47. L'infini connaît ses limites
Le sang du jeune homme ne fit qu’un tour. Sans même réfléchir, il s’élança.
Une fraction de seconde lui avait suffi pour obtenir une vision claire de la situation. Nellis, allongée sur le dos, visiblement blessée ; Nazukahi, la sorcière-vampire, à califourchon sur elle, ses terrifiantes serres d’ivoire empoignant son visage, s’apprêtant à l’écorcher vive.
Jilam bondit tel un écureuil. Nazukahi pivota et l’attrapa au vol comme un vulgaire moucheron. L’image de leur première rencontre se répétait. Les doigts effilés de la vampire épousaient parfaitement les marques laissées sur la gorge humaine plusieurs lunes auparavant.
De vilaines entailles défiguraient Nazukahi et il lui manquait une oreille. De ses plaies suintait un sang noir plus visqueux que liquide évoquant du goudron.
Le garçon brandit son poignard de chasse. La pointe argentée ripa sur l’épais tissu de la tunique, n’y infligeant qu’une pathétique estafilade. À l’évidence, poignarder quelqu’un était plus dur qu’il n’y paraissait de prime abord. Jilam avait déjà découpé du gibier pour aider Nellis, et l’expérience s’était révélée désastreuse.
Il frappa de nouveau. Nazukahi, d’un geste dédaigneux, lui arracha son arme en manquant de le dépouiller de sa main. Les reflets scintillants de la lame s’envolèrent de concert avec ses espoirs. Ses poumons luttaient pour aspirer un vermisseau d’air via le trou d’aiguille de sa trachée pressée tel un citron par les doigts gris tout en endurant les plaintes effroyables de ses cervicales. Il remarqua alors la blessure profonde creusant la poitrine inerte.
Nazukahi exulta : « Regarde qui est là ? Tous tes totems sont réunis. » À ses pieds, Nellis gisait comme morte. Un masque de sang recouvrait son visage lacéré. Ses vêtements en étaient maculés. Le pourpre contrastait avec sa pâleur mortifère. Non loin, Mú bataillait avec l’énergie du désespoir, captif des serres du crève-yeux, ses couinements étouffés par les croassements stridents.
Tout en fixant de ses yeux de nuit baignés de crépuscule, la sorcière-vampire passa une langue pareille à un serpent écarlate sur ses canines de nacre. « Nous sommes impatiente de savourer ce que tu as goûté. »
Le regard de Jilam se détourna, attiré par un mouvement dans le dos de la vampire. Nazukahi pivota avec la vivacité d’un chat, sans lâcher sa proie, et sans être assez rapide. Nellis, sans un bruit, s’était redressée et avait dégainé quelque chose de sa botte. Il s’agissait ni plus ni moins que d’un os aiguisé qu’elle avait négligemment ramassé chez Garlik puis qu’elle avait gardé sans raison. La pointe de surin pénétra sans peine, mais non sans mal, le tissu puis la chair. Ce coup-ci, Nazukahi n’eut pas le réflexe de dévier l’assaut. L’os pénétra entre les côtes et empala le cœur droit…
Mais là où Nellis s’attendait à sentir le ventricule flétri de la vampire, elle ne rencontra que le vide, un vide béant, pareil à celui qui occupait l’enclos de son cœur sacrifié.
Un chuintement aigu lui perça les tympans. Nazukahi hurlait autant de douleur que de fureur. Elle jeta Jilam qui, lorsqu’il rebondit violemment contre le troll pétrifié, émit un son de verre brisé. Elle saisit le poignet de Nellis et le tourna jusqu’à entendre l’os se rompre. L’elfe s’égosilla à son tour. La vampire l’attrapa à la gorge puis colla son visage au sien. Ses yeux, éclair noir dans un ciel pourpre, fulminaient d’une rage sans nom. Sa bouche crachait des glaires de sang goudronné. Le surin d’os se trouvait toujours planté à l’emplacement de son cœur absent.
La folie furieuse de la sorcière-vampire avait contaminé le crève-yeux et Mú en profita pour se libérer des serres du volatile et bondir vers la gorge de Nazukahi. La vampire le balaya d’un vif mouvement du bras. Les griffes d’ivoire scintillèrent. Mú couina. Il atterrit à deux pas de Jilam, étendu au sol mais toujours conscient malgré l’incendie dévorant son corps paralysé.
