51. Bas les masques

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Jilam s’était assoupi sur l’épaule de Tête-de-Pie. Plongé dans son état de semi-conscience, il s’agitait, malmené par ses fantômes qui ne le quittaient jamais. Éveillé, ils se tenaient silencieux à ses côtés, si proches qu’il respirait leur froide aura. À la lueur de la chandelle de suif, ils lui murmuraient des paroles inaudibles. Mais c’est durant ses heures de repos qu’ils se dévoilaient pleinement. Ils prenaient possession de ses rêves et le traînaient le long d’infinis corridors ténébreux aux murs décorés par de terrifiants tableaux. À son réveil, toujours brutal, il ne manquait jamais de poser la même question: « Mon âme. Où est mon âme ?

─ Bien au chaud où tu l’as laissée. » Murmure soyeux couplés aux caresses d’une mère. Des doigts boudinés dotés d’une infinie tendresse. Des mains faites pour aimer.

« Où ?

─ Tu ne la sens pas ?

─ Non. J’ai juste froid. » Et en effet, le jeune homme grelottait. La fée-lutin resserra donc son étreinte.

« Je ne la sens vraiment pas, c'est vrai. Mon âme est partie. Je le sais. Je le sens. » Gorge serrée autour de sanglots captifs. Les mots bataillant contre eux-mêmes.

« Tu sais. Un jour, j’ai demandé à Maman où se trouvait l’âme. Et tu sais ce qu’elle m’a dit ? » Tête-de-Pie emprunta alors une voix grave. « L’âme réside dans le cœur de l’autre. » Puis revint vers les aigus. « Tu comprends, petit d’homme ? Non ? Réfléchis Jilam. Tu n’as pas perdu ton âme. Elle est là, tout près, bien à l’abri, au chaud, auprès de ceux qui t’aiment. C'est ce que Maman disait. Et elle disait aussi... » De nouveau la voix grave. « Ne détourne pas le regard. Embrasse-le. » Plus aigue. « Pour ça, j’avoue, je n’ai jamais vraiment pigé. »

Le temps s’écoula. La nuit tomba. L’univers ne fut plus que ténèbres et éclairs. Éclairs et ténèbres. Une étincelle nichait là, aux pieds des géants ombrageux. Les eaux du lac et l’écume vaporeuse de la cascade projetaient une lueur vespérale verdâtre. « Les fées de l’eau dansent cette nuit », déclara solennellement Tête-de-Pie.

Mais Jilam n’avait cure des fées. « Dis, Tête-de-Pie. Ce que tu m’as dit. Est-ce que tu l’as dit à Reyn ?

─ Pourquoi tu demandes ? Est-ce que la Reine Ronchon t’aurait émoustillé ? T’as le poignard qui t’asticote ? Le cœur qui roule et s’entortille, c’est ça ?

─ Arrête ! Ça n’a rien à voir. J’aime Nellis, point final. Et rien n’y changera rien. Bref. Arrête. »

L’intéressée le lorgna de son air moqueur. « Bah petit d’homme ! Tu sais bien que notre Reynette aime trop ses petits secrets pour les partager. Laisse tomber. T’en tireras jamais rien. La source est tarie depuis belle lustrette. »

Le vent nocturne rugissait contre l’arche de pierre enjambant la chute d’eau, surgissant dans l’obscurité luminescente sous l’aspect d’un monument majestueux et inquiétant. Une légère ondée ponctuée de flocons tressautait sous les caprices de la bise furieuse. Les ténèbres vrombissantes remuaient dans un joyeux ballet. Nos deux moustiques paraissaient ridicules recroquevillés auprès de leur lanterne.

