Costard

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Monsieur Eddy Schmoll, grand, très maigre, totalement chauve à moins de quarante ans, visage limite émacié, petits yeux de fouine, arpentait son « shop » « Styl’Mode » avec un certain agacement. La fierté de sa vie, le fer de lance de sa « chaîne » de magasins de fringues prêt à porter de luxe pour hommes (deux boutiques quand même !) était mal en point. Les vendeuses étaient absentes (encore - les deux! ça se paierait) mais surtout l’informatique était en rade, paralysant la caisse. C’était une Katastrophe avec un grand K. Pas moyen d’encaisser une carte bancaire ! En un mot comme en mille, c’était la fin du monde.

Aussi, dans un état de nerfs absolument… c’est trop là… c’est abuser… c’est… AHHHHH ! monsieur Eddy avait appelé son prestataire informatique et avait fort glapi au téléphone. Le bon Séba (vous le connaissez non ?, mais si… souvenez-vous…), le manager de la SSII MoulouDyne, ce monstre bicéphale qui d’un côté fourguait du Falabab (mix kebab-falafel) et de l’autre des services informatiques top-niveau, avait promis (craché-juré) d’envoyer illico son meilleur « gars ».

— Le meilleur ?! avait demandé monsieur Eddy, dubitatif.

— Le meilleur je vous dis.

— Mais quand ? Mais quand ! On ne peut rien encaisser ! C’est une Kata…

— Oui, vous l’avez déjà dit… Un cador, je vous dis !

— Mais quand ?

— Il court, il vole… enfin… il roule quoi.

— De quoi il a l’air ? Je ne vois personne !

— En même temps, c’est pas à côté… Il faut lui laisser le temps d’arriver.

— Il sait que c’est le quartier piéton de la vieille ville ? Il le sait ?

— Ouais… Entre-nous, il a pas apprécié… Marcher ne fait pas vraiment partie de ses habitudes… Môssieur a ses lubies. Il sera peut-être un tantinet ronchon…

— Hein ? Mais il n’a pas intérêt ! Je le vire, moi ! Je le vire ! Je suis dans la merde et en plus je dois me farcir un technicien ronchon ? C’est une plaisanterie ?

— Un cador quand même…

— Je le vire ! Vous m’entendez ? Appelez-le pour le prévenir.

— OK, OK… Je vais le briefer.

— Briefez-le bien, surtout, sinon je vous retire le contrat de maintenance de ma chaîne de magasins ! Vous m’avez compris ?

— Oui, oui… m’sieur Eddy. No prob.

Et monsieur Eddy, tournait en rond, se rongeait ses ongles manucurés, poussait moult soupirs en levant les yeux au ciel. Toutes les dix secondes, il regardait sa montre. Le reste du temps, il redoutait qu’un client entre dans sa boutique. Mais c’était bien inutile : l’allée pavée serpentant entre des masures hors d’âge était comme d’habitude déserte. Qui veut marcher pour aller acheter une chemise ? Qui ? Il n’y avait un peu de monde que le week-end… et aux période des soldes. Et encore.

— Mademoiselle Cindy !

— Oui monsieur Eddy, fit une petite voix de nymphette innocente, plus salope qu’honnête en réalité, blondinette décolorée, menue et sautillante.

— Fermez votre blouse ! Vous êtes nue ! C’est une honte !

— Mais j’ai mon short, monsieur Eddy !

— Ça un short ? C’est un scandale ! On vous voit… le… la… C’est une honte !

— Vous n’aimez pas, monsieur Eddy ? Les clients, eux, ne me font que des compliments. C’est la couleur ?

Monsieur Eddy leva les yeux au ciel. Heureusement que cette stagiaire ne lui coûtait rien… Sinon, il l’aurait virée ! Virée, elle aussi ! Tout le monde viré !

Lorenzo fonçait, zigzaguant entre les touristes, les clodos, les pochards, les camés, ignorant les cris des municipaux qui auraient bien voulu serrer ce grand malade qui se prenait pour un surfer de rues.

Il était de mauvaise humeur. Se garer dans le parking souterrain lui causait un eczéma mental. Il avait sorti sa trot’ du coffre de la voiture et avait foncé, déboulant du trou sans fin avaleur d’automobiles comme une balle. Il connaissait pas trop mal le labyrinthe des rues médiévales, mais il ne trouvait pas l’adresse, tournant en rond et jetait par intermittence une injure au sort.

