Chapitre 8
Je déchante dès que je franchis le pas de la porte : l’atmosphère qui m’accueille est morne, aux antipodes de celle de l’appartement d’en face. Ici, ni fouet, ni fou rire, ni dialogue cru, ni conversation libre, ni conversation tout court ; rien de chaleureux, rien d’électrique, à l’exception de deux guitares posées sur un stand, à côté d’une troisième, acoustique celle-là. Jamil, assis sur le canapé, parfaitement immobile, fait une tête de statue de cire.
Histoire de tuer le temps, on peut décrire l’appartement. Mais il va être difficile de meubler le vide de l’action bien longtemps, car des meubles, justement, on n’en trouve guère, chez Jamil : dans le salon, un canapé gris qui doit pouvoir se transformer en lit à l’occasion, une table basse en pin – sur celle-ci, illustration du principe des vases communicants, un paquet de cigarettes bien entamé à côté d’un cendrier garni de mégots, mais aussi une gomme, un crayon de papier, une feuille remplie de lignes horizontales, groupées par blocs de cinq, sur lesquelles se baladent des signes kabbalistiques –, un meuble quelconque soutenant la télévision, et trois guitares, donc, posées sur un stand. À côté, par terre, un amplificateur. Dans l’unique chambre, un matelas jeté à même le sol, une commode et un placard intégré, sans porte coulissante, où on trouve tee-shirts, chemises, pulls, jeans, trois paires de chaussures et beaucoup d’espace vacant. Seule la cuisine détonne dans cet appartement habité du bout des lèvres : frigo, cuisinière, four, lave-vaisselle, plan de travail stratifié, meubles fixés sur les deux murs opposés, le tout parfaitement aligné et de la même teinte, beige ; cet équipement a dû précéder l’arrivée de Jamil. Sur la porte vitrée qui sépare la cuisine du salon, deux mouches somnolent. Ou alors n’osent-elles même pas voler, de peur de déranger le silence.
Tout à coup, alors que je m’apprête à ouvrir des placards au hasard, car il faut bien s’occuper comme on peut, je crois entendre un bruit. Oh ! C’est très léger, presque imperceptible, mais je suis sûr de moi, quelque chose a fendu l’air.
Je me précipite dans le salon. La statue de cire s’est animée : Jamil est sorti de sa rêverie, il a saisi la partition musicale qui se trouvait sur la table basse, il la tient d’une main tremblante. Son pied bat la mesure alors qu’il fredonne une mélodie en dodelinant de la tête. Au bout d’une trentaine de secondes, il s’arrête net, gomme quelques notes sur la portée pour les remplacer par d’autres. Puis il se lève, fait trois pas vers le stand, saisit l’une des deux guitares électriques, branche la prise jack à l’entrée de l’amplificateur, avant de retourner à sa place initiale. La guitare sur le genou, il pince une corde, une autre, une troisième. Les sons sortent instantanément de l’enceinte. Rassurées par la tournure des événements, les deux mouches migrent vers le salon en se taquinant l’une l’autre.
C’est alors que je m’aperçois d’un détail qui m’avait jusqu’alors échappé : à côté de la télévision, une photo enfermée dans un cadre est accrochée au mur. Au vu du peu d’attention que Jamil semble accorder à l’aménagement intérieur, s’il a fait l’effort de la mettre là, c’est qu’elle doit avoir de l’importance pour lui. Je m’approche : on distingue, sur une plate-forme, un homme barbu, la bouche presque collée à un micro sur pied, un bassiste à la physionomie flegmatique, une percussionniste à bretelles rouges, une femme aux claviers, et lui, Jamil, jean délavé et guitare électrique en bandoulière. La scène sur laquelle ils se produisent ne respire pas le faste : six mètres carrés à peine, un éclairage blafard. On voit aussi quelques têtes de spectateurs émerger au premier plan. La photo n’a pas été prise par un professionnel, le groupe auquel appartient Jamil ne l’est pas davantage : tous les cinq se produisent sans doute dans des bars et des endroits de fortune, quand on veut bien les accueillir, pour une occasion particulière, la fête de la musique, par exemple, ou un festival aussi local que confidentiel.
Il ne joue pas mal, pourtant, Jamil. Pas mal du tout, même. Je commence à me laisser happer par l’air, lancinant mais harmonieux. Je ne suis pas le seul : les deux mouches volent au diapason, elles effectuent un mouvement ascendant lorsque la mélodie monte, redescendent au ras du sol lorsque les notes se font plus graves. Soudain, Jamil s’arrête en plein milieu d’une phrase rappelant le début de la mélopée, sans prévenir ses deux compagnes qui, forcément, continuent leur vol un moment, avant de s’apercevoir qu’elles dansent sans musique. Pour se venger du ridicule, elles se posent sur le front du guitariste. Il les écarte d’un geste agacé, avant de modifier à nouveau des notes sur la partition.
