76. Un trou pour chaque rat
« Toujours debout hein ?
─ T’as vraiment cru que j’allais pouvoir pioncer ? »
L’ours chauve haussa ses larges épaules, ce qui lui donnait l’air d’une vieille bête aigrie – ce qu’il était d’une certaine façon –, puis vint s’asseoir auprès de Jilam. « Qu’est-ce que tu bricoles montre voir ? »
Le jeune homme lui révéla son ouvrage, soucieux de ne pas parler, encore moins de discuter.
« Jolie breloque. » Ce disant le sanglier bourru renifla et, voyant que Jilam jouait les taiseux, il enchaîna : « Jamais trop eu l’occasion de me balader dans vos villes de bipèdes. Ça grouille moins que dans le bois mais c’est beaucoup plus bruyant.
─ Ah tu trouves ?
─ Que je trouve quoi ?
─ Que le bois grouille plus que la ville ?
─ Bah ouais, pas toi ? »
Jilam observa le Chasseur avec circonspection en se demandant si l’autre se fichait de lui ou parlait sérieusement. Avec le spécimen, c’était parfois difficile de trancher. Il décida finalement qu’il n’en avait pas grand-chose à carrer et revint à sa pauvre occupation : à savoir tenter de réparer cette fichue montre. Vain effort, il le savait, surtout compte-tenu de son niveau de savoir en matière d’horlogerie, mais qui avait au moins le mérite de lui occuper l’esprit – et les doigts faute d’outils.
Son voisin respecta son mutisme sans pour autant l’imposer à lui-même. « Ah vous les humains je vous jure. Plus rabat-joie y a pas, et ma vilaine humeur et moi on s’y connaît. Z’avez l’ouïe d’une méduse, la vue d’une taupe, le flair d’une motte de terre. Pas capable de remuer vos dix doigts sans vous emmêler les guibolles. Vous savez courir, ouais. Sans vous vautrer ça serait mieux. Et votre vie est plus courte que la mousse du chêne. Mais ma parole que vous êtes aussi têtus qu’un démon en chasse.
─ Comme beaucoup d’espèces on est bon qu’à deux choses : se reproduire et manger. Ça nous suffit. Pas besoin de plus. » Jilam se pinça les lèvres. Il refusait de rentrer dans son jeu.
« C’est vrai que vous poussez comme des champignons. Je me souviens au début. Vos villes c’était pas plus de quelques huttes perdues en plein bois. Et maintenant quand tu vois ; des fourmilières. Un vrai réseau d’antennes. Pour grouiller ça grouille. Mais pas autant que les vers de terre. C’est ça que je veux dire. Les vers c’est eux qui gouvernent. Eux qui nous bouffent. »
Jilam s’imagina le Chasseur marcher au milieu des piétons, dans les beaux quartiers, parmi les manoirs en bois de chêne. Ce qui, bizarrement, clochait à ses yeux dans ce tableau, c’était le paysage et non le personnage. Longtemps et souvent il s’était questionné concernant l’énergumène. Ni homme, ni troll, ni géant, il portait en lui un peu des trois. Bête chauve et velue au caractère d’ours mal léché et de sanglier bourru. Heureuse compagnie pourtant, emprunte d’assurance et de sérénité ; la certitude d’être à l’abri. Il ne lui avait pourtant jamais posé la question, n’avait jamais osé. Nellis, en dépit de ses vastes connaissances, n’avait su y répondre et elle-même n’avait pu assouvir sa soif de curiosité sur le sujet. Le Chasseur était comme Néropodès : unique en son genre. Mais chaque être au monde ne l’était-il pas ? Qu’il fût homme ou ver.
« Les vers sont à la terre ce que les étoiles sont au ciel.
─ Ah ouais, et qu’est-ce que c’est ? réagit le Chasseur à son propos soudain.
