Fast Forward Rewind
Pierre n’avait aucune idée de l’heure. Il restait là prostré sur son banc, les yeux mi-clos, les bras passés derrière le dossier pour se retenir de tomber en avant, dans une position assez inconfortable. La douleur qui lui vrillait les tempes s’était peu à peu atténuée, les coups perçants faisant place à un roulement plus lointain, plus supportable. Son cœur avait repris un fonctionnement plus régulier, en sourdine. Ses yeux ne le brûlaient plus mais il n’osait pas encore les ouvrir complètement, préférant le refuge de la pénombre. La nuit, son quartier résidentiel était quasiment désert, les premiers restaurants étant situés plusieurs blocs plus loin. Les rares passants qui traversaient son espace disparaissaient aussitôt. Il trouvait un certain plaisir à écouter leurs pas croître et décroître, comme s'ils ne pouvaint pas l'atteindre. Cela lui donnait l’impression d’avoir retrouvé la maîtrise de son espace, après la tempête qu’il avait subie.
Pour oublier encore plus ces moments pénibles et profiter de l’extérieur, il commença à se concentrer sur les moindres sons qui lui parvenaient. Il essayait de les suivre dans l’espace et de prédire leur durée, en faisant abstraction de leur origine, humaine, animale ou mécanique. Dans sa bulle encore fragile, même les engins à moteur n’étaient plus des nuisances mais des notes abstraites qu’il disposait sur une partition imaginaire. En affinant son écoute, il avait l’impression de percevoir peu à peu des similitudes, des répétitions entre elles. C’était comme si les sons aléatoires obéissaient à des séquences trop longues pour être perçues dans l’agitation quotidienne, mais lui, à cet instant précis, pouvait se donner le temps de les découvrir. La bande-son de la ville n’était plus un bruit de fond chaotique. Elle se répétait selon des intervalles harmoniques accordés sur note commune, une pulsation grave, très lente mais régulière, qu’il commençait à deviner aux limites de sa perception.
Captivé par cette nouvelle découverte, il ne ressentait plus du tout la migraine, la frayeur qui l’avait fait trembler chez lui devenant peu à peu un lointain souvenir. Il voulait marcher maintenant, explorer sa rue, son quartier, essayer de trouver de nouvelles notes pour enrichir sa partition, faire de nouvelles expériences. Il replia les bras ankylosés par sa position inconfortable, se leva prudemment, et commença à marcher sans trop savoir vers où. Il se leva et commença à marcher. Ses bras étaient un peu engourdis. Il se leva de son banc et commença à marcher, sans trop savoir vers où. Vers un restaurant quelques rues plus loin. Il commença à marcher… mais pour aller où ? Que faisait-il debout ? Soudain frappé d’amnésie il se figea au milieu du trottoir, complètement désorienté, jusqu’à ce que tout revienne lentement par bribes : sa soirée désastreuse, prendre l’air, explorer son quartier… Il prit une profonde inspiration, voulut se remettre en marche mais se figea de nouveau au bout de quelques mètres : il était incapable d’avancer, et rien de tout ceci n’avait aucun sens. Après quelques autres tentatives, il abandonna l’idée pour se réfugier sur un autre banc et tenter de retrouver son calme.
Tant qu’il était assis tout était presque normal, il parvenait encore à réfléchir même si les échos de la nuit commençaient à devenir envahissants. Mais dès qu’il se levait pour aller quelque part le moindre mouvement prenait un temps infini, comme un film qui passait les mêmes images en boucle par saccades. Il n’était pas ivre mais ce n’était guère mieux. Même si ses pensées restaient claires, il luttait désespérément pour les traduire en action cohérente. Il devait se rendre à l’évidence : le curieux mal que lui avaient donné les vapeurs de son produit n’avait pas disparu, mais seulement changé de nature. Il était incapable de se déplacer normalement et subissait maintenant le concert de la rue avec une acuité assourdissante. Il ne voulait pas pour autant essayer de rentrer chez lui, ne sachant pas quelle distance il avait parcouru, préférant encore l’espace ouvert de la rue à son appartement hostile.