Non loin leur parvint le croassement ronflant d’un crapaud-roc. Quo en avait attrapé un spécimen durant une chasse. L’animal avait essayé de la gober avec sa langue blanchâtre aussi tranchante que du crépi. À l’évidence ces habitants des enfers ne craignaient pas les démons. Le fabuleux bestiau pesait facilement sa tonne estimait Jilam. Le traîner jusqu’au camp puis lui ouvrir le cuir en deux avait nécessité les efforts combinés de tout le groupe, et Reyn s’était méchamment entaillée sur l’une de ses arêtes. Tout ça pour de la viande jaunâtre aux relents infects de soufre.

La créature – difficile de lui accorder le titre de poisson – arborait davantage d’yeux que d’écailles. Minuscule, elle demeurait immobile sous la surface de la flaque d’eau qu’elle occupait, nichée dans le creux de son rocher loin du dangereux étang fourmillant de prédateurs. Nellis plongea la main en guise d’épuisette. Dorénavant le menu fretin frétillait dans le creuset de sa paume. Des yeux à revendre pour observer le monde mais pas de bouche pour se nourrir. La chose ne devrait pas pouvoir vivre et pourtant vivait bel et bien. La sorcière alluma un feu dans l’âtre de son autre paume afin de mieux analyser le spécimen. Le pauvre éclat de la flammèche suffit à le griller, ne laissant qu’un ridicule tas de charbon et d’arêtes à examiner. Ces bestioles supportent les poisons de l’eau mais pas la lumière. D’ordinaire, toute information était pour elle source d’intérêt. Hélas, ces temps-ci, son intérêt s’enfuyait très vite, comme cette misérable chose toute d’yeux, renvoyée à l’état de poussière en l’espace de quelques soupirs d’ennui.

« Tu cherches ton homme ? » Nellis tourna brusquement la tête, ses yeux d’or prêts à embraser la nuit.

« Paix, sorcière. Ce n’est que moi. » Une ombre se mut. Reyn retira la capuche de son manteau de visombre. « J’ai perdu l’un de mes Rats. Tu n’aurais vu un bout de queue qui traîne ? »

La sorcière dénia du chef. « Tu ne devrais pas gambader dans le froid. Tu es encore très faible.

─ Parle pour toi, ricana la reine des Rats. Renflouer ma panse avec du sang neuf n’a surement pas été une mince affaire.

─ Ne me sous-estime pas, enfant du bois.

─ Toi non plus, sorcière.

─ Ce n’est pas moi qui me suis trouée le cuir. » Reyn s’offusqua aussitôt de cette répartie mais se garda de rétorquer. Elles avaient chacune leur fugueur à débusquer.

Leurs regards, de jade pour l’une, d’or pour l’autre, seuls brillaient dans la pénombre en l’absence des étoiles. Les vomissures cendrées du Seratusor leur dissimulaient même la lune rougissante, dont la présence était néanmoins trahie par les vaisseaux pourpres naviguant à travers un ciel vêtu du deuil.

L’éclat des braises mourantes leur révéla le nid de Jilam et Tête-de-Pie. Nos oiseaux dormaient du sommeil des innocents, avachis l’un contre l’autre, leurs pelisses éclaboussées par les gerbes d’écume crachées par la casacade. Leurs ronflements de crapaud-roc se mêlaient aux ronronnements du lac contre les rochers.

« Mâte-moi ces deux truites échouées ! » s’exclama Reyn.

Elle s’attela à charger la fée-lutin sur son dos, puis s’éloigna en abandonnant Nellis. Son ombre fut bientôt mangée par la nuit. La sorcière s’accroupit avant de ressusciter le feu d’un claquement de griffes. Les flammes dorées s’ébattaient sans besoin de combustible. Nellis les observa emprunter l’aspect des ombres en s’étalant à la surface des eaux et habillant les silhouettes de brume.

L’épouse se pencha vers son mari, percevant clairement le manège de ses pensées et la tempête qui les ballotait. Le jeune homme ouvrit une paupière, l’autre demeura inflexiblement clause. Il marmonna une série de mots dépourvue de syntaxe avant de retourner en son pays de songes.

Le temps autour d’eux s’écoulait sans cadre ni ressorts.