─ Un rien qui vaut tout. Un tout qui ne vaut rien. »
Même le rire du sanglier passait pour un grognement. « Ha je pige pas tout mais j’aime bien l’idée. Content de voir que ça foisonne toujours là-dessous. » De son gros doigt l’ours tapota gentiment le crâne de l’humain.
« Ce n’est pas de moi, rectifia ce dernier.
─ La Nellis ?
─ Non plus. Ma Tante Hortia. » Penser à elle constituait le seul souvenir de son ancienne vie qui ne lui inspireni peine ni douleur ; simplement une tendre nostalgie. « C’est elle qui m’a donné cette montre. Le jour où elle est partie.
─ Hum, je peux ? »
Le jeune homme déposa l’objet cassé, engrenages à l’air, dans l’énorme paume de golem. Le Chasseur s’employa à manipuler l’élégant mécanisme inerte avec précaution telle une feuille de verre. Ses paluches de maçon avaient la dextérité et la douceur de mains d’orfèvre, ce qui ne manquait jamais d’étonner Jilam, lui dont la finesse des doigts ne changeait en rien son incapacité à s’en servir correctement – sauf quand il s’agissait de manier le fusain, ou d’explorer le corps de son amante.
« Belle petite chose, conclut l’ursidé chauve. Sûrement l’œuvre d’un lutin.
─ Désolé, c’est du 100 % humain. » Cette fois, c’était au tour de son comparse de le lorgner, circonspect, en se demandant s’il se moquait ou non de lui. « Vrai de vrai, je te mens pas. Le nom de l’horloger est marqué dessus. Ciselé en tout petit sur le rebord. Tiens regarde.
─ Hum, jolies lignes, grommela le sanglier perplexe.
─ Ça dit "Magnas&Fils". C’est un artisan célèbre de la ville voisine où je suis né. »
Un long silence s’ensuivit, frappé par les vrombissements quasi-imperceptibles des souterrains mêlés aux ronflements discrets des dormeurs.
« Un jour viendra où le bois se changera en maisons. Des planches et plus de branches. Des ponts et plus de troncs. Des poutres à la place des voûtes feuillues. Des routes qui se relient plutôt que des racines. Je l’ai vu. Ça a commencé y a si longtemps. La mer gratte la terre. L’humain ronge le bois. Le pibleu fait pas le poids, le loup-de-fumée peut bien hurler, c’est cousu de soie. Tout est voué à disparaître, un jour ou l’autre. Même les étoiles et les vers. »
À le distinguer, plus qu’à le voir, dans la pénombre luminescente du terrier d’arachnodon, Jilam fut frappé par le chagrin qu’il lut sur ces traits burinés, réconfortants et d’ordinaire teintés d’assurance. Les paroles que le Chasseur venait de prononcer l’avaient lui-même touché ; en lui les mots résonnaient, emprunts de… peur ?
« Oui, tout disparaît, confia Jilam aux ténèbres. Sauf toi, pas vrai ? » Cette certitude l’avait heurté sans qu’il en ait vraiment conscience avant de s’échapper d’entre ses lèvres sans qu’il l’eut voulu.
Tous deux s’observèrent avec profondeur, tâchant chacun de deviner les pensées de l’autre. Jilam voyait claire la conscience de son mystérieux ami pour la première fois depuis leur rencontre ; un éclair de sa personnalité soigneusement enfouie tel un trésor de pirate ; la vase meuble au fond de l’eau transparente. Le roc vivant face à l’humain craignait quelque chose, tremblait devant l’inéluctable. Non pas sa mort mais sa survie.
Le Chasseur était le Chasseur, un témoin des âges au même titre que Morbani. Ces yeux sombres enfoncés dans leurs orbites proéminents avaient contemplé tant et plus de choses dont le fils des Hommes, du haut de ses quelques soupirs, ne pouvait pas même s’imaginer l’ombre. L’individu était le véhicule de tant de souvenirs qui, contrairement à Nellis qui avait choisi d’abandonner le fardeau de son passé, perduraient pour toujours et malgré lui ; d’où le poids que dégageait sa présence, bien plus immense encore que sa carcasse ; le poids d’une longue, très longue mémoire. Mémoire impérissable.