« Gibier de saignée ! » Les Gorges chantèrent en chœur l’ire sifflante de Nazukahi. « Si stupides ! À croire qu’on tue l’ombre en la transperçant ! »
Nellis, défaite, confrontait son cuisant échec. Mais en vérité, elle n’avait jamais eu la moindre chance de l’emporter. C’était un combat perdu d’avance, elle s’en rendait compte maintenant qu’il était trop tard. Elle avait pourtant transpercé le cœur de son ennemie. Mais de cœur, Nazukahi n’en possédait plus. Elle les avait tous vendus, un par un, sûrement en échange de reliques de savoir à ajouter à sa collection. L’engeance ne reniait pas l’idée de démembrer sa propre carcasse afin de nourrir le parasite de sa curiosité. Le sang qui pulsait à travers ses vaisseaux n’était rien d’autre que fumée. Ses artères et ses veines dessinaient un réseau de conduits de cheminée encrassés par la suie. Son haleine exhalait les relents de charbon trempé. Ses yeux étaient deux braises et son regard était de feu. Ne restait aucun combustible à consumer sur l'autel de son désir inassouvi autre que son esprit, véritable caverne aux mille trésors et aux mille dangers, réservoir captif d'une dépouille dont seule l'ombre s'agitait.
Tandis que notre sorcière se débattait en vain, pendue par le collet comme un vulgaire lapin, Jilam et Mú observaient, le regard aussi brisé que leurs corps et leurs espérances. Leurs deux terreurs s’abreuvaient l’une l’autre. La souffrance de Nellis, le furet-léopard la ressentait aussi pure que si elle avait été sienne, et les pulsations fébriles de leurs pensées évoquaient l’écho d’un astre mourant qui s’éteint.
La sorcière-vampire planta le fer rouge de son regard embrasé dans Jilam qui malgré sa paralysie tressaillit. « Dis petit. Ça te dirait de contempler le vrai visage de ta tendre ? »
Ses griffes d’ivoire taillèrent l’air qui gémit. Le cœur du jeune homme s’arrêta brutalement de battre. Un nœud de corde serra la nuque du temps.
L’essaim des ombres de Nazukahi s’éveilla en s’étirant. Leurs silhouettes élancées, difformes imprégnaient le sol et se répandaient telle la moisissure, aussi vivantes que des serpents, myriades de tentacules expulsés de quelque sombre abysse. Nul besoin de lumière pour les nourrir, ces ombres brillaient dans le jour gris semblable à la nuit, phares macabres réservés aux damnés, copies bâtardes de celle qui les avait engendrées, des langues de fœtus ravagées par les dents du fléau.
Qu’un vent sombre balaya comme fétu de paille.
Quo surgit, régurgitée par l’ogre brouillard, et s’abattit avec la puissance d’une comète. Nazukahi lâcha Nellis pour parer les crocs qui visaient à lui arracher la tête. L’elfe retomba brutalement sur le sol dur. Jilam, ayant retrouvé la maîtrise relative de ses bras, se mit à ramper vers elle pendant que Mú le devançait en traînant la patte et semant derrière lui une longue traînée rouge.
Le précipice qui les surplombait vola en éclats et une pluie de gravats s’abattit. L’un d’eux manqua d’un cheveu d’aplatir le crâne de Nellis. À cette vue, Jilam avala un hoquet d’horreur.
L’esprit de la sorcière avait perdu conscience de son enveloppe. Mais ses os avaient beau lui évoquer du bois mort et ses muscles de la résine, cela ne l’empêchait pas d’endurer ses nerfs à s’en rompre les mâchoires.
De la nuée de poussière se dissipant émergèrent les ténèbres d’un cratère là où un instant plus tôt se dressait fièrement la falaise. Et voilà que des monceaux de grès de la taille d’un hériphant se trouvaient réduits en gravier en un battement de cils.
La démone déchaînait sa rage bestiale contre la sorcière-vampire qui luttait avec une fureur identique. Rugissements et feulements se chevauchaient en une cacophonie digne de l’orchestre des enfers. Les deux monstres, fruits des tréfonds obscurs, tournoyaient et voltigeaient dans un ballet terrifiant et destructeur. Toute matière à leur contact se dissipait telle la neige sous les coups du soleil. Le granit millénaire s’effritait en sable ; l’obsidienne fondait pour redevenir lave. L’air autour d’eux s’embrasait et vomissait des étincelles.
Jilam, tout en serrant contre lui son épouse, son corps jouant les boucliers contre les pluies de pierre, observait au travers du rideau de ses larmes le duel à mort de ces engeances mythiques et prédatrices face auxquelles, plus que jamais, il se sentait fragile et dérisoire.