Au bout d’un moment, Nellis se décida à porter Jilam jusqu’à leur tente. Le feutre en toison d’or offert par Garlik constituait l’un des rares trésors qu’ils n’avaient pas égaré dans les Gorges Sans Nom. L’épaisse toile de tissu renforcée par les sortilèges engrangeait la chaleur et la cultivait sans laisser fuiter le moindre degré. Un orbe doré lévitant sous le plafond de toile dispensait une lumière agréable, assez clémente pour ne pas dévorer toutes les ombres et propice à détendre les esprits. Mú et Mousse-qui-pique dormaient à poings fermés, roulés en boule l’un contre l’autre, formant un joli tas de fourrures blanche et fauve tacheté. Quo était partie explorer. Reyn et Tête-de-Pie ronflaient à l’autre bout de la tente, dans leur compartiment délimité par leurs bas de chausse séchant sur des cordes en guise de rideaux. Quant à Silène, la discrète chamane méditait dans son coin entre ombre et lumière – ou bien roupillait aussi, Nellis l’ignorait – s’en fichait. La respiration des dormeurs constituait la seule distraction au silence, fruit lui aussi d’un sortilège, car au dehors le vent d’hiver hurlait à s’en déchirer les cordes vocales.

La grêle ne tarda pas à tomber drue sans pour autant déranger la quiétude régnant dans le ventre de l’abri, et seule Nellis parmi les habitants pouvait ressentir son fracas.

La sorcière, que le sommeil fuyait comme la peste, occupa son long ennui à la contemplation du visage éphémère de son mortel amant. De ses doigts griffus, elle retraça la ligne des mâchoires, contourna les oreilles rondes, creusa dans les boucles noir charbon encore assombries par la pluie. Sa propre figure la démangeait. Elle céda à la tentation de se gratter et le regretta aussitôt. Ses plaies au visage se mirent brûler au contact de ses doigts. La figure triomphante de Nazukahi s’imposa à elle, chassant l’image de Jilam endormi. Claire comme de l’eau de roche, la vision déploya ses griffes de nacre. Nellis, le souffle court, percluse de terreur, ferma les yeux.

Qu’ai-je donc fait ? Qu’est-ce qui m’a pris ?

Le leurre avait été réduit en miettes et côtoyait désormais la poussière des Gorges Sans Nom. Nul autre qu’elle n’avait été témoin de la chose. Pourtant, Jilam avait compris. À force de l’observer nuit et jour comme un hibou qui guette le mulot, il avait fini par saisir la vérité qu’elle lui avait tue, qu’elle leur avait tous tue. Il ne dirait rien aux autres. C’était son homme. Nellis le connaissait trop bien pour douter de lui. Et puis, lui-même jardinait ses propres secrets.

Il n’est pas chose aisée de duper une sorcière, encore moins une engeance de la trempe de Nazukahi. Aussi avait-elle mis tout son savoir et ses efforts dans son ouvrage. L’opération avait nécessité une nuit entière, celle-là même précédant leur départ de la tanière des Rats Chevelus. Cette nuit-là, Nellis l’avait passée à sculpter le leurre parfait avant de l’imprégner de sa magie. Puis elle l’avait montré à Jilam afin de tester le résultat, et ce dernier n’y avait vu que du feu bien qu’il fût porteur du véritable masque – de courte durée, mais porteur néanmoins. Durant l’entièreté de leur expédition, du col gelé de la Chaise des Rois Trolls aux intestins brumeux des Gorges Sans Nom, elle l’avait précieusement gardé, enfoui sous ses vêtements, au chaud contre son ventre. Une supercherie que la rusée vampire avait eu tôt fait de découvrir. Elle aurait dû s’en douter. Il avait suffi à Nazukahi de poser ses lèvres sur les siennes pour dissiper le mensonge.

Au souvenir de ce baiser, ses lèvres se mirent à leur tour à la brûler comme lorsque le froid vous les écorche. Une saveur aigre lui imprégna bientôt l’intérieur de la bouche. Malgré la chaleur réconfortante régnant sous la tente, elle était gelée jusqu’aux os, et même jusqu’au cerveau.