« Je suis désolé. » Ces mots aussi lui échappèrent. Il eutpréféré les ravaler.
Pourtant le Chasseur ne s’offusqua pas de sa pitié involontaire, quasi instinctive. « Moi aussi, gamin. » Il n’avait même pas grogné, ni même grommelé. Son timbre était étrange.
Tandis que l’un, du tremplin de sa jeunesse, devait se résoudre à une existence écourtée, l’autre, plus vieux que la plupart des arbres de ce monde, affrontait chaque jour une promesse d’éternité dont il ne pouvait se départir.
Il comprit qu’il s’était endormi quand il s’éveilla, les oreilles bourdonnantes d’une dispute qu’il avait rêvé. Sans doute les restes d’un échange houleux qu’il avait eu avec Nellis auparavant. Ces conflits, étrangement, lui évoquaient une forme de nostalgie ; ils lui rappelaient leurs débuts, l’époque où il n’était qu’un gamin perdu à l’orée d’un monde terrifiant, ne sachant si cette elfe du bois signerait son salut ou bien sa perte, ignorant tout d’elle et se méfiant de tous ses faits et gestes, interprétant la moindre de ses paroles, incapable de trancher la question. Ces moments où, défiant à force d’ignorance, il l’avait accusé des pires maux tandis qu’elle supportait son sale caractère, se retenant de le changer en crapaud ou en poêle à frire. Il s’en était rendu compte depuis : Nellis, sous ses dehors colériques, s’était montrée d’une infinie patience avec lui. Il s’en était longtemps voulu, et il lui en avait fallu plus long encore pour se convaincre qu’il méritait son amour ; que lui, comme elle, avaient droit à une seconde chance.
Un éclat luminescent attira son regard. Il décolla sa joue de son coussin de lichen dont un morceau humide resta collé à sa peau et prit la montre en étain posée à son chevet. D’ordinaire elle dormait dans sa paume. Son pouls s’emballa quand il sentit sous ses doigts le cliquetis régulier d’un mécanisme en marche. Il ouvrit alors l’opercule et constata avec stupeur que les minces aiguilles s’étaient remises à tourner sous l’action des engrenages visibles sous la cadran transparent. Mais… comment ?
Les éclairs de la querelle fantasmée continuaient de tonner dans son crâne douloureux, jusqu’au moment où il saisit que les voix émanaient bel et bien de la réalité. Non loin de là ses amis discouraient entre eux et le débat semblait houleux. Chacun s’efforçait de chuchoter en dépit des arguments qui se bousculaient sur les langues agitées.
Le Chasseur, remarquant que le jeune homme s’était levé, vint le rejoindre en abandonnant la meute à ses chuintements conflictuels. « Salut marmot. T’as pu te reposer un peu les mirettes ? »
Jilam ne dit mot et se pencha sur la montre qu’il tenait dans le creux de ses deux paumes jointes et qu’il lorgnait tel un coquillage bizarre ramassé sur la plage.
« Désolé, je l’ai bidouillé un peu pendant que tu dormais. Sans rancune hein ? Je voulais un peu voir comment marchait ce bidule. »
Le jeune homme loucha sur lui d’un air ahuri. « Co-comment t’as fait ? »
L’ours se grattouilla l’occiput, pensif. « Je sais pas trop. À un moment les petites roues se sont mises à tourner toutes seules. C’est bien la première fois que je fais de la magie, tiens. Le talent de sorcière c’est peut être contagieux, tu crois ? »
Sans répondre, Jilam observa l’aiguille médiane sursauter à chaque seconde, les pensées battant au rythme de ce roulis saccadé. Ici le temps ne détenait aucune emprise. Le monde ancien évoluait comme en dehors du cycle froid des heures, soumis au balai d’astres semblables et pourtant différents de ceux sous l’œil desquels il avait grandi.
