Antoine
Il marchait sombrement au hasard en ressassant les évènements qui l’avaient amené à ce rendez-vous. Il transportait sa boîte dans le sac de l’agence qu’il essayait de dissimuler honteusement, bien qu’il soit anonyme. S’il en voulait beaucoup à Antoine, il savait qu’il devait surtout s’en prendre à lui-même. Cet épisode mettait en lumière ses contradictions jamais assumées, que son ami essayait une fois de plus de l'aider à résoudre.
Jusque-là ça avait pourtant bien fonctionné. Il avait eu son lot de belles histoires ou de déceptions. Il avait aimé, passionnément ou juste du bout des lèvres. Il avait rompu, été quitté, trahi même, mais toutes les femmes qu’il avait rencontrées lui avaient toujours apporté quelque chose, même si c’était parfois seulement en l'abandonnant. À l’approche de la quarantaine, les conflits semblaient désormais appartenir au passé. Il abordait cette nouvelle période avec sérénité, même s’il manquait toujours une personne à l’appel. Fils unique, né d’une mère effacée et d’un père ingénieur accaparé par son travail, il avait été habitué très tôt à une relative solitude qu’il avait vite transformée en atout. Il avait appris à aménager sa vie pour pouvoir s’entourer de ceux qu’il aimait ou appréciait, en s’efforçant toutefois de ne dépendre de personne. Il n’avait gardé de ses différentes périodes qu’une poignée d’amis fidèles, en dehors de l’inévitable liste de relations ou connaissances qu’il croisait avec plaisir dans les soirées. Il appliquait les mêmes principes dans ses relations professionnelles, préférant le respect à la camaraderie déplacée avec ses collaborateurs. Son poste de chef de service à la financière Carmin lui convenait parfaitement, car il lui permettait de maintenir cette distance dont il avait besoin. Il se liait difficilement, ayant du mal à retenir les noms. Mais il devait lutter dans le même temps contre sa facilité à s’ouvrir à des personnes avoir d’avoir éprouvé la confiance. Ce mélange d’assurance et de réserve lui avait forgé une armure plus encombrante qu'utile dont il refusait pourtant de se débarrasser, malgré les tentatives de ses proches. Le retour d’Antoine n’était que le dernier épisode de cette longue série.
Son nom avait resurgi sur le site de son école de commerce, à l’occasion des vingt ans de leur promotion. Antoine, c’était le seul vrai ami qu’il avait gardé de cette époque. Ils avaient les mêmes goûts, le même caractère et partageaient la même distance au groupe. C’était une disposition qui les avaient fait se rencontrer dans la marge et vite devenir inséparables. Mais leurs vies avaient divergé après la promotion : alors que lui enchaînait les aventures sans lendemain, Antoine avait rencontré Isabelle en dehors de l’école puis s’était vite installé avec elle. S’il avait été le témoin privilégié de leur amour, et plus tard de leur union, cette différence de parcours avait créé entre eux une limite qu’ils n’évoquaient jamais mais qui n’en était pas moins infranchissable. La grossesse d’Isabelle avait rendu son ami encore moins disponible, puis le temps avait fait le reste. À force de croire qu’il leur suffisait de peu de mots pour se donner des nouvelles, ils avaient fini par ne plus communiquer que très rarement. Depuis le dernier message d’Antoine évoquant un déménagement, il avait laissé passer tellement de temps sans répondre que le silence semblait s’être installé entre eux définitivement. Jusqu’à ce que la communication du bureau des anciens élèves ravive le souvenir de son ami, de même que l’impression de l’avoir laissé tomber.
Il avait d’abord essayé de le retrouver sur les réseaux sociaux mais sans résultat. Son nom ne figurait pas non plus sur le site des anciens élèves. Cela n’avait rien d’étonnant car il ne listait que ceux avec qui le bureau avait pu garder contact au fil des ans. Pour les autres, ceux dont la trace avait été perdue, un forum avait été mis en place pour échanger ou demander toute information manquante. Il s’y était inscrit avec ses coordonnées complètes, puis avait demandé immédiatement des nouvelles d’Antoine ou au moins un moyen de le joindre. Le forum était resté silencieux à ce sujet. Mais quelques jours plus tard, il avait reçu une demande d’ami au nom d’Antoine sur un réseau qu’ils n’avaient jamais fréquenté ensemble. Sa demande était accompagnée d’un numéro de téléphone qu’il s’était empressé d’appeler :
« Bonjour, vous êtes bien sur le répondeur d’Antoine… »
Sa voix distante semblait avoir changé, mais leur dernière conversation en direct remontait à si longtemps qu’il ne s’en souvenait plus très bien. Il avait laissé un message rempli de banalités sur le temps qui passe et les liens qu’il ne fallait pas perdre. Mais les jours passant, le silence semblait de nouveau être retombé et ce malgré plusieurs relances par écrit. La réponse de son ami était arrivée quand il ne l’attendait plus. Il lui disait sa joie de pouvoir reprendre contact et lui demandait de ses nouvelles. Il avait aussitôt répondu et ils avaient entamé cette fois des retrouvailles écrites pleines de promesses. Au fil des messages, Antoine lui avait fait le récit détaillé de ses dernières années. Leurs deux enfants devenus grands et indépendants, Isabelle et lui s’étaient rendus compte que leur départ avait laissé un grand vide qu’ils ne savaient plus combler. Après quelques mois de flottement, ils avaient décidé de se séparer d’un commun accord. Il en avait alors profité pour relancer sa carrière de négociant en se tournant vers l’international. Il voyageait sans cesse, était souvent en décalage horaire et ne savait pas quand ils auraient l’occasion de se parler en direct. Il avait bon espoir malgré tout de pouvoir venir à l’anniversaire de la promotion.
Pierre était heureux d’avoir des nouvelles de son ami mais intrigué par la tournure des évènements. Il avait longtemps considéré son couple avec Isabelle comme le reflet de la vie idéale. Celle qu’il aurait pu mener lui-même s’il n’avait pas toujours fait passer son besoin de sécurité avant l’envie de s’ouvrir davantage. Pressé de questions, Antoine refusait d’en dire plus sur les circonstances de leur rupture mais avait fini par lui faire des révélations sur sa vie d’après, assorties d’une proposition inattendue. Au cours d’un voyage à l’étranger, un de ses meilleurs associés, connaissant sa situation récente, l’avait remercié pour un contrat arraché de justesse en lui révélant l’existence d’une agence encore confidentielle. Il avait accepté cette offre mystérieuse. Au terme d’un processus qu’il décrivait comme un bilan personnalisé, il avait pu rencontrer Clara, avec qui il avait entamé une liaison en pointillés entre deux voyages. À la faveur de leurs retrouvailles, il proposait maintenant à Pierre de suivre le même chemin, à condition d’être prêt pour une démarche un peu inhabituelle.
Il avait hésité plusieurs semaines pendant lesquelles Antoine était revenu à la charge. Celui-ci lui promettait une expérience qu’il ne pourrait pas regretter mais refusait obstinément d’en dire plus, la découverte faisant partie de l’expérience. Il avait finalement cédé et son ami l’avait inscrit sur la liste de l’agence. Le courrier qu’il avait reçu quelques jours plus tard ne contenait que cette intrigante carte de visite qui lui avait permis d’installer l’application, laquelle lui avait immédiatement proposé le rendez-vous du 4 mars. Il avait accepté sans chercher à en savoir plus, selon les conseils d’Antoine qu’il devait plus tard regretter amèrement d’avoir suivis.
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