Bien sûr, la réponse de Rashnoé n’avait pas tardé. C’est ainsi qu’une semaine après le jour de leur retrouvailles, ils se revirent.

Cette fois-ci, Loënia était bien plus posée en entrant dans la boutique qui ne lui semblait plus aussi sombre ou inquiétante que la dernière fois. Elle y pénétra presque détendue. Presque, elle n'était pas inconsciente pour autant. La même question trottait dans son esprit : comment se faisait-il que, depuis qu'elle avait perdu ses souvenirs, personne -ni ses soeurs, ni sa mère, ni même Rubis, ne lui avait parlé de Rashnoé ?

-Tu vas bien ? la questionna Rashnoé.

Le sorcier portait un pull en cachemire rouge et un pantalon de jean. Des poches de ce dernier dépassaient deux baguettes magiques.

Loënia hocha la tête avant de voir un chat noir se faufiler entre de pots regorgant de fougères. Le félin se mit aussitôt à ronronner fortement. Il se frotta nonchalamment aux mollets de la nouvelle venue mais le sorcier le saisit par la peau du cou.

-Matze, tu abuses !

-Oh, tu peux le laisser. Je m’en sors assez bien avec les animaux.

La fée usait d’un euphémisme. Depuis son jeune âge, elle avait toujours su amener à elle toutes sortes d’animaux. Si elle se promenait près d’un champ, les vaches la suivaient, si elle souriait à un chien, il s’approchait d’elle et si elle s’allongeait sur un transat, alors c’était une légion de limaces qui rampait à son chevet. Étant enfant, cela lui avait valu plusieurs crises de larmes.

-Que faisais-tu avant que je ne t'interrompe ?

-Je rangeais des baguettes magiques mais j'en ai perdu quelques unes et...

-Celles qui sont dans ta poche ?

Rashnoé baissa la tête sur son pantalon et soupira.

-Oui, celles-là. Merci.

Le chat aux yeux jaunes, qui inspectait la nouvelle venue de long en large, devint soudainement un grand garçon à la peau couleur caramel et aux yeux farceurs. Le jeune homme, qui devait avoir leur âge, se releva gracieusement et tendit la main à la fée.

-Je suis vraiment content de te rencontrer, fit l’ancien chat. Depuis qu’il t’a revu, Rash ne fait que parler de toi. Il est tombé sous ton charme ! Enfin, c’était déjà fait bien avant. Je suis Matze, le meilleur ami de notre aimable boutiquier ici présent et ancien camarade de galère.

Rashnoé sourit à son ami.

-Matze parle du BTS vente que nous avons fait. C'est là que nous nous sommes rencontrés.

-Je suis également heureuse de te rencontrer, lui répondit Loënia, la main toujours coincée dans celle du sorcier. Est-ce qu’on s’est déjà vus auparavant ?

Les deux sorciers répondirent par la négative. Matze avait des yeux jaunes transperçants qui lui rappelait les phares bretons : ils attiraient le regard. Loënia fut rassurée de n’avoir jamais rencontré Matze, elle ne serait pas trop en décalage avec lui. Il portait un jean trop large pour lui et un sweat qui lui donnait un air dégingandé.

-Non, ne t’en fais pas. Rash m’a expliqué ton histoire de problèmes de mémoire. C’est quand même bien étrange, tout ça. J’aurais tendance à dire que nous connaissons encore peu de choses dans le domaine de la neurologie. M'enfin... Nous sommes des magiciens et tu as pu te faire ensorceler par quelqu'un.

-C’est possible, fit Loënia en échangeant un regard avec Rashnoé. J’ai trouvé les photos de classe de notre enfance. A chaque fois, je me rappelle de tout le monde, même les gens avec qui je ne parlais pas. Il y a toujours le même enfant dont je ne me souviens pas et je suis persuadée que c’est toi puisqu’il te ressemble.

-C’est fou, tout de même, intervint Matze, que vous vous connaissiez depuis si longtemps !

Rashnoé hocha la tête.

-Ca confirme bien que tu ne te rappelles pas de moi. C’est injuste, protesta-t-il en replaçant les bougies indisciplinées sur le comptoir.