« C’est… Merci. » Il ferma les deux poings et les serra contre sa poitrine. La faible pulsion du temps s’écoulant de nouveau caressait son sang frigorifié, qui commença à se réchauffer.
Les voix avaient ralenti, nota-t-il, tout en s’estompant, comme si ses camarades avaient senti eux aussi le changement. Leurs chuchotis évoquaient les murmures d’esprits en ce lieu où lumière et obscurité se mariaient en une inquiétante harmonie.
Jilam se mordit les doigts, comprenant que pendant qu’il roupillait sagement sans s’en faire, on avait entamé les préparatifs du plan. Planification qui s’articulait autour de trois points pivots : leur évasion, le sauvetage de Nellis et l’élimination de Nazukahi.
Chacun partagea son savoir et ses opinions. On veilla à ce qu’aucun indice ne fut mis de côté. Jilam se sentait inutile dans les délibérations. Même dans son état normal, il n’était pas doué pour trouver les solutions d’un problème. C’était Nellis le cerveau, lui n’était que le charmant toutou qui la suivait, et qui parfois – souvent même – faisait tout capoter. Une partie de lui se disait qu’il ferait mieux de rester ici en compagnie des champignons. Idée alléchante qu’il repoussait comme étant la dernière des lâchetés. Si Nellis venait à mourir, pensée qui lui était intolérable mais dont il ne pouvait s’arracher – et dans la mesure même où elle fût encore en vie… Non, il ne devait pas y songer. Bref, quel que fût son sort, il lui fallait voir son corps ; afin de tuer le doute. Au moins il saurait, et alors il n’aurait plus à s’imposer cet espoir douloureux.
Tandis qu’il écoutait d’une oreille sans cesse oscillant entre concentration et désintérêt, intervenant uniquement pour répondre aux questions qu’on lui posait, l’époux esseulé tripotait sa montre au risque de l’abîmer de nouveau, se réconfortant du cliquetis du mécanisme.
« Mais on est vraiment sûr de chez sûr que les prisonniers ne seront pas gardés ? » La voix fantôme de Tête-de-Pie. Suivi du timbre neutre de Néropodès : « Je connais mes consœurs. Les gardiennes ne voudront pas manquer le festival. Elles seront plus d’une à déserter, si ce n’est toutes. Chacune prendra modèle sur l’autre. Et de toute manière c’est moi qui suis en charge des offrandes. Il suffira d’un ordre de ma part pour que les zélées débarrassent le plancher.
─ Et Sa Majesté la fée vampire va pas s’inquiéter de pas te voir à ton poste ?
─ M’est avis que notre amie Nazukahi ne fera pas grand cas de son absence, intervint le tempo clair de Quo. Elle sera trop ravie de célébrer son triomphe. Je doute même qu’elle remarque quoi que ce soit à quoi que ce fût.
─ Ah bon ? Dis moi donc cornes malines ce qu’on fait à mijoter dans ce trou alors ? »
La démone se tut et la démonifée métamorphe s’adressa au groupe : « Je pense que Quo a raison. Et je ne me suis pas éclipsée depuis si longtemps que ça. Elle doit sans doute se dire que je prépare le banquet. Personne n’osera lui faire part de ma disparition. Pas avant un moment du moins. Tout le monde l’évite comme la dernière des pestes de peur de provoquer sa colère par mégarde et de finir ici-bas, ou bien les ailes arrachées en guise de leçon pour ne pas avoir su interpréter les signes avant-coureurs. En cela Nazukahi et Morbani se ressemblent comme des sœurs.
─ D’où son talent pour se fondre dans le personnage sans éveiller aucun soupçon.
─ Te bile pas Quo-Quo. Je trouve que t’étais plutôt convaincante là-haut. M’enfin jusqu’à ce que tu décides à péter une durite.
─ Oserais-je te rappeler, chère amie rieuse, qu’on m’avait demandé de choisir l’un de vous pour l’abattre comme premier sacrifice en l’honneur des divinités d’en-bas. Sous-entends-tu que j’aurais dû faire mon choix ? » Démone borgne et fée-lutin s’échangèrent un regard complice.
