.

Devant lui, Silène se figea. « Tu entends ?

─ Quoi ?

─ Quelqu’un pleure.

─ Non. Je n’entends rien.

─ Par ici ! » s’écria l’elfe en obligeant son compagnon à la suivre.

Après l’angoisse, la joie les saisit lorsqu’ils tombèrent sur Tête-de-Pie. Ils avaient manqué passer devant elle sans la remarquer, mais ses sanglots avaient permis à l’ouïe affûtée de Silène de la dénicher. La fée-lutin se tenait recroquevillée, tel un animal traqué, entre deux rochers tapissés de mousse morte. Sa grosse tête, prisonnière de ses mains, hochait frénétiquement d’avant en arrière sans s’interrompre, et l’étrange métronome gémissait inlassablement les mêmes paroles : « Je sais qu’ils m’aiment, je sais qu’ils m’aiment. »

Jilam secoua gentiment la fée-lutin, puis, devant l’absence de réaction, avec un peu plus de sévérité. Constatant que ses efforts ne menaient à rien, il la saisit délicatement dans ses bras et s’attela à la rassurer en la berçant à l’instar d’un nouveau-né réveillé en pleine nuit par un cauchemar.

Tout près d’eux, Silène demeurait aux abois, à l’écoute du moindre écho de danger. Après inspection prudente des alentours, il fut déterminé que Tête-de-Pie était seule.

« Est-ce seulement la vraie Tête-de-Pie que nous avons là ? » La chamane novice avait formulé sa pensée à haute voix.

Jilam lui jeta en réponse une œillade mauvaise. « Qu’est-ce que tu racontes ? Bien sûr que c’est elle. Qui tu veux que ce soit d’autre ?

─ Il s’agit peut-être d’une illusion, supputa l’elfe.

─ Puisque je te dis que c’est elle ! »

La luciole bleue se mit alors à asticoter la fée-lutin toujours plongée dans ses sanglots.

« Soit. C’est elle. Selon Dayl, elle est soumise à un puissant sortilège. Elle revit son passé au présent. »

Et un affreux passé vu son état. « Il faut la sortir de là, s’alarma Jilam.

─ Il faut nous sortir de là, le corrigea Silène. Sans quoi, nous finirons tous comme elle. Pendant que son esprit se lamente sur le passé, ses cœurs se pétrifient. »

Le jeune homme jeta un regard effaré à la fée-lutin qui avait enfoui son visage dans sa poitrine et déversait sur son manteau crasseux toutes les larmes de son corps.

« Dépêchons-nous, déclara l’elfe. Les esprits sont volatiles. Nos alliés peuvent nous faire faux bond à tout moment. » Sur ces mots, elle aida Jilam à charrier Tête-de-Pie, laquelle n’accomplissait qu’un vague effort instinctif pour activer ses jambes courtaudes sans cesser de se lamenter. « Je sais qu’ils m’aiment, je sais qu’ils m’aiment. »

Pauvre amie. Qui donc t’aime si peu que tu essaies avec tant de fermeté de te convaincre du contraire ?

Leur errance se poursuivit. Rien qu’un paysage de brume et de roche stérile et pas une ombre pour leur indiquer la présence d’une lumière au bout du tunnel. Nos deux amis se relayaient pour porter Tête-de-Pie, dont le fardeau s’alourdissait à mesure que leurs forces s’épuisaient. Ils devaient se restreindre à de maigres rations. S’ils avaient trouvé Tête-de-Pie, ils n’avaient en revanche pas déniché trace de son paquetage. Il ne restait à Jilam que la sacoche contenant le lapin-mousse en hibernation, et quelques racines et fruits séchés dans les poches avant. Seule Silène avait conservé son bagage, mais les vivres dont ils disposaient auraient tôt fait d’être engloutis par leurs trois estomacs en dépit d’un strict rationnement.

Jilam essaya deux trois fois en vain de réveiller le lagopède en mousse en lui collant une friandise contre le museau. Silène et lui se doutaient qu’un sommeil pareil ne pouvait être naturel. La chamane soupçonnait l’usage de drogue ou l’emploi d’un sortilège. Le jeune homme en vint à baptiser l’animal Mousse-qui-pionce, trouvant le nom drôle.

Les jambes craquantes, menaçant de rompre, ils se décidèrent à s’accorder une pause et optèrent, en guise d’abri, pour une crevasse dissimulée derrière les vestiges d’un éboulis. L’étroitesse du lieu les obligeait à se serrer comme des cloportes, inconfort qui leur offrait en échange une chaleur bienvenue. Tête-de-Pie s’était endormie et sa tête reposait sur les genoux de Jilam. Le sommeil ne parvenait pas à éteindre ses gémissements. Elle affichait des joues rouges et gonflées.