-La mémoire finira bien par me revenir, fit Loënia dans un élan d’optimisme.

Les deux sorciers acquiscèrent. Un ange passa dans la pièce. Les prunelles de Loënia se portèrent sur la lavande qui séchait, tête vers le bas, accrochée par une cordelette à une poutre. Plus loin, un grand établi dominait tout un côté du magasin. La fée supposa que c'était là que Rashnoé préparait ses mélanges d'herbes. Celles-ci pouvaient servir en complément d'un traitement médical, notamment pour appaiser des douleurs. D'autres herbes ou champignons étaient exclusivement réservés à un usage magique. Loënia avait toujours pensé que certains sortilèges étaient dangereux à réaliser pour un usage aussi subjectif. Par exemple, lors de l'anniversaire de son unique cousin, Loënia avait observé une fée très âgée boire du feu en bouteille. Elle s'était ensuite éloignée de la foule répandue dans le jardin du château et avait craché des boules de feu qui s'étaient envolées dans le jardin comme des lanternes.

-Je n’ai jamais rencontré de véritable fée, fit Matze.

-Ah oui ?

-Tu as une sorte de tatouage ?

-Hmhm.

Matze la fixait droit dans les yeux. Loënia, après s’être retenue de soupirer, se résolut à retirer son blouson qu’elle tint entre ses cuisses. Rashnoé reprimanda son ami sur sa curiosité maladive. Loënia releva la manche de son pull pour lui montrer son tatouage féerique.

-En fait ce n’est pas exceptionnel, dit Matze d’un ton déçu.

Loënia, agacé, se retint de lui répondre avec une remarque acerbe. Les courbes délicates du tatouages des fées du Finistère dansaient joyeusement sur les membres de ce clan depuis de nombreux siècles. Ils en étaient tous très fiers et pour rien au monde les fées n'auraient transgressé l'unique règle : ne jamais faire un sortilège. En effet, les fées ne pouvaient effectuer que des enchantements qui étaient écrits en latin tandis que les sorciers réalisaient des sortilèges en grec ou des enchantements. Ils n'étaient pas entravés par aucune règle. Ils n'avaient pas non plus de tatouage féerique, mais des yeux fluorescents.

-C’est le tatouage de mon clan et je le trouve très bien.

-Il est superbe, lui assura Rashnoé.

-Houla, fit Matze, il faut que j’y aille, mon car est dans quelques minutes ! Bye bye les amoureux. Au fait, ajouta-t-il à l’intention de la fée, tu devrais goûter le chocolat chaud de Rash, il est délicieux !

Il franchit la porte dans le même élan et disparut dans la ruelle. Loënia se rappela que la dernière fois où elle était venue ici, la boutique n’avait pas voulu la faire sortir. La fée se tourna vers son ami sorcier, ses cheveux bruns volèrent un instant.

-Ton chocolat chaud est ensorcelé ? Lui demanda-t-elle avec une pointe de suspicion.

-Non, bien sûr ! C’est vrai que je suis doué en magie mais je ne me suis jamais amusé à empoisonner la nourriture ou à l’enchanter. Il y a trop de risques. Ce que voulait dire Matze, c’est que je prends toujours une gourde, de thé le plus souvent, pour m’hydrater.

-Désolée pour la question.

Loënia se sentit gênée durant plusieurs secondes avant de sauter sur un autre sujet.

-Le pendule que je t’ai acheté est formidable. Je m’en suis servie dès que j’ai pu, il est très précis et j’ai une bonne connexion avec lui. Je suis ravie !

Rashnoé lui sourit avant d’aller chercher sa gourde en inox et deux tasses qui, malgré leur bon état, semblaient très vieilles.

-Je suppose que je l’ai déjà goûté ?

Le sorcier hocha la tête. Il tapota de la main le comptoir où ils s’assirent tous les deux. Il versa doucement le liquide marron dans les tasses. Il tendit l’une d’elle à son amie qui la prit à deux mains. Elle le remercia puis sourit.