« Bon assez de tout ça, trancha le Chasseur, coupant court aux discussions papillonnantes. On fera ce qui a été dit. Les bidons sont assez remplis, les têtes assez reposées, y a plus qu’à nous sortir de ce trou. Néropode à toi l’honneur. Je récapitule : une fois qu’on s’est faufilé hors du nid, avec un peu de chance sans croiser de mandibules, on file libérer les offrandes. Y en a qu’ont gardé la boule, pas vrai Jilam ? » Ce dernier acquiesça, priant à part lui pour que Motus l’attende toujours et n’ait rien tenté d’hasardeux.
« Donc on compte sur elles pour rameuter tout ce petit troupeau de fantômes pendant que les fées noires et les vieilles cornes se bibochent. On profite du bordel que ça sème quand Néropode vient l’annoncer et on en profite pour repérer la Nellis. Pendant ce temps notre métamorphe en chef dit tout à ses copines et leurs copains démons de la vampire qui se cache sous la peau de leur reine. Ça devrait au moins faire son effet et foutre assez de mélasse dans la belle liqueur pour que les offrandes foutent le camp. Jilam, tu te charges de Nellis. Tête-de-Pie tu t’occupes de Reyn. Silène tu veilles sur les miches de ces deux-là. Et Quo tu t’assures que tout ce petit monde rentre sain et sauf. Néropode et moi, on se charge de calmer les ardeurs de notre vilaine sorcière. Elle m’aura pas deux fois la harpie. Je me fais fort de lui faire ravaler ses sales manies. Des questions les mioches ? C’est maintenant où jamais. »
Tout en parlant, le vieux sanglier tirait sur sa pipe, morceau de bois tarabiscoté crachant une fumée épaisse à la forte puanteur de goudron. Une chance que les arachnodons n’aient pas de flair.
« C’est un plan audacieux mais risqué, souligna Quo. Surtout pour Néropodès. Au vu du caractère de notre fausse Morbani, il y a de forte chance que son annonce de l’échappée des offrandes ne la condamne avant qu’elle n’ait l’occasion de convaincre ses sœurs de l’imposture. Et si ces dames et les invités ne se retournent pas contre l’usurpatrice, nous sommes aussi cuits que notre amie métamorphe.
─ C’est aimable de t’inquiéter pour moi mais je ne risque guère plus que tout ce temps passé à côtoyer cette vieille tiare capricieuse. C’est mon choix et nul ne peut me le dénier. Et puis quelle meilleure solution a-t-on ? Si tu en as une sous tes cornes, dis-moi. J’en serais la première heureuse. »
La démone observa la démonifée avec profondeur, sans rien cacher de ses émotions. « Je n’aime pas non plus qu’on prenne des décisions pour moi. Mais à quoi ça servira de fuir si vous échouez ? Le bois sera détruit de toute manière.
─ C’est vrai ça. Elle a raison, la soutint Tête-de-Pie pendant que Silène se glissait près d’elle.