Le jeune homme scrutait Silène, les traits marqués par l’inquiétude. L’elfe tentait d’attiser le ridicule feu qu’ils étaient parvenus à tirer de leur petite réserve d’étoupe et qui leur apportait davantage de réconfort que de chaleur. Sa peau, plus pâle qu’un linceul, luisait sous le baiser des flammes maigrelettes. Elle n’avait pas fermé l’œil depuis... Depuis combien de temps exactement gambadaient-ils ainsi ?

Nous ne partirons jamais d’ici, pas vrai ? Il se garda cependant de formuler cette pensée.

Son attention se porta sur la luciole bleue. Allié ou parasite ? Au cœur du silence étouffant, il défiait le prétendu esprit de Dayl de les sortir de ce pétrin.

Depuis combien de temps erraient-ils ? Et combien de fois s’étaient-ils posé la question ?

Les brefs instants de repos guignés entre deux nuits ne leur insufflaient guère d’énergie. Ils passaient plus de temps à trouver le sommeil qu’à en profiter réellement. Et chaque fois les cauchemars les attendaient au tournant. La faim nourrissait l’angoisse. Ces deux fléaux conjoints les rongeaient jusqu’à la moelle. Ils n’étaient plus que des loques de peau pendues sur des os desséchés. Leurs maigres vivres étaient épuisés. Tout juste parvenaient-ils à grignoter des miettes de quiétude lors des rares et fugaces occasions où un rayon de soleil perçait la carapace du brouillard.

Leurs esprits ne communiquaient plus. Si l’humain évoluait au cœur d’un silence absolu, l’elfe, au contraire, ne rêvait que d’un univers dépourvu de sons, frappée qu’elle était par le vacarme de la bataille qui se déroulait autour d’eux mais dont elle seule captait les échos. La lutte sans merci des esprits résonnait en continu dans son crâne, entretenant d’infâmes nausées, lesquelles se couplaient aux cris de famine de son ventre désespérément vide. Elle avait sans arrêt la gorge sèche, mais l’eau aussi constituait une denrée rare qu’il leur fallait à tout prix préserver.

Leur dilemme se maintenait, inébranlable, sans qu’ils ne puissent s’y soustraire tandis que les Gorges Sans-Nom paraissaient s’étendre sans limite à travers le monde entier. Les maigres souvenirs qu’ils étaient parvenus à collecter de leurs existences dérobées s’émiettaient en parallèle de leurs forces. Chacun s’accrochait à ses espoirs volages, mais leurs doigts glissaient constamment sur le rebord. Le désespoir les gagnait, petit à petit, les rongeait comme l’humidité grignote la pierre.

Tête-de-Pie se contentait de jouer les pantins que ses compagnons devaient se coltiner à charrier tel un poids mort. La fée-lutin se morfondait, entièrement captive de la terreur léthargique qui l’avait happée, et ses gémissements ininterrompus enflammaient les nerfs à vif de ses camarades.

« Nom de ! » Jilam venait de trébucher à cause de Tête-de-Pie. Sans compter une sale écorchure au genou, la chute avait rouvert son entaille au bras que Silène avait soigné de son mieux au vu des moyens à sa disposition. Ses contusions évoquaient au jeune homme un arc-en-ciel malade. Fou de douleur et de fatigue, il s’emporta et décocha une violente claque à la fée-lutin.

« Arrête Jilam ! Qu’est-ce qui te prends ? » Silène se précipita en trombe pour l’écarter de Tête-de-Pie, dont les sanglots ne manquèrent pas redoubler d’intensité.

La honte s’empara du jeune homme avec la même promptitude que la colère qui l’avait précédée. « Je... Pardon... », bégaya-t-il, incapable de trouver la moindre justification à son geste. Puis la honte céda la place au désespoir. Son regard devint laiteux. « C’est fini, hein ? Je veux dire. Vraiment fini. »

Pour toute réponse, Silène l’enlaça comme la vague étreint le sable. Les tremblements de fièvre qui les secouaient depuis un moment cessèrent. La luciole bleue gravitait autour de ces deux âmes perdues en quête de réconfort, telle une lune bienveillante berçant deux astres face à l’imminence de l’extinction.

« Petit d’homme ? » L’éclat de voix ressuscita en Jilam un morceau de lui-même qu’il croyait éteint. Tête-de-Pie les scrutait, Silène et lui, de sa mine déconfite et ahurie, écarlate à force de sanglots. Sauf qu’elle ne pleurait plus, et ses larmes esseulées séchaient désormais.

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