Dans l'ombre
L’épilogue de ses pathétiques péripéties souterraines arriva le lendemain, lorsqu’il reçut un mail de la sécurité. Comme il s’y attendait plus ou moins, monsieur Prevost avait retrouvé ses gants, qu’il avait en réalité oubliés chez lui, et retirait sa plainte. Tout ça pour ça. L’autre message qu’il n’attendait pas lui parvint au cours de la matinée. Les RH "acceptaient" sa demande de congé jusqu’à la fin de la semaine prochaine. Il pouvait donc chasser provisoirement Carmin de ses pensées. Il allait profiter de ce repos forcé pour retourner se ressourcer dans un lieu qui ne l’avait jamais trahi.
Lorsqu’il n’essayait pas de contrôler sa vie comme une mécanique de précision, il s’accordait le droit d’avoir des loisirs aux antipodes de ses habitudes bien réglées. Il aimait flâner dans des territoires désertés à la recherche de recoins cachés. Les voies de chemin de fer désaffectées, les bâtiments en ruines, les usines abandonnées étaient pour lui autant d’invitations au voyage. Il pénétrait dans ces endroits reclus avec presque autant de ferveur que dans une église. Les friches lui parlaient d’un monde à part, oublié. Cicatrices dans la ville ou bâtiments surgis en pleine campagne, elles étaient enveloppées d’un silence qui soulignait en creux leur effervescence passée. Condamnées à finir en poussière ou promises à la réhabilitation, elles n’existaient que dans un temps suspendu qu’il s’appliquait à capturer avant son évanouissement. Chaque visite était un moment privilégié et très personnel. Attentif et curieux, il marchait dans les traces de ceux qui avaient fait vivre le lieu, mais son rapport à celui-ci était différent. Plus que la redécouverte des vestiges d’une ancienne activité, il était davantage motivé par le fait de mettre en lumière le charme si particulier de l’abandon.
Il s’était tout naturellement tourné vers la photographie, sans aucune formation. Ses clichés de rouille, de peinture écaillée, d’architecture décrépite lui avaient valu un petit succès d’estime ne dépassant guère le cercle des connaisseurs. Mais s’il photographiait avant tout pour lui-même, pour garder une trace des endroits qu’il ne reverrait peut-être jamais, au fil du temps ses œuvres lui avaient fait rencontrer d’autres rêveurs, qui l’avaient peu à peu attiré vers un monde encore plus obscur. Il avait alors troqué ses chaussures de randonnée contre des bottes pour suivre ses nouvelles connaissances dans les anciennes carrières sous la ville, qui étaient vite devenues son deuxième monde. Là-dessous, il retrouvait d’autres explorateurs ou fêtards qui façonnaient le lieu à leur façon pour prolonger leur nuit bien au-delà du jour. Dans ce monde, sans maître mais pas sans code, chacun pouvait être guide ou touriste à tour de rôle, et chacun portait un nom d’emprunt pour se dévoiler en toute liberté. Lui devenait Fox, un nom qu’il avait choisi parce qu’il était court et facilement mémorisable. Son pseudonymat lui offrait l’armure dont il avait toujours rêvé. Il participait parfois aux fêtes qui pouvaient rassembler plusieurs dizaines de personnes, mais ce qu’il désirait avant tout c’était arpenter les galeries sans fin, seul ou en petit groupe. Il aimait explorer l’obscurité absolue, aller se réfugier dans une impasse peu fréquentée, et s’immobiliser jusqu’à ce que le silence ne soit rompu que par l’écho d’une goutte d’eau tombée au loin, ou le faible murmure de ses propres battements de cœur. Parfois il descendait avec son matériel photo. Alors, des heures durant, il immortalisait les galeries d’autrefois à grand renfort de lumières, dont le placement était la signature des photographes souterrains.
La préparation de ses sorties était un rituel qui faisait partie du plaisir de descendre. Il appliquait le même soin à confectionner son sac qu’à remplir ses poches. Au-delà de l’indispensable, lumière et eau potable, il y avait tout un bric-à-brac devenu essentiel, dont chaque objet racontait une histoire : une boussole, dont il ne se servait jamais mais qui était comme un talisman, des plans, qu’il ne lisait plus depuis longtemps, un couteau de poche, cadeau d’autres amis souterrains, etc. Il était en train de faire son inventaire minutieux quand on sonna à sa porte, alors qu’il n’attendait personne. C’était le livreur qui lui amenait le deuxième kit du Club.
Brusquement ramené à une réalité qu’il avait complètement oubliée, il décida de se débarrasser aussitôt du contenu du flacon, afin de ne pas y penser quand il serait dessous. Il eut autant de mal que la première fois pour couper l’attache, qui contenait elle aussi ses deux fils métalliques. Le contenu de la boîte semblait ne pas avoir changé, à l’exception du message de félicitations qui était légèrement différent. Il remit la main sur la pince à linge et l’écharpe, et vida le liquide dans les toilettes comme la fois précédente. Puis il reconstitua la boîte qu’il n’avait plus qu’à réexpédier, ce qu’il ferait sans doute au retour de sa descente, et repris ses préparatifs.
Une heure après, il était en tenue et sac au dos chez son épicer habituel pour acheter de quoi manger et boire tout au long de la nuit. L’employé, à qui il avait confié ses activités, lui adressa un salut complice en lui souhaitant une bonne descente. Il n’était pas encore dessous mais ressentait déjà l’excitation d’être ailleurs, hors des sentiers battus. Dans les transports, son accoutrement inhabituel lui valait parfois quelques regards, qu’il appréciait comme s’il portait une distinction racontant ses états de service.
Il arriva rapidement rue de Montclerc. Pour rejoindre le monde des carrières, il avait à sa disposition plusieurs puits d’accès dont l’emplacement se transmettait entre initiés. La plupart étaient fermés par une plaque ressemblant à celle d’un égout, ce qui valait régulièrement à ses amis et lui des remarques intriguées de la part des passants. Il se posa sur un banc proche, et prépara sa corde équipée d’un crochet pour soulever la plaque qu’il était impossible d’ouvrir à la main. Les trottoirs étaient quasiment déserts à cette heure avancée du soir. Il attendit que le dernier passant se soit suffisamment éloigné, puis que le feu passe au vert, afin de ne pas être dévisagé par les automobilistes à l’arrêt.
C’était le moment d’agir, et il n’aurait pas beaucoup de temps. Il se baissa légèrement, glissa le crochet dans l’ouverture de la plaque, qu'il souleva en se relevant et poussant sur ses jambes de toutes ses forces. Elle se déboita juste assez pour qu’il puisse la faire ripper, avec un raclement qui résonna dans le puits. Il se glissa dessous, les pieds fermement posés sur les premiers échelons, puis la rabattit d’un geste sec qui provoqua un nouveau grondement. Seulement alors il alluma sa lampe frontale, puis entreprit de descendre posément les vingt mètres de vide, un échelon à la fois, sans précipitation. Arrivé en bas, il prit une grande bouffée d’air humide qui portait en lui l’odeur du calcaire. C’était mieux que le vent du large, c’était l’appel du monde souterrain. Enfin dessous, il allait pouvoir être un autre lui-même pendant quelques heures qu’il ne compterait pas. Il ôta sa veste, car la température montait vite en marchant, et se dirigea vers un secteur rempli de salles aménagées par les noctambules : la cathédrale, la crypte, le salon… Il n’avait donné rendez-vous à personne mais il savait qu’un vendredi soir, il n’aurait aucun mal à croiser du monde au hasard. La nuit merveilleuse ne faisait que commencer…
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