Chapitre 14

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 Dix-huit heures trente, chez Myriam et Thomas. La lumière tamisée donne au salon une teinte chaleureuse. Sur la table basse, un ramequin de pistaches, trois verres, à moitié remplis d’un liquide incarnat, du Pinot noir d’Alsace, peut-être. Je me suis trop attardé sur les amours adolescentes, me dis-je : j’ai raté l’arrivée de Jamil.

 Assis sur le canapé, entre Thomas et Myriam, il ne peut s’abstenir de jeter des coups d’œil récurrents à la jeune femme. À sa décharge, il serait difficile de faire autrement : maquillée comme une vérité sur un site conspirationniste, Myriam porte ce soir une robe noire encore plus courte, plus décolletée, plus cintrée que les jours précédents, laissant aussi peu de place à l’imagination qu’au doute quant à ses intentions. Sa jambe gauche, habilement repliée sur l’autre, fait de lascifs va-et-vient qui mettent en évidence d’élégants escarpins et laissent entrevoir autant la couture de ses bas que le haut de ses cuisses. Jamil accorde moins d’attention à Thomas, mais ce dernier n’a rien à envier à sa compagne dans son costume bleu clair, qu’il a marié avec des chaussures marron, une ceinture exactement de la même teinte et une chemise blanche dont il a omis de fermer les trois boutons du haut. Tous deux ont les yeux qui brillent et, il faut bien l’admettre, ils respirent la sensualité, ce soir. Dans l’échelle de la beauté, ils ne se situent pourtant pas au sommet – au naturel, j’ai pu m’en rendre compte, le grain de peau de Myriam est imparfait, le visage de Thomas plutôt fade –, mais les artifices dont ils se sont parés leur donnent, disons, une plus-value érotique. S’ils étaient des actions cotées en bourse, elles grimperaient en flèche sur le marché, ce soir. Aucune ambiguïté possible, ils ont mis leur plan à exécution, l’opération séduction a débuté, l’OPA sur leur voisin est en marche.

 Jamil détonne dans le tableau, question artifice. Heureusement, ses yeux perçants l’habillent à eux seuls : il n’a pas besoin de fard, lui, pour être enivrant. Sa tenue négligée – tee-shirt gris, qui plus est froissé, jean d’une couleur indistincte – révèle qu’il n’est pas du tout au courant des intentions du couple. Myriam et Thomas l’ont sans doute pris au dépourvu. Je suis curieux de savoir quel prétexte ils ont bien pu trouver pour l’attirer dans leur traquenard. Mais on ne peut pas tout savoir.

 Les paroles qu’ils échangent m’indiquent que Jamil est arrivé à peine avant moi :

 — Alors, vous êtes musicien, c’est ça ? demande Myriam. On vous entend souvent, vous savez.

 — Amateur, pour le moment. Ce n’est pas ça qui me fait vivre, malheureusement. Mais ça vous incommode, peut-être, que je joue souvent de la guitare ? Je devrais faire plus attention. Le problème, c’est que lorsque j’ai une idée de mélodie, je peux y passer des heures, et je ne me rends pas toujours compte que ça peut déranger, je suis désolé.

 — Mais ne vous excusez pas, il n’y a aucun problème. Thomas et moi aimons vous écouter. Vous avez beaucoup de talent.

 — Vous le pensez vraiment ? Parce que vous savez, la plupart du temps, je doute de la qualité de ce que je fais.

 — Vous ne devriez pas, rétorque Thomas. Tringlons… Je veux dire trinquons à notre rencontre impromptue !

 — Tchin ! dit Jamil sans relever le lapsus, sans doute volontaire, de Thomas. Quand j’y pense, on aurait pu s’inviter avant. Ça fait quand même quasiment un an que j’habite ici, et jusqu’à maintenant on n’a fait que se croiser. Il a fallu cet incident pour qu’on partage un verre.

 — À ce sujet, je vous renouvelle mes excuses, mon cher voisin. Je ne sais pas comment j’ai fait mon affaire, j’ai pourtant l’habitude de marcher en talons !

 — Il faut dire que c’est piégeux, cette rainure de l’ascenseur, réplique naïvement Jamil.

 — Heureusement que vos bras étaient là pour m’accueillir quand j’ai trébuché, poursuit Myriam, malicieuse. J’espère juste que je n’ai pas ruiné votre pull, en renversant ma canette sur vous !

 — Ce n’est rien, ça ne tache pas, le coca, ne vous en faites pas. Et puis c’était un vieux pull que je portais, de toute façon !