La vérité la glaçait, et le mensonge rajoutait sa couche de givre par-dessus. S’ils venaient à apprendre le fin mot de l’histoire, que diraient-ils tous ? Quelle serait leur réaction ? Le visage de Jilam après avoir compris : l’effroi épousant la colère, les fruits de la duperie. Elle était forcée de se l’avouer, elle les avait trahis, chacun d’entre eux. En les conduisant dans ce bourbier, elles les avaient condamnés. Jetés aux enfers comme les diables des fariboles humaines. Leur aller ne connaîtrait aucun retour. En avaient-ils conscience ? S’en doutaient-ils seulement ? Certains, oui, surement. Peut-être même la plupart. Voire tous.

Il suffirait à Nellis de sonder leurs pensées pour en avoir le cœur net, mais elle s’y refusait ; même face à la mort, elle ne briserait pas ce tabou qu’elle s’était imposée depuis aussi loin que remontait sa mémoire – peut-être même avant, depuis le désert de son oubli. Rien n’était plus sacré à ses yeux... Excepté son amour pour Jilam. Pour lui, elle briserait tous les tabous, renierait le moindre de ses principes. Elle l’avait déjà fait par le passé, et ses regrets n’étaient que poussière jetée au vent.

Depuis toujours, la sorcière avait l’habitude qu’on la scrute, qu’on cherche à débusquer ses secrets, d’être la source de milliers de fantasmes. La vérité était lourde à porter, le poids du mensonge paraissait léger en comparaison. Et cette vérité était simple...

La vérité était que Nellis n’avait jamais retiré le masque de la sorcière après l’avoir enfilé.

Depuis leur départ au goût d’exil, elle le portait, à l’image de sa copie – piètre copie en définitive – destinée à leurrer Nazukahi. Tout du long et si longtemps qu’il s’était octroyé la forme de son propre visage. Il lui allait si bien. Une juste mesure à la hauteur de la cruauté du sort qui était sien. L’avenir et le présent se juxtaposant à chaque instant, l’obligeant à faire le tri entre images et visions. Le flot ininterrompu de pensées, étrangères et siennes confondues. Cet effort constant pour ne pas égarer sa conscience écorchant les nerfs et vidant les énergies. Pas étonnant que Nazukahi soit folle.

Voilà la raison de son humeur froide indépendante du courant des évènements, pourquoi elle faisait mine de se coucher tôt et de se réveiller dès l’aurore, alors même qu’elle ne dormait plus depuis ces deux lunes et quelques gibbeuses écoulées ; tout au plus somnolait-elle quelques fois durant un fugace instant de pauvre répit. Car jamais le torrent ne s’interrompait. Souvenirs, songes et visions se chevauchaient dans son esprit toujours en ébullition sans qu’elle soit en mesure d’adoucir le feu. Sans cesse elle devait se creuser les méninges pour les distinguer, sans facilité, encore moins de certitude. Rien de plus normal qu’elle se complaise dans un silence de moine durant les soirées où chacun s’échangeait des histoires. Réussir à découper le cadre de sa propre vie au travers de la cohue de consciences qui vivaient en elle, déduire la réalité entre les époques, pêcher les informations nécessaires et jeter le reste au risque que les monceaux de rebus l’engloutissent tel un raz-de-marée... Tout autre raison aurait depuis belle lurette été dévorée. La sienne se contentait de léviter par-dessus l’abîme.

