Chapitre 1, suite
Une fois que les Dupré ont disparu, Violette ouvre la porte d’entrée et tombe nez-à-nez avec une femme dont je distingue mal le visage, masqué qu’il est par un voile qui lui couvre les cheveux, une bonne partie du front et le cou. On va peut-être me reprocher de dresser des conclusions hâtives, mais j’en conclus qu’il s’agit de Sarah Ben Saadi. Comme Violette, elle réside au rez-de-chaussée de l’immeuble. Dire que les deux femmes se saluent serait une hyperbole : celle qui se nomme sans doute Sarah Ben Saadi esquisse un léger mouvement de tête de haut en bas, puis garde les yeux rivés sur le sol. Violette, quant à elle, murmure un « bonsoir » du bout des lèvres, contemple le ciel pendant que sa voisine franchit le seuil, puis sort.
Une fois dehors, elle entame ce qui semble être sa promenade quotidienne, tandis que Sarah, elle, traverse le hall, passe devant le bouquet, marque un temps d’arrêt, très léger, presque imperceptible.
Une demi-heure plus tard, alors que Violette rentre de sa balade, elle croise un homme sensiblement du même âge qu’elle, un trousseau de clés dans une main, une liasse de prospectus dans l’autre. Il est descendu de chez lui pour relever son courrier. Lorsqu’il aperçoit Violette, il rajuste, d’un geste nerveux, ses fines lunettes grises assorties à la couleur de ses cheveux, un peu clairsemés sur le haut du crâne. Bien évidemment, ils évoquent le bouquet de jonquilles. C’est Violette qui initie la conversation, avec sa formule désormais rituelle :
— Comme c’est joli, vous ne trouvez pas, Monsieur Suchet ?
Suchet… Suchet… Ah ! Oui, Alexandre Suchet, deuxième étage. Comme Violette, il vit seul, sur sa porte ne figure que son nom. Célibataire, crâne un peu dégarni, fines lunettes grises : un ancien comptable, peut-être. Je sais ce qu’on pense : encore un cliché. On verra, on verra.
— Vous avez raison, Madame Rosa.
Violette lui donne du « Monsieur Suchet », il l’appelle « Madame Rosa », ils ne doivent pas être intimes. Pour l’instant, les habitants de l’immeuble sont à l’image de ceux que j’ai croisés en arrivant dans la ville de *** : repliés sur eux-mêmes, ne nouant des contacts entre eux que dans la mesure où les convenances sociales, ou les circonstances, l’imposent.
Je m’attends donc à ce qu’Alexandre et Violette se séparent au bout de quelques phrases. Mais une fois de plus, le réel déjoue mon hypothèse, ils s’attardent dans le hall : Violette parle de la couleur éclatante des jonquilles, de la finesse de leur forme, du parfum qui s’en dégage, et Alexandre acquiesce, avant de se hasarder à un éloge du style du texte qui accompagne le bouquet. Comme il s’embourbe un peu dans son analyse, Violette vient à son secours :
— En tout cas, j’aurais bien aimé recevoir une telle déclaration, quand j’étais jeune.
— Mais ce n’est pas trop tard. D’ailleurs, qui sait ? C’est peut-être à vous que ce message est destiné.
— Ne vous moquez pas de moi, Monsieur Suchet. Je suis une vieille dame, maintenant. Cela étant, nous en sommes au même point, vous et moi, sans vouloir vous attrister.
Ces mots n’ont pas été prononcés avec mélancolie ; c’est de la malice qui a germé sur le visage de Violette, lui faisant perdre encore quelques années. Alexandre sourit de bonne grâce avant de reprendre :
— Cette déclaration est vraiment belle, en tout cas. Et elle a cette part d’obscurité qui attise la curiosité : qui l’a écrite ? À qui s’adresse-t-il ? Pourquoi ne peut-il pas lui dire ce qu’il ressent ?
— Oui, je me suis posé les mêmes questions. Il y a aussi cette phrase que je trouve étrange : « vous donnez corps à ce que je ne suis qu’en puissance ». Je me doute bien qu’il s’agit pour lui – ou pour elle – d’indiquer que sans l’être aimé, il – ou elle – est incomplet, qu’il lui manque quelque chose, une partie de lui-même – ou d’elle-même. Mais je ne peux m’empêcher de me dire qu’il a voulu peut-être glisser un autre message.
— Il ou elle, complète Alexandre en levant l’index.
Son œil pétille ; il paraît satisfait de sa taquinerie. Je sens une connivence se nouer entre eux. À moins qu’elle n’existât déjà ? Serait-ce leur mode de relation habituel ? Je les observe : leur expression a changé par rapport à tout à l’heure, même leurs rides semblent sourire. Il n’y a pas de doute, une lueur nouvelle les anime et les unit.