 Voilà donc l’explication de la présence de Jamil : Myriam l’a invité à prendre un verre pour se faire pardonner sa soi-disant maladresse dans l’ascenseur. C’est bien joué. Un peu convenu, peut-être, mais efficace. En tout cas pour le moment. Voyons comment Myriam et Thomas vont s’y prendre pour parvenir à leurs fins.

 Un léger temps mort s’installe. C’est Thomas qui le fait cesser :

 — Ce qui est drôle, c’est que le jour où on s’est connus, Myriam et moi, elle m’est aussi tombée dans les bras. Mais c’est parce qu’elle avait un peu trop bu, ce soir-là. Tu te souviens, Myriam ?

 — Comme si c’était hier. Je me suis levée pour aller danser, j’ai senti me tête tourner et tu t’es précipité vers moi au moment où je chancelais.

 Jamil, saisissant la perche qui lui est offerte, demande comment ils se sont rencontrés. C’est Myriam qui répond :

 — C’était à un mariage. Pas le nôtre, bien sûr, nous sommes tous les deux contre. C’était celui d’une vague cousine à moi. Il se trouve que Thomas était un ami du marié. Comme nous étions tous deux célibataires, et plutôt contents de l’être, d’ailleurs, on nous a mis à la même table, lors du repas. Et on s’est vite aperçus qu’on était sur la même longueur d’onde.

 — Oui, dès que tu as cité cette phrase de Sacha Guitry pour détendre l’atmosphère un peu coincée qui régnait à notre table, j’ai compris que j’allais passer une bonne soirée. Je crois que je suis le seul à avoir ri, quand tu as dit ça. C’était quoi, déjà, la phrase exacte ?

 — « Deux personnes mariées peuvent très bien être heureuses, à condition de ne pas être mariées ensemble ». Tu as raison, je crois qu’elle n’a plu qu’à toi, cette citation. Les autres faisaient une de ces têtes ! Et après, ça n’a fait qu’empirer, notamment lorsqu’on est tombés tous les deux d’accord pour dire que le concept même de mariage d’amour était une contradiction absolue, un oxymore en quelque sorte.

 — Comment ça ? demande Jamil, intrigué.

 — Eh bien, c’est tout simple, explique Myriam. On a beau dire, le mariage est avant tout un contrat qu’on passe. Or, comment peut-on faire un contrat sur les sentiments ? Autrement dit, comment peut-on promettre à quelqu’un qu’on va l’aimer toute notre vie ? On peut s’engager à être fidèle, à subvenir aux besoins de l’autre, à des actes, en somme. Mais à l’aimer ? On ne décide pas d’aimer, pas plus qu’on ne décide de ne plus aimer. À la limite, je trouve que le mariage de raison avait davantage de sens : on moins, on s’engageait sur des choses concrètes, pas sur l’amour, qui peut s’évaporer à chaque moment. Enfin, ne pensez pas non plus que je défends le mariage traditionnel. Je dis simplement que l’engagement était alors tenable, justement parce qu’il ne reposait pas sur l’amour.

 — Ça se tient, en effet, répond Jamil.

 — Bref, enchaîne Thomas, depuis ce soir-là, on aime à dire que nous nous sommes unis par les liens d’un mariage, mais pas le nôtre. D’habitude, les gens se rencontrent, s’aiment et commencent à parler mariage. Nous avons fait l’inverse : c’est après avoir parlé mariage qu’on s’est trouvés, puis aimés.

 — Et vous, Jamil ? demande Myriam. Ne me répondez pas si vous trouvez ça intrusif, mais comme on dit, il n’y a pas de questions indiscrètes, seules les réponses le sont, vous connaissez l’adage. Comment se fait-il que vous viviez seul, séduisant comme vous êtes ?

 C’est Myriam qui a dégainé la première, elle a tiré la première cartouche franche. Jamil ne peut s’empêcher d’hésiter un instant. La familiarité de ce couple à qui il n’avait osé jusqu’ici proférer que les banalités d’usage le décontenance, c’est assez visible. Mais il finit par répondre :

 — Disons que pour l’instant, je n’ai pas rencontré quelqu’un qui me donnerait suffisamment envie de renoncer à mon indépendance. Et puis, je vous avoue que je suis d’un naturel plutôt timide. Trop timide, bien souvent, pour faire le premier pas. Je ne sais pas comment aborder quelqu’un qui me plaît.

 — Même par écrit ? s’enquiert Myriam, pensant sûrement au bouquet de jonquilles.