Enfin, s’engageant dans une ruelle au détour d’un passage couvert, il déboucha dans la rue de la Frite Molle, spécialité mondialement connue et reconnue comme la meilleure chose à manger qui soit. Si, si.

Devant la boutique de monsieur Eddy, on entendit un crissement sauvage de pneus. le pauvre honnête commerçant sursauta, haussa un sourcil et regarda, plissant les paupières.

— Mais qu’est-ce que c’est encore ? Cindy c’est vous ? Cindy ? Elle ne répond jamais quand on l’appelle ?

— Il y a un mec qui vient de débouler en trot’, monsieur Eddy… Il a l’air d’une racaille… Hummm…

De sa démarche très tarlouze distinguée, Monsieur Eddy se hâta. Décidément c’était la journée !

— Vous là ! Oui, vous ! C’est à vous que je parle ! lança-t-il.

— Il me veut quoi le… commença Lorenzo… armant son bras qui tenait son casque. Mais il se souvint des recommandations de Séba et ne termina pas sa phrase. La journée ne faisait que commencer, on avait encore le temps de fracasser du connard…

Monsieur Eddy, interloqué par le ton, mais plus encore par la dégaine et le look épouvantable de Lorenzo, était saisi de perplexité. Lorenzo de son côté détaillait cet échalas comique qui cadrait parfaitement avec cet endroit saugrenu, cette zone qui voulait rester hors du temps, tankée dans un passé moisi. Leurs regards se croisèrent, mais Lorenzo prenait un malin plaisir à rester silencieux, faisant monter la tension psychologique et prenant un ascendant certain sur son vis-à-vis. Monsieur Eddy eut soudain une illumination. Il balbutia :

— C’est vous le technicien ?

— C’est moi.

— Ah… Vous avez fait vite… C’est bien… C’est très bien.

— Bah avec ce quartier de merde, faut une trot…

— Vous n’aimez pas le quartier médiéval ?

— Ça me fout les boules !

— Pourtant, c’est très réputé…

— Des écolos-bourges-socialo-caviar-frankaoui ?

— Hein ?

— Rien… Je suis Belge.

— Vous êtes Belge ? suffoqua le pauvre monsieur Eddy, totalement éberlué.

Repliant sa trot, Lorenzo entra dans le « shop » immaculé. Il eut droit à un sourire radieux de Cindy qui semblait très amusée. Allez savoir pourquoi, sa blouse était de nouveau dégrafée. Un aimant puissant (le short, quoi) attira le regard de Lorenzo qui fut saisi de tremblements comme un alcoolo abstinent depuis une semaine, confronté à une bouteille de Bacardi, pleine. Son palpitant fit un bond, son sgeg eut un spasme. Mais Lorenzo avait changé. Il n’aimait plus les femmes désormais. Les mecs pas plus. Il n’aimait plus personne. La vie l’impatientait, voilà tout, il en avait fait le tour.

Il renifla, avala sa salive et sans s’en rendre compte, avec un sourire carnassier :

— Comment tu t’appelles ? fit-il à l’adresse de la vendeuse.

— Moi c’est Cindy… minauda la blondinette, pas du tout offusquée de voir Lorenzo s’adresser à son short.

— Heu, c’est fini, oui ? s’impatienta monsieur Eddy. Cindy, qu’est-ce que je vous ai dit ! Refermez votre blouse ! Ce n’est pas une tenue ! Je ne vous le redirai pas ! Et vous… Venez avec moi…

— Voilà, voilà… La vache… La vache…

— Qu’est-ce qui vous arrive ?

— Je fais un malaise… Je vais mourir…

— C’est une plaisanterie ? Mais qu’est-ce que c’est que ce type ?

— J’ai eu un coup de chaud, putain !

— Vous n’allez pas vous trouver mal dans ma boutique au moins ?

— Nan… J’ai changé…

Monsieur Eddy observa Lorenzo, l’air maussade. Décidément, ce technicien ne l’emballait pas. Il le conduisit dans un couloir minuscule vers une petite pièce humide en sous sol avec une lucarne pour donner une misère de lumière. C’était là qu’on entreposait l’informatique, le serveur, la connexion internet dans un fatras de fils, de câbles.