À court d’options il voulut s’échapper par la musique, la vraie, mais le simple fait de sortir son téléphone se transforma en nouvelle épreuve. Il était en effet assez maniaque sur le contenu de ses poches, rangées toujours de la même façon, mais il avait perdu ce soir-là tous ses réflexes : il sortait son portefeuille au lieu des écouteurs, n’arrivait pas à démêler le cordon, rangeait le téléphone pour avoir les mains libres et ensuite ne savait plus où il l'avait rangé, abandonnait finalement et mettait tout le reste dans la mauvaise poche, avant de changer à nouveau d’avis et de recommencer. Il finit par tout étaler sur le banc : sa musique d’un côté ; et tout le reste de son bric-à-brac de l’autre, qu’il rangea dans la première poche sans plus se soucier de son organisation habituelle. Mais au fait où étaient ses clefs ? Pris de panique il recommença une fois de plus, sortant et énumérant les objets un par un, laborieusement : ses clefs, son briquet, qu’il gardait même s’il ne fumait plus, un paquet de mouchoirs, « le métro ? », son téléphone, ses écouteurs, un coupe-ongle, « s’il vous plait ? », le badge de Carmin, un ticket de courses, « la station la plus proche s’il vous plait ? »…
Sorti de sa torpeur par la voix qui venait de franchir sa bulle, il leva les yeux et tenta de reprendre conscience de son environnement. Dans sa marche impossible il s’était malgré tout rapproché des restaurants, à l’heure où ils se vidaient de leurs derniers clients. L’homme devant lui le sollicitait pour trouver la station la plus proche avant le dernier métro, car son téléphone était à court de batterie. Il commença à répondre machinalement « la station la plus proche c’est… » mais s’interrompit, réalisant qu’il n’en savait rien. Il saisit son téléphone mais il était incapable d’ouvrir le plan, ayant les yeux brouillés. Il le tendit alors à l’inconnu :
« Regardez vous-même s’il vous plait, je crois que j’ai oublié mes lunettes…
— Merci ! » L’homme examina un moment le plan, comparant avec les plaques des rues. « C’est bon, j’ai trouvé ! » Puis il ajouta, remarquant la confusion de Pierre : « Ça va, vous allez bien ?
— Je crois que j’ai un peu trop bu…
— Vous allez pouvoir rentrer chez vous ? Vous voulez que je vous appelle un chauffeur ?
— Non merci ça va aller, je n’habite pas loin.
— Vous êtes sûr ?
— Oui ça va aller…
— Ok alors, rentrez-bien chez vous et bonne nuit !
— C’est ça, bonne nuit… »
L’homme lui rendit son téléphone et s’éloigna vers la station, le laissant à son inventaire. Il rangea méthodiquement ses objets, y compris son téléphone devenu inutilisable, puis essaya une fois de plus de se déplacer. C’était laborieux, mais en progressant par petites étapes, en visant un arbre, un lampadaire, la vitrine d’un magasin, il put lentement regagner son domicile, du moins le banc sur lequel il s’était arrêté la première fois, où il s’écroula de nouveau.
Il resta là encore un long moment, laissant l’air frais dissiper ce nouveau vertige. Lentement la fanfare nocturne cessa de battre, il retrouva la maîtrise de ses déplacements, et put de nouveau consulter l’heure sur sa montre : bientôt 4h du matin… Il décida de remonter chez lui, en espérant que la crise était cette fois passée. Comme à l’aller il monta les escaliers dans la pénombre, la faible lumière tombant du toit suffisant à l’éclairer. Il ouvrit lentement la porte de son appartement et en franchit le seuil prudemment, presque sur la pointe des pieds. Dans le salon jonché de dossiers, la clarté de la fenêtre tombait sur la flaque d’eau qu’il n’avait pas eu le temps d’éponger. Elle avait laissé une auréole bien visible qui le narguait maintenant. La pièce était déprimante, mais au moins avait-elle cessé d’être hostile. Il ramassa le verre, pris un dernier comprimé, se déshabilla à la hâte et alla se coucher, complètement épuisé. Le soulagement viendrait sans doute plus tard…
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