─ Moi aussi, dit l’elfe à l’oreille de la démone, je préférerais rester pour aider à abattre Nazukahi. J’ai promis à Dayl de le venger. Et c’est pour ça que je suis venue. J’ai honte de l’avouer. Protéger le bois n’était qu’un beau prétexte à l’origine... Mais il est des moments où il faut lâcher prise et se laisser porter par le courant. Ça, c’est Dayl qui me l’a appris. C’est la base de l’apprentissage de tout bon chaman. S’échouer plutôt que se noyer. Prendre le temps de penser son rôle. Chacun de nous forme une maille, et l’ensemble des mailles dessinent la trame. Qu’il y ait ou non un bois vivant à notre retour ne change rien, Quo. Très chère démone. Toi qui m’a fait entrevoir tant de choses, qui m’a réconcilié avec une vie que je ne voyais plus que comme un moyen d’assouvir ma haine avant de tomber dans l’oubli. Toi l’âme de mes cœurs. Sans ta présence nous mourrons tous avant même d’atteindre le pied du Seratusor. Nous le savons, tu le sais. Et moi je sais que tu feras toujours le bon choix. »
Quelle chose étrange et belle que de les voir toutes les deux collée l’une à l’autre, se susurrant des mots forts au creux de l’oreille. L’elfe et la démone : deux entités ennemies depuis l’aube des âges. Silène qui au début de leur aventure n’osait pas s’approcher de Quo à moins de dix pas, sursautant chaque fois qu’elle s’approchait ou parlait, gardant toujours un œil sur elle de crainte qu’elle ne lui saute dessus par surprise. Elle n’avait désormais aucun scrupule à toucher le monstre de ses cauchemars, ni à lui avouer franchement ses quatre vérités, ainsi que se comporte un être de raison envers ceux qu’il chérit.
Quo baissa la tête et prit la main de Silène en guise d’acceptation de ses arguments. La maigre salade de vers luisants associée au peu de sommeil glané avait eu l’effet d’une vraie métamorphose chez la démone qui, si elle gardait les séquelles de ses récentes souffrances, avait retrouvé son teint de charbon, tout juste grisonnant. Par endroit la mousse de ses cheveux disparaissait là où les griffes des molosses avaient planté des sillons. L’une de ses cornes était toujours fendue, la pointe brisée. Pourtant ses yeux de verdure luisaient d’énergie. Quelles incroyables créatures que ces démons. Jilam aurait apprécié profiter de leur superbe endurance, ne serait-ce qu’emprunter une part infime. Malgré toutes ses existences vécues, tous ces nombreux changements traversés, tant que le jeune homme peinait à se les figurer, la démone de cette terre continuait de régner, maîtresse d’elle-même, parfaitement consciente de sa nature et de ses désirs. Oui, en dépit d’une vie aussi étirée dans le temps, elle rêvait toujours. Jilam était fier d’appeler un tel être son amie.
Mais alors que le groupe s’en allait pour partir, ils constatèrent bien vite que les deux Rats Chevelus ne suivaient pas le mouvement. Reyn demeurait assise sur son rocher de lichen, les yeux dans le vide. Elle qui n’avait pas prononcé un mot de toute l’assemblée, avait néanmoins retrouvé un peu de couleurs grâce au sang de Silène. Tête-de-Pie s’efforçait de la lever mais l’elfe ne faisait aucun effort pour l’y aider. La flamboyante reine autoproclamée du bois n’était plus qu’un lit de braises éteintes, ses cheveux de feu dont elle était autrefois si fière une vieille coiffe cendreuse. Son beau teint vert avait la texture d’une limace au corps blanchâtre couvert d’escarres laides et de bandages camouflant leur lot de plaies profondes. Plus profondes encore étaient les lésions de son esprit. À voir son regard, aussi expressif que celui d’un mort, on pouvait croire qu’une partie d’elle était restée dans la gueule du molosse.
« Qu’est-ce que ça ? Bouge-toi le fion l’elfette si tu veux pas que je te tire les oreilles. Arrête de jouer la vieille princesse, ravale tes caprices et active-toi ce qui te reste de fesses ou je te jure que je te laisse moisir sur ce caillou.
─ Fais donc, je t’en prie.
─ Joue pas à ça avec moi corne de démon. Allez remue-toi la queue ratacouard.
─ Je peux savoir ce que vous bricolez les deux marsupiaux ? » gronda le Chasseur. Il venait de rejoindre les deux traînardes et secouait à présent l’elfe récalcitrante.
Tous se figèrent alors, quand celle-ci fondit en larmes dans ses genoux.
Le temps s’arrêta.
Voir Reyn pleurer était au moins aussi affreux que d’assister à son supplice face au monstre des enfers, songea Jilam qui jamais n’avait assisté à pareil spectacle et doutait même qu’il fut possible jusqu’ici.