Ils buvaient et discutaient en même temps. Loënia appréciait la chaleur qui transperçait la tasse et venait réchauffer ses mains. Le chocolat était bon et chaud. S'il s’était avéré être froid, elle aurait pu le réchauffer par magie. L’odeur sucrée et réconfortante emplissait leurs narines et ajoutait un plus à cet après-midi.

Rashnoé aimait ce moment et essayait de se rappeler de chaque détail. Du sourire sur les lèvres de son amie, de la façon dont elle tenait la tasse, de ses jambes qui pendaient du comptoir, de la forme de ses cheveux sur ses épaules, de l’odeur du chocolat chaud, des rayons qui passaient par la porte, des étoiles dans ses yeux…

Dans cet instant magique, ils furent interrompus par un appel de la mère de Loënia. Elle lui rappelait que dans trente minutes, elle devrait aller chercher sa petite sœur au collège. La fée, au regard qu’elle donna à Rashnoé, avait complètement oublié cet événement mais elle mentit très bien à sa mère. Même les fées mentait, n'en déplaise aux contes.

-Je ne serai jamais à l’heure pour la chercher, gémit Loënia après avoir raccroché.

-Je suis venue en voiture, je peux t’amener jusqu’à chez toi pour que tu prennes celle de ta mère, si tu veux ?

Ambatine, la mère de Loënia, avait une auto mais ne s’en servait que très peu. Elle gagnait du temps en allant en train à son lieu de travail. La voiture, un modèle noir plutôt récent, trônait le plus souvent dans le garage.

-Tu serais prêt à le faire ?

Rashnoé posa sa main sur le bras de son amie.

-Ca ne me prendra qu’une vingtaine de minutes entre l'aller et le retour. Les clients attendront. Comme tu le vois bien, il n’y a presque personne aujourd’hui.

En effet, la boutique si bien fournie était vide.

Ils sautèrent du comptoir en synchronisation parfaite. Le sorcier prit sa veste, éteignit la lumière et ferma le magasin. Sur le trottoir, il ouvrit la porte côté passager d’une petite voiture rouge pour y laisser entrer Loënia. Celle-ci s’étonna de la facilité de ses mouvements, c’était comme si elle connaissait déjà cette automobile, et c’était sûrement le cas. Une fiole de "chance" pendait du rétroviseur intérieur. C'était un moyen comme un autre de reconnaître un magicien.

Ils furent arrivés chez Loënia en quelques minutes, sans que la fée ne lui indique son adresse. Malgré l’étrangeté de la situation, elle ne s’inquiétait pas trop. Loënia se sentait même en confiance avec Rashnoé. Après tout, que risquait-elle ? Elle était parfaitement capable de lui jeter un anévrisme au visage ou, plus traditionnellement, un bon coup entre les jambes.

Elle détacha sa ceinture.

-Merci énormément.

-Merci à toi d’être venu jusqu’à ma boutique.” Ils s’observèrent mutuellement. “Oh, Loëne, j’ai quelque chose à te montrer.

Personne ne l’avait jamais surnommé ainsi et pourtant, même sans l’avoir entendu beaucoup, elle aimait déjà ce surnom.

Rashnoé, à force de gesticulations, sortit son téléphone portable de la poche de son jean. Il le dévérouilla et appuya sur l’application des photographies. La jeune femme se rapprocha lentement de son ami.

-C’est nous, souffla-t-il. C’était en décembre dernier, le jour de mon anniversaire. C’était la dernière fois que je t’ai vu avant que ta mémoire ne flanche.

Il avait hésité sur le dernier mot. Loënia scrutait la photo. Ils se tenaient côte à côte, devant un sapin de Noël. Ils se tenaient proches, une main posée sur la hanche de l’autre. La proximité de leur relation était évidente. La jeune femme portait la robe qu’il lui avait offerte tandis que Noé était vêtu d’un jean noir et d’un pull en laine.

Loënia n’osait pas demander la nature de leur relation avant son accident.

A ce moment-là, dans l’intimité de l’habitacle, elle ne pouvait s’empêcher de le regarder dans les yeux. Que se passait-il entre eux ? Qu’était-il arrivé auparavant ? Où en étaient-ils alors ?

