L'Edelweiss
Deanna Howard accueillit avec soulagement le claquement métallique des portes de l’Edelweiss. La ponctualité des Trans Europ Express lui fut à nouveau démontrée : le train quitta Bruxelles-Nord à 12 h 47 exactement, avant de s’élancer à vive allure à travers la campagne belge. Troublée et tendue, la jeune femme se détendit au ronronnement du moteur diesel. Le préposé de sa voiture lui demanda avec prévenance si elle souhaitait déjeuner. Deanna acquiesça, elle n’avait plus rien avalé depuis la veille. L’agent lui confirma qu’elle serait attendue dans une dizaine de minutes, le second service débutait à treize heures. Le délai écoulé, Deanna gagna la voiture-restaurant, quasiment vide. Elle aperçut une dame âgée aux cheveux gris fer et au chignon serré. Plus loin, trois hommes d’affaires en costumes sombres et aux lunettes d’écaille entretenaient une conversation animée. Le serveur la mena jusqu’à sa table. Elle s’assit près de la fenêtre, de sorte à tourner le dos aux autres convives. Elle commanda le menu du jour, avec de l’eau plate. Comprenant qu’elle souhaitait être tranquille, le serveur officia en silence. Deanna mangeait distraitement son repas quand l’Edelweiss atteignit Namur. Elle avait quitté ce train-ci pour en rejoindre un autre en pensées. Le contraste était consternant entre son voyage du retour et celui de l’aller, celui qui l’avait conduite à son effroyable séjour dans la capitale belge. Elle grimaça. Il y a trois jours à peine, elle était une épouse rieuse accompagnant ses deux nouveaux amis pour un week-end touristique dans une ville inconnue.
Deanna avait rencontré Jacques et Martine Vandemoortele à une réception. Leur spontanéité et leur joie de vivre l’avaient immédiatement attirée. Depuis son arrivée à Genève, la jeune femme n’avait encore noué aucune amitié et se morfondait entre les quatre murs de son appartement. Patrick, son mari, attaché culturel, s’ingéniait à la distraire, mais son travail à l’ambassade américaine l’accaparait tant que Deanna se retrouvait seule et désœuvrée dans cette ville bourgeoise et tranquille où la vie s’arrêtait au coucher du soleil. Jacques et Martine lui avaient offert la promesse de moments complices. Les attentes de la jeune femme furent réalisées. Les deux couples devinrent inséparables. Martine, aussi vive que drôle, avait entraîné Deanna dans un tourbillon d’activités et multiplié pour elle sorties et découvertes. L’ennui avait déserté les journées de l'Américaine. Et lorsque ses amis l’avait invitée à se joindre à eux pour un séjour à Bruxelles, elle avait accepté sans hésiter. Patrick, retenu par les préparatifs d’un énième échange bilatéral, les avait accompagnés à la gare de Cornavin. Il était resté debout sur le quai et les avait salués jusqu’à les perdre de vue. Le cœur de Deanna s’était serré, car elle se séparait de lui pour la première fois depuis leur mariage. Jacques et Martine entreprirent avec succès de chasser sa tristesse et une fois arrivée à Zurich, la jeune femme riait de bon cœur à leurs plaisanteries. Tous trois embarquèrent ensuite dans l’Edelweiss, l’express quotidien qui reliait la cité helvétique à Strasbourg, puis aux capitales du Benelux. Deanna découvrit les TEE. Elle se réjouit du confort et du service offert et cette sensation de bien-être embellit son trajet.