« Qu’est-ce que tu nous fais là ? grogna une Tête-de-Pie tout aussi abasourdie.
─ Je prends mes propres décisions », répondit l’elfe, son timbre, si grave d’ordinaire, aiguisé par ses pleurs. Pleurs qui ne tardèrent pas à se tarir. À croire que ces quelques larmes versés et sanglots exhalés étaient tout ce qu’elle avait en stock.
Son chagrin, aussi brusque qu’éphémère, se métamorphosa alors en colère, une colère étouffée par ce qui pouvait s’apparenter à un désespoir insondable, ou plutôt, connaissant le spécimen, une volonté de fer d’abandon. Les vestiges de l’autorité résonnèrent : « Je suis ta cheffe de clan. Et quand je te dis de me laisser tu m’obéis, c’est tout. J’en ai plus qu’assez que tes manies, de ta façon de te comporter comme si tu étais ma mère ou je ne sais pas quoi. C’est pas parce que tu es orpheline que tu dois jouer les mamans avec tout le monde. D’ailleurs tu devrais faire gaffe. Je suis du genre à tuer mes mères. »
Des geignements de gamine, rien de plus, mais qui eurent l’effet escompté à découvrir la réaction de Tête-de-Pie dont le visage s’était effondré, incapable de soutenir de tels propos. Des mots qu’elle n’eut eu aucun mal à évacuer de son esprit s’ils avaient été prononcés par une toute autre personne.
Devant son effarement, Reyn reprit : « C’est fini pour moi. J’ai ai marre. Rien de tout ça ne vaut ce qu’on a vécu. La souffrance n’a jamais été une bonne raison, juste une excuse pour les pires. Des foutues raisons, tant qu’y en a, personne les questionnent. C’est bon. De toute façon c’est toujours moi qui trahit la cause. C’est mon rôle. Je le sais depuis. Depuis que… Bref. Regardez-moi avec ces yeux de haine, allez-y. Je les sens même quand vous les retenez. Je les connais bien. Tôt ou tard je finis toujours par les croiser. »
Elle releva alors la tête en direction de Silène. « Désolée Silène. Pour le sang. J’aimerais pouvoir te le rendre. Désolée de te le gâcher. » La chamane en herbe resta coite, la bouche muette entrouverte.
Chacun s’échangea des regards, incapable de se décider. Finalement, Tête-de-Pie tourna le dos à celle qui venait de la blesser comme probablement nul ne l’avait encore blessée, même du temps de l’orphelinat chez les fées. « Soit. Allez la marmaille on s’arrache. Ça sent trop le renfermé ici. Je crois qu’y a une bête qu’a chié. Allez zou ! »
Néropodès et le Chasseur lui emboîtèrent le pas. Aucun ne disait mot. Jilam consulta du regard Quo qui lui répondit par un silence résolu. Le choix appartient à chacun, disait-il. Silène suivit la démone quand à son tour elle s’éclipsa à la suite de la fée-lutin. Jilam demeura seul à observer ses compagnons rapetisser à mesure qu’ils s’enfonçaient dans le boyau luminescent. Il jeta un dernier regard en direction de Reyn, plus ratatinéeencore bien que plus proche tant elle était recroquevillée, si bien que son ombre dépassait à peine. Il l’implora en silence, chercha les bons mots à dire, ne trouva rien que des idioties sans fond. Dans sa main le tic-tac de la montre donnait le tempo à son désemparement.
Alors une forme vive passa en trombe devant lui. Tête-de-Pie se planta devant Reyn qu’elle dominait malgré sa carrure engoncée. « Oh non tu crois que ce sera si simple ? »
Le fantôme d’elfe l’ignora.
« T’inquiète pas que tu continueras de m’avoir sur le dos. Je te ferai chier si fort de la soie que tu supplieras les arachnodons de te grailler. Et même que t’auras encore les oreilles qui bourdonnent quand tu seras un spectre. T’as pas compris ? Je te suivrai partout. Je me fiche dans quel enfer tu te planqueras, je serais toujours là pour te rappeler que t’es qu’une foutue de foutue pétocharde. »
La reine des rats fendit alors son regard contre elle, l’hébétude le disputant à la vexation.