Voilà qu’il reprend sa guitare. La même mélodie reprend, mais au bout de quelques mesures, au lieu de se répéter, elle prend une tournure plus solaire, plus lumineuse. Un sourire se dessine sur les lèvres de Jamil. Me revient à l’esprit l’avis de Thomas à son sujet : c’est vrai qu’il est bel homme. Il doit avoir entre vingt-cinq et trente ans, à vue de nez, la peau de son visage est encore juvénile, aucune ride d’expression n’abîme pour le moment sa jeunesse. Cependant, à son front haut, on comprend qu’il a commencé à perdre des cheveux, et quelques-uns, facétieux, ont pris la décision de grisonner. Des yeux brun foncé, presque noirs, perçants, ténébreux, lui confèrent un magnétisme inquiétant, mais dont la dureté est atténuée par une bouche aux lèvres généreuses. Ce contraste donne à son visage un attrait singulier, celui d’un jeune homme qui hésite entre l’envie de se livrer aux autres et celle de rester à distance du monde qui l’entoure.
J’observe ses doigts fins : ils effleurent à peine les cordes de la guitare, les caressent comme un amant parcourant les courbes de sa maîtresse pour la faire frémir. On dit de certains artistes qu’ils sont habités ; c’est son cas. Jamil ne réside pas ici, dans cet appartement, en réalité. Les murs dont il est entouré ne sont que les pages de garde de son existence. Il vit ailleurs, dans un lieu sans limites matérielles : sa musique.
Bientôt j’oublie moi aussi où je suis, je me laisse entraîner dans son territoire : les sons se succèdent, l’un entraîne l’autre avec fluidité, le tempo s’accélère, la mélodie suit une pente ascendante, telle une vague qui se forme sur les flots, grandissant de plus en plus ; elle s’élance maintenant à toute vitesse vers le rivage, l’écume des appogiatures freine légèrement son avancée, mais elle l’atteindra dans quelques instants, voilà, le point d’orgue est sur le point d’advenir…
Jamil ôte ses doigts des cordes ; la dernière note persiste à résonner quelques instants, puis plus rien. La vague pleine de promesses, qui devait tout emporter sur son passage, vient d’échouer sur la plage, brusquement réduite à néant, à une simple mare d’eau stagnante, comme une montagne accouche parfois d’une souris. Dépité de voir son air détruit en plein vol, Jamil se laisse tomber sur le canapé. Il ne songe même plus à chasser les deux mouches qui se sont de nouveau posées sur lui.
— Je tenais quelque chose, pourtant, je le sentais !
La statue de cire effectue son retour, mais il est de courte durée. En effet, à peine une minute plus tard, Jamil se frappe le front avec une violence inattendue, comme si une pensée terrible venait de le traverser. Il saisit son portable, tape sur le moteur de recherche de Google : « Jimi Hendrix âge mort ». La réponse s’affiche : Jimi Hendrix est mort à vingt-sept ans. Jamil enchaîne avec « Brian Jones âge mort ». La réponse est la même : vingt-sept ans. Jamil renouvelle l’expérience avec Jim Morrison et Kurt Cobain. C’est encore le même âge qui apparaît : vingt-sept ans. Jamil jette son smartphone sur le canapé. Google vient de le conforter dans sa morosité.
— Tous morts à vingt-sept ans ! En pleine gloire ! Et moi, au même âge, j’en suis encore à ramer avec un groupe amateur, à courir les cachets minables dans des pubs miteux, devant quelques paumés, qui sont là par hasard et applaudissent mollement, par politesse. Et encore ! Parfois ils n’ôtent même pas leurs mains de leur bouteille de bière, à croire qu’ils ont peur qu’on la leur vole ! En même temps, je les comprends, je suis incapable de créer un truc qui tienne la route ! Et les autres comptent sur moi, pour ce solo, en plus ! Comment je vais leur dire que je n’arrive à rien ? Je suis vraiment un raté !
Il pourrait voir les choses autrement : certes, il n’est pas un musicien célèbre, mais il n’a que vingt-sept ans, après tout. Ce n’est pas trop tard pour faire carrière. Et surtout, avantage non négligeable sur Jim Morrison et compagnie, il est encore en vie ! Mais Jamil n’envisage pas les choses sous cet angle.
Il se rend dans la cuisine, ouvre le réfrigérateur, saisit une bouteille de mousseux, la brandit droit devant lui, dans un geste de triomphe dérisoire.
— Allez, bon anniversaire, Jamil ! Bon anniversaire, loser ! Même pas quelqu’un avec qui trinquer ! C’est pathétique ! Si j’étais moins timoré, je sonnerais chez les voisins pour leur proposer de m’aider à finir la bouteille ! Mais je les connais à peine… Et puis ils ont mieux à faire que partager un verre avec un guitariste faiblard, vu ce que j’ai entendu tout à l’heure ! Au moins, ça sonnait, chez eux !
Il ôte l’aluminium qui recouvre le bouchon, dévisse le fil de fer, place la bouteille entre ses cuisses ; elle résiste à ses efforts, il s’agace mais ne renonce pas, elle finit par céder, un filet de mousse s’en échappe et coule sur ses mains. Jamil lèche ses doigts avant de saisir une flûte dans le placard et de la remplir, mais c’est sans joie qu’il la vide d’un trait.
Jamil est jeune, Jamil est beau, Jamil est talentueux ; mais jeunesse, beauté, talent ne suffisent pas toujours.
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