Une jeune fille à la peau très mate et aux yeux très verts ouvre la porte d’entrée, son portable à la main, des écouteurs sans fil dans les oreilles, un sac en bandoulière. Je lui donne seize ou dix-sept ans. Elle doit revenir du lycée. Sa chevelure noire, nouée par une queue de cheval, descend dans son dos jusqu’au niveau des reins. Elle salue négligemment ses deux voisins, avant de se figer devant le miroir. Le vert de ses yeux se met à étinceler, sa bouche s’entrouvre. J’ignore si elle entend Violette et Alexandre lui dire qu’ils viennent eux aussi de découvrir le bouquet et qu’ils ne savent pas du tout qui peut être l’auteur de cette mystérieuse déclaration. Manifestement troublée, elle prononce un « Ah ! Merci » peu adapté à la situation, tout en faisant un mouvement de la tête qui fait osciller sa queue de cheval. À cet instant, elle incarne la grâce absolue. Ceux qui disent « le beau est subjectif », « des goûts et des couleurs… », « la vraie beauté est intérieure » ou encore « la beauté est dans l’œil de celui qui regarde » n’ont jamais rencontré cette jeune fille. Si c’était le cas, ils abjureraient sur le champ leur profession de foi. Elle est objectivement magnifique. J’entends déjà des remarques réprobatrices affleurer. Mais mon statut bien particulier me permet de soutenir ce constat sans qu’on puisse me reprocher la moindre équivocité.
Elle sort une clé de sa poche. Sa main tremble ; elle met un moment avant de parvenir à ouvrir la boîte aux lettres où figurent le nom d’Élise Tekobou et, en dessous, celui de Marie-Line Tekobou. Au vu de l’ordre, Élise doit être sa mère. Après avoir pris les deux lettres qui se trouvaient dans la boîte et salué Alexandre et Violette, elle s’engouffre dans l’ascenseur, non sans un nouveau mouvement de tête. Sa chevelure dansante est la dernière chose que je vois d’elle avant que la porte ne se referme.
À peine les deux septuagénaires ont-ils repris leur conversation qu’ils l’interrompent à nouveau, coupés dans leur élan par des talons qui claquent sur le carrelage. Une femme, la trentaine, maquillage ostensible, longues jambes et robe courte, vient d’entrer, accompagnée d’un homme du même âge qu’elle, chemise noire et pantalon très cintrés. Il n’y a plus qu’un couple dans l’immeuble, au troisième étage : Myriam Doisnel et Thomas Pacaud. Arrivés au niveau du bouquet, les talons cessent de frapper le sol : Myriam regarde Thomas. Ce dernier fait un geste d’ignorance avec ses mains. Après un échange assez bref avec Violette et Alexandre, qui ne m’apporte aucune information nouvelle, ils montent à leur tour. Je les entends pouffer dans l’ascenseur.
À nouveau seuls, les deux septuagénaires demeurent un moment silencieux. Puis Alexandre murmure :
— Et ce bouquet, alors, qu’en fait-on ?
— Je veux bien, moi, mais que voulez-vous fêter ?
— Je disais : que fait-on de ce bouquet ? reprend Alexandre plus fort et plus lentement.
— Ah ! oui, excusez-moi, j’ai oublié de mettre mon appareil auditif. Eh bien, je serais d’avis de le laisser, même si je pense que la démarche de celui qui l’a mis là est perdue d’avance : il n’y a ni son nom, ni celui de la personne à qui il veut s’adresser.
C’est au tour d’un homme au visage juvénile et au regard perçant d’entrer ; il doit s’agir de Jamil Ahmat, le voisin de palier de Myriam et Thomas. Il marque un arrêt étonné devant le miroir, prononce quelques paroles hésitantes pour s’enquérir d’où vient ce bouquet, avant de s’enfuir dans l’ascenseur.
Violette consulte sa montre et s’écrie :
— Il est presque dix-neuf heures, il faut rentrer, d’autant plus que les contrôles sont fréquents en ce moment. Je n’ai ni les moyens ni l’envie de payer leur foutue amende. Mais j’y pense, on peut continuer cette conversation chez moi, si ça vous dit. Je vous offre un café, un thé, un apéritif, ce que vous voulez.
— Un café, avec plaisir.
Alexandre suit Violette sans se faire davantage prier. Me voilà seul dans le hall. La minuterie automatique ne décèle pas ma présence – les machines n’ont aucune idée de mon existence : elle émet un léger bruit, suivi d’une extinction des ampoules qui éclairaient les lieux. Le jaune des jonquilles devient presque gris à la lueur du jour qui décline. Dix-neuf coups résonnent depuis l’église voisine.
Je regarde les boîtes aux lettres et fais le compte des habitants : j’ai vu quasiment tout le monde, à l’exception de la mère de Marie-Line, du mari de Sarah et de leurs deux enfants ; ils devaient être déjà chez eux avant que j’arrive, je suppose, ou ils ont une dérogation leur permettant de dépasser l’heure. Je n’imagine pas que qui que ce soit ose braver le couvre-feu sans une raison valable aux yeux de la mairie.
Je suis plutôt satisfait de la tournure des événements. Dans le hall de cet immeuble, j’ai découvert des jeunes, des vieux, des couples, des célibataires. Au-delà de leur diversité, ils avaient tous, au premier moment, cet air inexpressif, mécanique, le même que celui des passants, tout à l’heure, quand j’ai débarqué dans la ville : des automates auxquels les concepteurs auraient pris soin de donner des apparences différentes, de façon à gommer l’identité de leur fabrication interne. Mais lorsqu’ils se sont retrouvés face au bouquet de jonquilles, j’ai lu dans leurs yeux de la surprise, de la colère, du trouble, de la joie, de l’émerveillement, de l’amusement. Toute une palette d’émotions. C’est un bon début.
Annotations
Versions