Alors qu’elle caressait distraitement les traits de Jilam, des rides apparurent et se mirent à danser sous ses griffes. Puis elles se résorbèrent et la figure devint aussi pouponne que celle d’un bambin. L’écho des premiers pleurs résonna dans le ventre de la tente. La sorcière luttait pour respirer, ses poumons et sa gorge en feu, l’air la brûlait. Elle s’acharnait à repousser la vague immense de pensées – songes, souvenirs et visions – qui cherchait à la submerger. Les abysses s’agitaient gaiement sous ses pieds. Le parfum des cheveux gris se mélangeait à celui de la sève blanche suintant de l’arbre mourant. Un défilé infini d’images sans lien entre elles, au mieux une relation confuse, se chevauchaient en s’étranglant comme les ramifications d’un chêne millénaire qui se perdent dans leurs propres entortillements de branches et de brindilles.

Le chaos à l’état pur. Une beauté écrasante. Un monde tournoyant sans cesse et en tout sens. Le manège infernal. La danse du feu sous les eaux. Des mouches flottantes, ombres de hiboux, enflant tels des nuages gorgés de pluie jusqu’à oblitérer un à un chaque horizon incertain. L’écho étouffé de voix lointaines, le vacarme de tant de vies... Qu’un géant vint écraser sous ses fesses.

La sorcière s’éveilla, pour la première fois depuis longtemps, non pas en sursaut. Elle ignorait où elle se trouvait si ce n’est dans l’étreinte chaleureuse de bras tendres et vigoureux. Quand ? Comment ? Un lieu inconnu. Un temps incertain. Ces bras seuls lui suffisaient. Plus le poids brûlant d’un fauve ragondin contre son ventre, et le refrain chuchoté des songes de lagopède.

Jilam agita ses paupières tuméfiées et enfoncées dans leurs orbites. « Tu m’as menti, lui reprocha-t-il de son timbre rouillé.

─ Tu sais. Il est en ce monde certaines choses qu'il vaut mieux ignorer. Ou à défaut oublier.

─ Ça, tu me l’as déjà dit.

─ Et je te le redis. Tu ne peux rien changer. Accepte-le. »

Elle constata que le reste du groupe les observait avec un florilège d’expressions variées.

Arrêtez de me regarder. Ça brûle.

Le réveil – la résurrection ? – de Nellis donna le signal du grand départ.

La tente fut promptement démontée et les affaires empaquetées. Ils n’en portaient pas bien lourd, les Gorges ne portaient peut-être pas de nom mais avaient un appétit féroce. La troupe – pour ne pas dire Quo – n’avait amassé qu’un maigre butin de vivres sur ces terres quasi-stériles, de quoi affamer un clan en un jour. Il leur en faudrait quatre pour atteindre Morbani, dans le meilleur des cas. Du moins n’avaient-ils que la peau des os à nourrir.

Ils pressaient le pas vers la fin de leur périple, se demandant si elle ne coïnciderait pas avec leur fin propre. Si tel état le cas, au moins n’auraient-ils pas à se farder le voyage de retour ; maigre lot de consolation, aussi maigre que les corps qu’ils se trimballaient. Leur volonté, en revanche, ne réclamait aucun confort ni réconfort. Elle était à l’identique que le jour où ils avaient entrepris ce fol pari aux faux airs d’aventure, et jamais elle ne faillirait... Peut-être au bord du gouffre, mais vraiment au bord.

Les cornes de Quo resplendissaient de grandeur et d’effroi. Dans l’obscurité, leurs tortillons sauvages rougeoyaient avec l’ardeur des braises mais sans la chaleur. Il leur fallait se hâter. La première nuit de la lune de sang approchait à grands pas. Déjà la bise transmettait les murmures du gong macabre appelant les démons annonciateur de l’ouverture prochaine des portes de Morbani. La silhouette magnifique du Seratusor, toute en tranches et tumeurs, évoquait un titan estropié. Jadis naquit de ses flancs le Fléau Suprême d’Antan qui en fit son nid avant sa défaite face aux géants et sa mort sous les coups de leur glorieux roi descendu des cieux.

Se hâter oui, mais avec prudence. En ces contrées terraformées lune après lune par les gargouillis du monde souterrain, pareil à un océan par ses marées, une simple crevasse pouvait rapidement se transformer en précipice, et là où la roche dormait un vide dessous sommeillait. Un pas après l’autre, l’œil aux aguets – surtout quand il ne vous en reste qu’un. Quel gâchis ce serait de jeter au trou tous ces calvaires.