-Est-ce que tu pourras m’envoyer quelques photos ? Bredouilla-t-elle.

Elle sentait bien que sa question avait en quelque sorte brisé l’atmosphère présente dans la voiture, mais elle devait impérativement aller chercher sa petite sœur au collège à l’heure.

-Bien sûr. Par Mistigri ?

Elle hocha la tête, surprise sans vraiment l’être qu’il sache qu’elle était sur ce réseau social.

Loënia était arrivée largement à l’heure sur le parking près du collège de Liséa. En revanche, c’est sa petite-sœur qui n’était toujours pas, malgré le fait que la sonnerie avait indiqué la fin des cours depuis dix minutes. La fée chantonnait les seules paroles qu’elle avait comprises d’une chanson anglaise. Après avoir consulté, détaillé et scruté les images envoyées par Noé, la jeune fée se contorsionna dans l’habitacle de la voiture pour observer autour d’elle.

D’un coup, elle vit sa sœur avec une fille, dans le sens inverse de son collège. Elle était donc sortie en ville.

-Alors, fit Loënia quand sa sœur attacha sa ceinture, je me moque que tu sortes en ville tant que tu fais attention à toi mais au moins, soit à l’heure. OK, moi ou Raison ne te vendrons jamais, mais maman serait folle en apprenant que tu fais l’école buissonnière.

-J’avais une permanence ! souffla l’adolescente.

-Je m’en doute, reprit calmement Loënia. Ça a été ta journée ?

Liséa hocha la tête avant de regarder par la fenêtre. Loënia ne voulait pas se disputer avec sa petite-soeur.

-Tu as faim ? On pourrait s’acheter des pâtisseries pour le goûter ?

Loënia venait de capter l’attention de sa sœur qui lui sourit.

-Carrément !

Quelques minutes plus tard, sur la route qui menait à la boulangerie, Liséa reprit la parole :

-Mina m’a traité de korrigan aujourd'hui.

La grande sœur n’avait jamais vu de korrigans et elle ne croyait d’ailleurs pas à leur existence, bien que de nombreuses fées et certains sorciers prétendaient le contraire. Ces êtres étaient censés être minuscules, incroyablement riches et, toujours selon la légende, avares. Ils étaient souvent présents dans les forêts, prêts à conclure un marché avec les marcheurs les plus crédules. Et actuellement, les loups, les vampires et les sorciers affublaient les fées de ce surnom.

-C’est intelligent, commenta Loënia en rétrogradant. Ce n’est pas sa sœur qui était dans ma classe ?

-Si et ce sont des louves.

Loënia se rappelait très bien le mépris que la famille de Mina possédait à l’encontre des fées. En effet, certains loups en voulaient fermement aux fées d’avoir conquis leur territoire, il y a de cela au moins trois cents ans. Bien que la culpabilité des fées étaient évidentes, nombre de fées ne reconnaissaient pas la responsabilité de certains de leurs ancêtres ou refusait tout simplement d'y songer.

-Dis-moi si elle recommence. Autrement, je contacterai sa sœur.

Raison, Loënia et Liséa avaient toujours été très unies. Si l’une d’elles avait un problème, alors elles avaient toutes un souci. Il y a quelques années, Raison qui était alors au lycée comme Loënia, avait ensorcelé le sac d’une des filles qui embêtait sa petite-sœur. Le cartable s’était alors mis à éviter sa propriétaire et l’avait obligé à courir dans toute la cour, sous l’hilarité générale. Quelques professeurs qui n’étaient pas humains avaient réagi pour arrêter le grabuge mais ils n’avaient jamais trouvé la coupable.

Hey !

En corrigeant ce chapitre, j'ai essayé d'y apporter un peu plus de magie et de liens entre les personnages. Qu'en pensez-vous ? Comment trouvez-vous l'atmosphère à Lent-sorceler ? Selon vous, Loënia a-t-elle raison de faire confiance à Rashnoé ?

En vous souhaitant une bonne journée/soirée,

Jane.