 — C’est vrai que quand je suis seul, j’arrive plus facilement, parfois, à trouver les bons mots, à les faire danser comme il faut, surtout quand j’ai une idée de mélodie. Mais je suis bien incapable d’adresser à quelqu’un qui me plaît ce que j’écris !

 — Parce qu’en plus vous écrivez ! Vous avez décidément plein de cordes à votre arc ! s’exclame Myriam.

 Thomas et elle échangent un sourire de connivence : ils voient que les choses se déroulent bien, Jamil se détend, Jamil se livre. J’ai l’impression d’assister à une partie de chasse un peu perverse, au cours de laquelle les chasseurs joueraient avec leur proie, la mettraient en confiance, lui laisseraient du champ pour mieux la cerner, à tous les sens du terme, avant de l’attirer dans leurs filets.

 — Et ça ne vous pèse pas, de vivre seul ? enchaîne Thomas.

 — Il y a des jours où c’est plus difficile que d’autres. Notamment quand je vois des gens qui s’entendent si bien, comme vous deux.

 — Vous seriez jaloux ? minaude Myriam.

 Jamil bégaie quelque chose qui ressemble à :

 — Euh… Non… Pas jaloux, non. Plutôt…

 Il cherche le mot adéquat, finit par le trouver :

 — Admiratif, voilà. Oui, admiratif.

 Myriam croise un peu plus les jambes, dévoile un peu plus ses cuisses. Ce n’est plus Myriam, c’est Diane, la déesse romaine de la chasse, mais en beaucoup moins chaste. Elle a décidé d’accélérer la partie, d’accompagner l’ambiguïté des propos par des signes encore moins équivoques. Jamil s’en aperçoit, regarde ses cuisses à la dérobée, se reprend en feignant d’accorder beaucoup d’intérêt au ramequin de pistaches. Pour se donner une contenance, il allonge le bras, en saisit une, écarte les deux parties de la coque avant de croquer la petite graine verte. Mais il a beau faire, son jeu ne trompe personne ; Myriam l’ensorcelle, il n’a qu’une envie : reproduire avec ses jambes ce qu’il vient de faire avec la pistache. Son regard se balade à nouveau le long du corps de Myriam, il entame même un traveling qui débute par les escarpins, remonte lentement sur les chevilles, les mollets, les genoux, les cuisses. Jamil ne parvient tout simplement plus à donner le change. Il tente une nouvelle fois de reprendre ses esprits, pointe son regard vers les verres de Pinot, mais la tentation est bien trop forte ; cette paire de jambes le captive autant qu’elle le rend captif. Myriam n’est plus Diane, à présent, elle est Viviane, la fée qui a emprisonné l’enchanteur Merlin dans la forêt de Brocéliande. À la différence près qu’elle n’a pas eu besoin d’un sortilège pour en arriver là, une simple paire de bas et une pose langoureuse ont suffi ; dans le monde désenchanté d’aujurd’hui, l’artifice fait office de sorcellerie.

 Myriam-Diane-Viviane demandent toutes trois à Jamil :

 — Et comment savez-vous que l’on s’entend si bien, Thomas et moi ?

 Elle accompagne sa question d’un sourire aguicheur, tout en mimant des guillemets, avec ses deux index et ses deux majeurs, de part et d’autre des mots « si bien ». C’est évident, elle prend plaisir à torturer Jamil, à jouer avec sa gêne : elle ne peut pas ne pas voir qu’il ne sait plus où se mettre.

 Comme il tarde à répondre, Thomas, qui s’est jusque-là tenu un peu en retrait, laissant sa compagne diriger le jeu, décide de faire comme au poker, de surenchérir et de voir si Jamil suit :

 — Peut-être que vous entendez notre petite musique à nous, comme nous votre guitare ?

 Jamil baisse les yeux, ils atterrissent comme par miracle sur les jambes de Myriam. Il déglutit, se mord la lèvre, bredouille :

 — Eh bien… Pour tout vous dire… Je ne vous cache pas qu’il m’est arrivé d’entendre, disons, certains sons qui m’ont fait comprendre que vous ne vous ennuyiez pas, en effet.

 Jamil ne s’est pas couché, il a hésité mais a fini par suivre. C’est le moment que choisit Thomas pour abattre les dernières cartes avant d’empocher la mise :

 — On pourrait aussi ne pas s’ennuyer tous les trois, si vous voulez. Vous auriez alors l’image et les sensations, pas seulement le son. Qu’en dites-vous ?