Ainsi débutait la conclusion de leur voyage : un résumé de sentiers de chèvre caillouteux, ballotés par un dénivelé plus ou moins sévère selon l’humeur des montagnes, le tout semé non seulement de cailloux mais également d’embûches : puits noirs ou falaises ardues, parfois le duo. La roche pointue qui poussait en ces régions, de noirs shrapnels issus d’anciennes averses de scories, ajoutait sa signature aux corps déjà suffisamment marqués.

Les malheureuses bottes de voyage, usées jusqu’à la corne après tous ces lieux et ces lieues engloutis, cédèrent sur les derniers degrés, rompues en lambeaux de cuir. Faute de semelles de rechange, on se saisit de chiffons et de pièces de feutre prélevées des manteaux rapiécés. Ah, une belle brochette de mendiants qui vous entamait l’ascension du volcan. Ça grelottait sous ses loques. Ça ne sentait plus ses mains sous ses gants aux airs de mitaines. Et ça brandissait sa perche d’escalade en roncier comme une canne d’aveugle.

Il n’y avait que Quo pour arpenter cet environnent en toute quiétude. Et à voir la démone se trémousser entre deux crevasses, parmi les parterres de rocs tranchants, durant l’ascension d’un cul-de-sac vertigineux, les jalousies s’éveillaient. L’air rare et vicié embrouillait les esprits éreintés

Et pendant qu’on se chamaillait avec le vent, qu’on comptait ses morsures, on grommelait des reproches à la désignée coupable d’office. Personne en vérité ne s’était plaint – si ce n’est une – de l’absence de bulle ensorcelée protectrice comme celles qu’avait tissé Nellis dans des cas similaires. Chacun comprenait la nécessité pour leur compagne de conserver ses forces en vue de la confrontation annoncée par les échos du gong lointain et pesant. De ses capacités dépendait leur sort à tous, ils en avaient pleinement conscience, du moins l’instinct. Aussi se contentait-on de ronchonner dans sa barbe et de pousser d’orageux soupirs.

Les éclairs foudroyant la montagne et les averses noires martelant ses flancs cherchaient inlassablement à les dissuader de poursuivre, comme si le ciel, au courant de ce qui les attendait là-haut, tout là-haut, souhaitait leur épargner ce destin sinistre, vers lequel, pourtant, ils se précipitaient. L’eau vomie des cieux puait le soufre et goûtait la suie.

Nos aventuriers portaient leur lassitude comme un cancer rongeant les nerfs. Il suffisait d’une étincelle imaginaire pour que les esprits chargés de soufre s’embrasent. Un rien pouvait se changer en briquet. « Tu n’avances pas assez vite ! Marche droit, arrête de zigzaguer comme une abeille ! Tu me fais tomber des cailloux dessus ! Tu n’as qu’à marcher plus loin derrière ! Tais-toi, arrête de siffler ! Je ne siffle pas, c’est le vent dans tes oreilles ! Garde ta langue dans ta bouche ! Laisse-moi plutôt te déboucher tes esgourdes ! ASSEZ ÇA SUFFIT ! Hé, si on a envie de se tirer la trogne, on fait bien ce qu’on veut ! Mais vous allez vous taire ! Toi tais-toi ! Pire que des humains ! Hé ! Jilam, regarde où tu marches! On a qu’à le saucissonner l’hériphanteau ! Essaie pour voir ! Pas de souci, Tête-de-Pie, t’as de la ficelle ! Gardez vos distances vous deux ! T’as fini de donner des ordres, sorcière ! Va te trouer la panse et fiche-nous la paix ! Reyn, non ! Recule Reyn, rengaine ! »

Miséricordieuse, la Fée Chance épargna à chacun de trouer la panse de quiconque ou de se la faire trouer. Une fin heureuse, si on peut dire.

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