Aux côtés de ses amis, elle perçut Bruxelles sous son meilleur jour. Ils étaient descendus à l’hôtel Métropole, dont l'élégance à l’ancienne contrastait avec l’architecture moderniste et rectiligne de la nouvelle Gare du Nord. Ce fut d’ailleurs pour ce Bruxelles d’autrefois, au charme inimitable, que le cœur de Deanna battit. Jacques et Martine l’emmenèrent dans mille et un endroits typiques, d’où émanait une atmosphère préservée, loin des fracas bétonnés secouant la ville. Le temps s’avéra changeant, les averses leur fournirent cependant des occasions parfaites pour se réfugier dans des galeries d’art, des passages commerciaux et d’autres estaminets inchangés depuis le siècle passé. Et lorsque le dimanche fut écoulé, que le soleil se coucha sur Bruxelles et disparut derrière ses toits, la nostalgie envahit Deanna. Le lendemain, elle reprendrait l’Edelweiss seule pour rentrer à Genève, tandis que Jacques et Martine s’en iraient de leur côté, retrouver leurs familles. Après un ultime verre partagé et les promesses de se revoir bientôt, ils se séparèrent et regagnèrent leurs chambres. Deanna ne put cependant se mettre au lit. Sur une impulsion subite, elle renfila son manteau et ressortit pour une promenade impromptue, en quête de l’esprit bruxellois. La nuit était complète, les rues animées par des vitrines éclairées et par quelques estaminets encore ouverts, où des convives retardaient le début de la semaine et la reprise du lundi. Deanna passa devant la Monnaie et s’enfonça dans les dédales des ruelles du centre-ville, s’arrêtant pour contempler les noceurs en gaieté, certains prêts à rouler sous leur table. De coins en recoins, elle s’avoua perdue au bout d’une demi-heure. Elle en rit intérieurement, certaine d’aboutir au terme de cette nouvelle rue étroite sur la magnifique Grand-Place. Elle pressa le pas. Soudain, à sa gauche, un rideau fut brusquement tiré et un flot de lumière l’éclaira. Elle tourna la tête, surprise. Le spectacle qui s’offrit à sa vue la pétrifia d’horreur. Le souvenir de ces images atroces conféra un goût de cendres à son dessert. L’abandonnant à demi entamé dans son assiette, la jeune femme se leva et regagna sa place dans la première rame. L’Edelweiss se dirigeait à présent vers Luxembourg et l’heure était à la sieste. Les cadres relisaient leurs contrats, tandis que la dame âgée dodelinait de la tête. Deanna elle-même plongea dans une torpeur malsaine qui la ramena aux petites heures de cette fatale journée. La scène sanglante ressurgit dans sa mémoire.
Une femme aux yeux écarquillés par la terreur, aux cheveux défaits, pressait son visage contre la vitre, cherchant désespérément de l’aide. Apercevant Deanna, elle ouvrit la bouche, sans doute pour crier au secours. Elle n’en eut pas le temps, une main gantée de cuir lui trancha la gorge en deux, d’un coup vif de rasoir. Le sang jaillit à pleins flots de la plaie béante, maculant les carreaux et le rideau. Deanna fut renversée par l’épouvante. La victime s’effondra au sol. Une autre femme, jeune et blonde, au regard d’acier, apparut. Dans sa main droite, elle tenait le rasoir rougi. Ses yeux gris se posèrent sur Deanna. La meurtrière et le témoin involontaire se fixèrent durant un instant suspendu. Le visage glacé de la tueuse s’imprima sur la rétine de Deanna. Et quand elle referma le rideau, il continua à danser devant elle. S’écoulèrent ensuite de longues secondes pendant lesquelles Deanna fut incapable du moindre mouvement. Elle ne recouvra ses esprits qu’en entendant un cliquetis de serrure, celui de la porte d’entrée de ce théâtre de sang. Réalisant qu’elle était en danger, la jeune femme s’enfuit dans une course éperdue. Et tandis que l’Edelweiss gagnait Luxembourg, Thionville, puis Metz, elle se revit voler dans les rues sombres de Bruxelles pour échapper à la mort. Un groupe de fêtards la sauva. Elle se cogna à eux et folle de terreur, les supplia de la ramener au Métropole. Ils la contemplèrent comme impuissants. Vaincue par les émotions, elle s’évanouit et glissa lentement sur le pavé froid et humide.