 Jamil se fige, comme s’il n’avait pas compris ce qui, pourtant, ne pourrait pas être plus clair. Il devrait pourtant sauter sur l’occasion, sur Myriam et sur Thomas, ce serait le moment approprié. Mais il ne fait pas un geste, soudain tétanisé. Il faut qu’elle se colle contre lui, qu’elle le regarde langoureusement tout en lui caressant légèrement le torse pour qu’il commence à se détendre. Thomas s’approche à son tour.

 Je devrais quitter les lieux, je sais très bien ce qui va se dérouler, je ne suis pas né de la dernière pluie. Mais je ne parviens pas à m’y résoudre. La tentation d’assister à la scène, et de la raconter, est trop forte ; je reste.

 Voilà que Myriam embrasse Jamil, le rendant moins pusillanime : il pose sa main sur sa cuisse et la remonte jusqu’à parvenir à la bande de dentelle du bas. Pendant ce temps, Thomas caresse à la fois l’autre jambe de sa compagne et le torse de Jamil, manifestement aussi à l’aise avec les hommes qu’avec les femmes. Jamil, quant à lui, préfère pour l’instant se concentrer sur Myriam, dont il dévore les lèvres. Sa main a délaissé le bas et se déplace à présent sur le haut de la cuisse de la jeune femme, tout près de son sexe. Elle ne croise plus les jambes, mais les entrouvre légèrement, laisse Jamil s’aventurer. Lorsqu’il se fait plus entreprenant, sa bouche s’écarte de celle de Jamil pour émettre un soupir ne laissant pas beaucoup de place au doute quant à ce qu’elle commence à ressentir. Elle se tourne vers Thomas, lui adresse un sourire complice, avant de l’embrasser tout en dégrafant les derniers boutons de sa chemise, pendant qu’il fait de même avec son soutien-gorge, en passant sa main à travers sa robe. Le soutien-gorge se retrouve vite sur le sol, Myriam ayant réussi à l’ôter sans même enlever sa robe, bientôt suivi d’une chemise et d’un tee-shirt. Les corps et les soupirs se mêlent, dans un joyeux et savant enchevêtrement. Il n’y a plus de chasseurs, plus de proie, il n’y a plus que des bras et des jambes entrelacés. Le désir qui les anime tous trois, la lumière tamisée, les caresses qu’ils s’échangent : la scène se mue en spectacle. On dirait qu’ils exécutent un ballet maintes fois répétés, sans aucun faux pas, alors qu’ils n’obéissent en réalité qu’à ce que leur corps leur dicte sur le moment. C’est sans doute dans ces moments que les acteurs sont les meilleurs, lorsqu’ils ressentent au plus profond d’eux-mêmes la scène qu’ils jouent, lorsqu’ils deviennent leur personnage. Je me surprends à penser que cela pourrait donner un bon sujet de philosophie pour bacheliers : le désir est-il forcément à la base de toute création artistique ? Mais le moment est mal choisi pour disserter.

 D’autres vêtements atterrissent bientôt par terre : dans l’ordre, une robe, deux paires de chaussures, de chaussettes, un jean, un pantalon. Les mains, les jambes s’entrelacent d’une manière si complexe que je ne parviens plus à savoir à qui appartiennent les différents membres qui s’offrent à moi. Le ballet se transforme en tango, les corps avancent et reculent en même temps, parfaitement réglés, parfaitement harmonieux. Trois sous-vêtements virevoltent dans l’air comme ces rubans que lancent les jeunes gymnastes, avant de tomber sur le sol. Thomas, Myriam et Jamil s’étreignent, roulent ensemble sur le canapé, s’unissent tels les trois temps d’une valse endiablée ; les soupirs font bientôt place à une suite d’onomatopées reliées entre elles comme des raisins sur leur grappe. Les aigus et les graves se succèdent sans fausses notes, le ténor et le baryton répondent à l’alto, c’est désormais un véritable opéra que m’offrent ces trois êtres.

 Soudain, Myriam se dégage des mains et des jambes qui l’assaillent de toutes parts, se laisse glisser du canapé, s’agenouille face aux deux hommes, dans une pose effrontée, approche ses lèvres de leur sexe. Elle n’a pas quitté ses escarpins. Jamil reluque sa cambrure, tandis que Thomas l’attire à lui d’une main ferme. Quand elle l’engloutit, il pousse un gémissement rocailleux. On vient de quitter l’opéra au profit du hard-rock. Au moment où je quitte les lieux, j’entends des cris rauques qui se succèdent, par saccades. Le hard-rock risque de durer un bon moment.

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