Nazukahi muta brusquement en harpie. Sous cette forme, elle apparaissait se mouvoir avec davantage d’aisance et de vivacité. Quo, de son côté, attaquait sans s’inquiéter des blessures que lui infligeaient les serres démesurées. Leurs sangs giclaient en se mélangeant : sève verte et poisse noirâtre, fumantes. On ne comptait plus les blessures mortelles qui auraient terrassé le plus solide troll. Tant d’entailles et de plaies qu’elles semblaient faire partie intégrante de leurs physionomies.
Soudain, la harpie planta ses longues serres dans la poitrine de la démone qui poussa un hurlement à fendre les montagnes en deux. Quo chercha à se dégager, mais Nazukahi ne lui en laissa pas le temps et la propulsa tel un boulet de canon dans les airs. Des plumes sombres volèrent puis retombèrent. Un autre pan du dédale implosa, régurgitant un nouveau déluge de pierre.
Le rideau de poussière s’écarta sur la silhouette mutante. À l’évidence durement sonnée, la démone poussait des beuglements rauques tout en imitant un ivrogne acharné à se relever. Ses jambes ployaient sous le poids de sa monstrueuse carcasse, leurs os réduits en esquilles.
La sorcière-vampire, ayant recouvré sa forme humanoïde, cracha un glaviot noir. Sa figure goudronnée semblait captive de barbelés tant la haine la découpait. Ses beaux vêtements étaient tout déchirés et crasseux. La poussière imbibée de sangs noir et vert encore fumants la maculait de pieds en cape. Aucune partie de son corps n’était exempte de meurtrissures. Trois de ses terrifiantes griffes pendouillaient misérablement au bout de leurs doigts, brisées. Ses muscles tressaillaient, à contrario de sa poitrine qu’aucune respiration ne soulevait. Quant à ses cheveux, ils évoquaient un amas de ronces et couronnaient un regard embrasé d’une insondable folie meurtrière.
Ce regard oscilla de la démone au couple étendu à quelques pas, aussi vulnérable qu’une couvée de lapereaux. Mú se posta devant Nellis et Jilam, feulant, queue dressée, poils hérissés, plutôt haie que rempart. Nazukahi hésita. En finir avec ces proies faciles signifiait tourner le dos à son coriace ennemi.
La harpie a-t-elle épuisée toutes ses ruses ou bien lui reste-t-il des plumes sous le manteau ?
Telle est la question que posa le reflet au miroir.
Même les morts doivent se reposer. C’était un vieux proverbe. Ma’Kar’hima l’adorait. Nazukahi l’abhorrait. Voilà longtemps qu’elle s’était libérée des lambeaux de douleur qui subsistaient à l’intérieur de son enveloppe souillée. Son pouvoir, elle le puisait des tréfonds obscurs, mystérieux et dangereux, et le nourrissait de la terre et des âmes qu’elle couve.
Les sages d’antan affirmaient que la nuit domine le jour car contrairement à ce dernier sa nature est immuable. Une bêtise sans nom, mais dotée d’un grain de vérité. Nazukahi était une enfant des astres. Le néant l’avait enfantée avant qu’une étoile ne vienne habiter son obscurité. Son ombre était assez vaste pour inonder la terre. Non plus soumis aux courants vicieux de la Nature capricieuse, elle était devenue la balance qui régit ces aléas ; d’une main elle détenait le corps des êtres, de l’autre leur âme, et tous deux étaient siens, soumis à ses seuls caprices. Les caprices d’une reine dont les conquêtes jamais ne se heurteraient à des frontières. Telle l’araignée, elle tissait sa toile mais sans aucune limite ni obstacle.
Aujourd’hui, la toile s’était rompue. Le vide s’était emparé d’elle. L’araignée avait trop présumé et usé de ses forces. Autant qu’un autre, le venin craché par Morbani l’affectait, inhibant ses sens et dressant un enclos autour de ses perceptions. Au sein des Gorges Sans-Nom, la nuit ne détenait pas plus d’emprise que le jour. Elle avait forgé un pacte avec les Oubliés afin de piéger ses proies, et cette alliance abjecte lui avait durement coûté. Sa toile infinie s’en trouvait réduite à un mince fil glissant auquel elle devait se raccrocher. Ses blessures, trop nombreuses, peinaient à se soigner. Jamais encore pareille faiblesse ne s’était emparée d’elle.