Elle fut tirée de son état d’inconscience par une sonnerie de téléphone. Elle ouvrit les yeux et se découvrit de retour dans sa chambre d’hôtel. Elle était allongée tout habillée sous les draps doux et légers. Le téléphone persista et Deanna eut grand-peine à répondre. Une voix suave lui annonça qu’il était neuf heures. Elle bégaya un remerciement, puis raccrocha. Elle contempla le plafond, perdue. Avait-elle rêvé ? Avait-elle réellement assisté à un meurtre ? Comment avait-elle regagné le Métropole ? Ses interrogations l’accompagnèrent tandis qu’elle se levait et qu’une fois dans la salle de bains, elle se déshabillait et se lavait. Au sortir de la douche, s’examinant dans le miroir, elle n’eut qu’une envie : quitter Bruxelles au plus tôt et rentrer à Genève, retrouver Patrick, se blottir dans ses bras et se sentir là en sécurité. À la réception, le responsable l’accueillit avec un sourire prévenant, lui demandant si elle se portait mieux. Deanna l’interrogea. Il lui confirma qu’elle avait été ramenée évanouie par des passants l’ayant ramassée dans la rue. Elle aurait apparemment prononcé le nom de l’hôtel, avant de perdre connaissance. Elle s’enquit des détails. Le réceptionniste ne put lui en fournir, ses sauveurs étaient quelque peu éméchés. Deanna hésita. Il lui demanda si elle souhaitait appeler un médecin. Elle se reprit, le remercia, tenta de justifier son malaise, en conclut qu’il était heureux qu’elle soit tombée sur personnes si charitables. Le réceptionniste en convint. Elle eut l’impression qu’il n’était qu’à moitié convaincu par son explication et qu’il la soupçonnait d’avoir trop bu, elle aussi. Elle se sentit plus abattue et isolée encore. Renonçant à lutter, elle régla sa note, remonta dans sa chambre, boucla sa valise, puis revint dans le lobby attendre l’heure de gagner la Gare du Nord. Avisant un journal, elle s’en empara et le parcourut fébrilement. Il ne mentionnait rien d’un crime au centre-ville. Elle hésita à téléphoner à la police. Qu’aurait-elle expliqué ? Retrouver la maison du méfait lui serait impossible. Les agents songeraient à leur tour qu’elle était ivre. L’ambassade américaine à Bruxelles en aurait vent et la carrière de Patrick en souffrirait. Prise dans ces dilemmes, Deanna renonça à toute initiative immédiate. Elle discuterait de cette terrifiante aventure avec Patrick et remettrait son sort entre ses mains. Lui saurait comment agir.
Une secousse tira Deanna du sommeil dans lequel elle avait sombré. L’Edelweiss avait atteint Bâle. Le ciel suisse se parait de couleurs rosâtres annonçant le crépuscule. Dans moins d’une heure, elle serait à Zurich. La correspondance pour Genève l’attendrait et Patrick serait là sur le quai de la gare de Cornavin, comme vendredi, comme convenu. Chassant les brumes qui peuplaient encore son esprit, elle se reprit à espérer. L’abattement reflua en son cœur au profit du courage. Elle se redressa et contempla avec plus de sérénité le paysage défilant à vive allure. Chaque tour de roue du convoi la rapprochait de son foyer et de sa sécurité. Elle ne remettrait les pieds de longtemps à Bruxelles, malgré Jacques, malgré Martine. Le préposé s’approcha d’elle, lui débita les compliments attendus, espérant qu’elle avait fait bon voyage à bord du Trans Europ Express et qu’ils la reverraient bientôt sur leurs lignes. Elle opina par politesse. Hélas, ces trains avaient perdu leur charme et leur attrait. Elle se leva et son sac à la main, se dirigea vers les toilettes. Elle s’y enferma et fit de son mieux pour rafraîchir sa mise. Une fois recoiffée et remaquillée, elle se trouva presque jolie. Et si Patrick discernait quelque fatigue dans ses traits, elle prétexterait les sept heures de trajet. Sentant le convoi ralentir, elle lissa une dernière mèche et ouvrit la porte. Elle fut surprise de découvrir sur son pas la dame âgée aperçue dans son wagon. Celle-ci la repoussa brutalement et tourna la serrure. L’atrocité de la situation apparut soudain à Deanna. Dans la lumière crue du néon, elle reconnut la femme, désormais plus droite et plus raide. Il s’agissait de la tueuse de Bruxelles. Elle distingua alors, trop tard, beaucoup trop tard, derrière le maquillage et la perruque, ses traits cruels et impitoyables. La peur déferla dans sa poitrine. Les larmes lui montèrent aux yeux et elle songea à Patrick. Si seulement elle avait prévenu la police, si seulement elle avait été plus intelligente.
La meurtrière sortit de sa poche le rasoir avec lequel elle avait frappé quelques heures auparavant. Dans un geste désespéré, Deanna bondit vers le signal d’alarme. Mais la tueuse, vive et aguerrie, fondit sur elle et l’étreignit. Deanna se débattit, avant de céder devant trop puissante adversaire. La femme la fit tourner dans ses bras et lui tirant la tête en arrière, lui trancha la gorge d’un coup net. Deanna sentit le sang s’écouler à flots sur elle. Ses forces la trahirent, elle s’affaissa, puis glissa dans l’inconscient tandis que le liquide rouge formait une mare sur le sol des toilettes. Elle entendit de loin la tueuse refermer la porte. L’Edelweiss entama son freinage final. À 19 h 49 précises, le train s’arrêta, ayant atteint son terminus de Zurich, et Deanna Howard mourut.
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