« Regarde-toi ! Même un gnome a plus de courage. T’as envie de me frapper ? Eh bien frappe-moi. Vas-y fais toi plaisir mais fais quelque chose bougredieu au lieu de bouder. Alors quoi ? Il suffit qu’on t’humilie pour que tu jettes tes cœurs par terre et basta. Ma parole tu vaux pas tripette, t’as rien dans la panse, rien que du vieux nerf et c’est tout. J’ai plus d’ailes que t’as de tripes. Moi on s’est foutu de moi toute ma limace de vie. Tu crois que ça me faisait quoi quand on m’appelait "mon beau papillon" hein ? Pas une fois t’entends ? Pas une fois j’ai joué les escargots. Pas une fois je me suis planqué dans ma coquille. Qu’ils me crachent dessus, je leur crachais dessus. Et à la fin y a plus personne qui m’appelait "mon beau papillon", tu peux me croire. Y’en avait même plus pour me regarder dans les yeux ! Et tu sais quoi ? C’est ça qui fait le plus mal. Quand on t’ignore. Quand tu crois que t’es qu’un foutu spectre. Tu te mords pour t’assurer que t’es pas clamsé. Maintenant, reine de mes deux, tu lèves ton morceau de lard ou je te pique avec mon dard, c’est clair ? Crache un bon coup et bouge ta couenne, mollassonne. T’imagines ce que dirait Bagon à te voir geindre de la sorte ? Ma parole attends de voir quand je lui dirai. Il va s’étouffer tellement il va rire, et je te parle pas des autres Rats. Et tu seras pas là pour me clouer le bec. Je peux te promettre qu’on entendra longtemps parler de toi. Jamais tu seras oubliée tu m’entends ? Ô Reyn, grande Reyn. Reyn la panse vide. Reyn la pétocharde. Tu resteras pour toujours la foutue lâche qui avait pas les tripes de mourir en beauté et a fini en robe pour démonifée. Je peux te dire que cette légende elle va rester. Je me jure de la propager jusqu’aux cinq ou six coins du monde, je m’en fous combien y en a, je les ferai tous. Parole de bâtarde ! »
Sans doute avait-elle haussé le ton plus que de raison, mais nul, pas même le Chasseur, n’avait eu le cran de l’interrompre durant sa diatribe ; laquelle, non content de résonner dans l’esprit de Reyn, s’immisça également entre les pensées de Jilam qui sentit dès lors monter en lui un nouveau souffle.
La fée-lutin, par sa longue et véhémente tirade, s’était soulagée d’un pesant poids, car il était clair que cela faisait longtemps qu’elle réprimait ses sentiments. Elle mieux que tous savait mordre quand il fallait. Elle était ainsi : l’archétype du faux-semblant qui confie aux autres leur vérité tout en s’interdisant de livrer la sienne. Jilam l’avait compris la nuit où ils avaient discuté au bord du lac de soufre.
L’échange de haine silencieux entre les deux Rates Chevelues se poursuivit ; puis s’acheva sur Reyn poussant un long râle avant de se dresser d’un bond maladroit sur ses jambes flétries. Elle n’avait que la peau sur les os et les bandages pour la couvrir. Son visage demeurait pâle comme cendres, mais une braise couvait sur chacune de ses joues, et deux étincelles allumaient ses yeux. « Carne de carne ! Tête-de-Pie tu m’emmerdes. C’est bon mâche un coup et avale. J’en ai ma claque de t’entendre pérorer. »
Et elle planta là sa comparse, rejoignant Néropodès. « Allez démonifée de change-peau ou je sais pas quoi. L’est par où la sortie ? »
On s’en alla donc tous ensemble, la peur au ventre mais le rire au cœur.
Annotations
Versions