La faute à cette horreur démoniaque qui l’avait surprise alors qu’elle était absorbée par son triomphe. Enfin, elle l’avait retrouvée, elle la tenait au bout de ses doigts : l’amour de son trépas. Après ces nuits sans fin de quête à l’arrière-goût d’errance et de jours piégés dans l’obscurité des caveaux à ruminer sa vengeance. Et voilà que le fruit tant rêvé de sa gloire se trouvait piétiné par nul autre qu’un ignoble démon ; créature qu’en toute autre occasion elle aurait écrasé sans verser le moindre effort. Le comble de sa longue humiliation qu’elle remâchait depuis tant de lunes acides.
Une araignée sans sa toile dépérit tôt ou tard.
Celle-là. Jamais elle ne se taisait.
Après avoir brièvement savouré le fruit, entre elle et le verger s’était dressé un mur, celui de sa propre faiblesse. Or, il n’était rien au monde qu’elle méprise davantage que l’impuissance, et rien de pire à ses yeux que de la sentir en elle. Ô dieux ignominieux qu’elle enrageait. Son désir ne se résumait plus seulement à faire souffrir et détruire ses ennemis, mais à ravager le monde entier en paiement de ses tourments. Désir qui hélas se heurtait à la dureté implacable de la réalité.
J’ai vaincu. Nos ennemis rompus gisent à nos pieds. Leur souffrance est nôtre. Je suis la balance et je tiens le couperet. Alors pourquoi ? Pourquoi !?
Parce qu’aussi difficile qu’il était pour elle de l’admettre, à défaut d’envie, la force nécessaire lui manquait. Et cette vérité inéluctable décuplait sa rage démente qui la consumait encore davantage tel un feu nourri par les braises.
Les caprices de la Nature.
Silence ! Tais-toi !
L’orgueil chassa la tempête. Les voix se turent d’un seul chœur, n’en laissant qu’une, sifflante de froide haine. « Vous me paierez cela, oh oui, soyez-en certains ! Pour chaque douleur que vous nous avez infligée aujourd’hui, nous tuerons un être cher. Ils mourront lentement, et vous aurez tout loisir d’assister à leur agonie ; consumés par le désespoir, impotents. »
Mais Nellis n’était pas dupe de son petit jeu et discernait clairement les fissures à la surface du masque enragé.
Quo, dont les jambes brisées s’étaient ressoudées, rugit à l’appel du sang et bondit. Ses immenses bras aux muscles saillants se refermèrent en une étreinte mortelle sur la vampire immobile… qui se changea en brume. Un long hurlement ténébreux et grinçant s’éparpilla en mille échos à travers les Gorges. L’ogre brouillard goba les couleurs et le monde retrouva son gris naturel, accompagné de son silence mortifère.
Un profond soulagement embrassa Jilam, aussitôt dissipé par la vue du sombre monstre ensanglanté dont l’attention se portait désormais vers eux.
La sorcière luttait déjà pour ne pas s’évanouir et n’était en aucun cas en mesure d’affronter un démon sous sa forme primaire, aussi amoché soit-il. Mú avait beau feuler et agiter la queue, la créature n’en avait cure. Elle était en colère et elle souffrait, et tout ce joyeux cocktail décuplait sa faim. Un buffet lui était offert, elle n’allait pas s’en priver.
Dayl la luciole choisit ce moment pour réapparaître. Il commença à asticoter la démone qui, tout en grognant, gesticulait pour chasser l’importun insecte. La lueur bleue fusa brusquement dans son crâne et disparut. Le monstre rugit avant de s’effondrer. Le sol gémit sous son poids. Un ronflement s’échappa alors de la carcasse inanimée.
Le trio demeura bouche-bée devant l’horreur endormie qui bientôt commença à dégonfler comme un ballon de baudruche. Les bras se raccourcirent, le buste et les épaules se ratatinèrent, les jambes retrouvèrent un angle adéquat. Alors la bonne vieille Quo émergea, étendue dans une flaque verte grossissante, sous les yeux incrédules du couple médusé.
Corne de démon ! Pourquoi cet abruti d’ivrogne n’a pas fait ça plus tôt ? Telle fut la première pensée qui traversa Jilam. Mais il songea ensuite : Et qui aurait sauvé Nellis hein ? Qui aurait chassé Nazukahi ? Qui est l’abruti en fin de compte ?
Il relata pour lui-même les paroles de Silène : « Le monde des esprits est impénétrable. Un vivant ne peut le concevoir, ainsi que l’être ne peut concevoir le non-être. Qui donc peut comprendre les pensées d’une pierre ? Ou qui encore est capable de les imaginer ? Qui peut juger de la raison d’un esprit ? »
Adieux Dayl. Et merci. Merci pour tout. Puisses-tu rêver là où tu vas.
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