Lorenzo soupira. Son regard analysa de suite les éléments.

— Plus rien ne fonctionne, fit monsieur Eddy, avec une pointe de désespoir. Vous allez pouvoir réparer ?

— On va tâcher… On va tâcher.

— Bon… Je vous laisse. Vous m’appelez si vous avez besoin de quelque chose.

— Ouais…

Le câble réseau était partiellement débranché. Quelqu’un avait dû tirer dessus sans s’en rendre compte. Lorenzo soupira. Un type de son calibre pour un boulot de merde pareil ? C’était gâcher son talent ! Il maugréa contre l’univers et la fourberie des femmes. Que venaient faire les femmes là-dedans ? On se le demande. Probablement, parce que Lorenzo n’aimait plus les femmes. Probablement.

Il vérifia toute l’installation, relança le système et son logiciel de gestion des ventes démarra sans problème ce qui lui procura une satisfaction bienvenue dans ce monde de frustrations.

Il fit quelques tests, analysa les logs d’erreurs du système : connexion OK, débit OK. Système opérationnel.

Il s’extirpa en hâte, de la pièce trop petite, à la limite d’une crise de claustrophobie. Lorenzo n’aimait que le grand, le luxe… Il n’était point fait pour ce monde étriqué.

Monsieur Eddy eut un sursaut en voyant passer un Lorenzo comme une flèche, s’emparant de sa trot d’un geste impérieux, se dirigeant vers la sortie.

— Mais où il va l’animal ? Monsieur ! Monsieur le technicien !

— Quoi ?

— Mais où allez-vous ?

— Je me casse ! J’étouffe ! Je suffoque...

— Mais…

— Monsieur Eddy, la caisse fonctionne, fit la voix enjouée de fillette salope de la stagiaire.

— Hein ? Faites-moi voir ça ! Poussez-vous Cindy !

Lorenzo poursuivait son chemin vers la sortie. Il avait besoin de respirer l’air du dehors, de mouvement, de vitesse, de liberté.

— Hé ! Attendez ! glapit monsieur Eddy. Mais, où il va comme ça ?

— Quoi encore ?

— Je ne peux pas vous laisser filer ainsi. Vous avez vu comment vous êtes attifés ? C’est un scandale !

Lorenzo regarda monsieur Eddy puis il jeta un coup d’œil aux prix des différents articles sur les portants. C’était tout bonnement du volement ! Mais peut-on lutter contre le goût du luxe d’un Lorenzo ? Peut-on ?

— Cindy, mon petit, aidez monsieur… Comment déjà ?

— Lorenzo.

— Lorenzo ? Pas Français, ça… Italien ?

— Belge.

— Belge ? Mais non… C’est… Enfin peu importe. Cindy, ne restez pas comme une empotée. Aidez monsieur à se déshabiller, on va prendre ses mesures. Il lui faut un costume. Je vois des rayures…

— Pas de rayures !

— Mais c’est la mode !

— Pas de rayures ! Ça me fout le cafard ! C’est comme la taule ! Ça ne me va pas au teint !

— Mais… Mais… Des carreaux alors. Il faut des formes…

— Venez avec moi, monsieur Lorenzo… La cabine d’essayage est là… fit Cindy, précédant Lorenzo d’une démarche chaloupée.

Lorenzo suivit le short.

Et monsieur Eddy commença à s’impatienter.

— Cindy, vous vous en sortez avec monsieur Lorenzo ?

— Oui, oui, monsieur Eddy !

— Qu’est-ce que vous fichez, là-dedans ? Je vous attends !

— Voilà, voilà… On y est presque…

— Qu’est-ce qu’il se passe ? Cindy, pourquoi c'est si long ? Ma pauvre petite, on ne fera jamais de vous une vendeuse… C’est à désespérer.

— Rien, monsieur Eddy. Tout va bien… Le client est roi, non ?

Alors voilà. Lorenzo a un nouveau costume bleu électrique en alpaga. Il se trouve trop bô avec. C’est un homme nouveau. Rien à voir avec l’ancien Lorenzo. Comme quoi, des fois l’habit fait le moine. Non ?

Vous pensez que Cindy à un avenir dans la vente ?

Bzzzz !

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