Chapitre 20

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 — Mairie de ***, bonsoir.

 — Bonsoir Madame. J’habite à *** et j’ai appris ce matin que certains habitants envisageaient de manifester devant la mairie samedi prochain, en toute illégalité, et à l’heure du couvre-feu, qui plus est.

 — Oui, nous sommes au courant. Des tracts ont été distribués dans des boîtes aux lettres de la ville, apparemment. Nos services ont d’ailleurs récupéré un exemplaire de cet appel. Le maire et ses adjoints sont en train d’étudier la situation en ce moment même.

 — Si je me permets de vous téléphoner, c’est que je crois que je sais qui est à l’initiative de ce rassemblement.

 — Ah ? Je vous écoute.

 — Il s’agit de M. Alexandre Suchet et de Mme Violette Rosa, domiciliés tous deux au 7 rue Germinal. Je les ai vus ce matin dans le hall de mon immeuble avec une pile de tracts. Ils en ont mis un dans ma boîte aux lettres, ainsi que dans celle de tous les autres habitants du bâtiment, et ils s’apprêtaient à faire de même dans tout le quartier.

 — Je vous remercie pour cette information. Pouvez-vous m’épeler leur nom, je vous prie, et me donner le vôtre, au cas où nous aurions des questions complémentaires à vous poser ?

 Xavier Dumont s’exécute avec docilité. Il ne peut s’empêcher d’ajouter que s’il agit ainsi, c’est uniquement en citoyen respectueux des règles. L’employée de mairie le remercie encore une fois, le félicite pour son civisme. Une fois les dernières politesses échangées, Xavier raccroche ; il a la tête de celui qui est satisfait d’avoir fait son devoir.

 Il pourrait éprouver une once de remords de s’en être pris à deux septuagénaires qui ne lui ont sans doute rien fait ; il pourrait aussi se dire qu’il vient de dénoncer un homme et une femme dont le seul tort est de vouloir faire en sorte que l’atmosphère de la ville soit plus respirable, retrouve un semblant de vie. Mais il n’envisage pas la situation sous cet angle, aucune trace de culpabilité ne semble le tirailler. Au contraire, c’est un sourire narquois qui vient d’apparaître sur son visage. Les mains sur les hanches, il s’exclame :

 — Ça fait un bout de temps que je voulais me les faire, ce gauchiste de merde et cette vieille conne sourde ! Ça leur apprendra, tiens, parce que quand même, un peu d’ordre, dans cette ville !

 Ses paroles tranchent avec celles échangées au téléphone il y a quelques secondes : il a délaissé son ton doucereux au profit d’un autre, bien plus véhément, au vocabulaire moins châtié et à la syntaxe approximative – il n’a même pas jugé utile d’ajouter un verbe à sa dernière proposition. Mais surtout, je me rends compte qu’il n’y a pas grand-chose à sauver chez lui, en fin de compte. Pourtant, j’ai eu un dernier doute tout à l’heure, quand je l’ai vu traverser le hall, jeter un coup d’œil sur le nouveau bouquet de jonquilles – composé de treize fleurs, désormais –, hausser les épaules et poursuivre son chemin. J’ai pensé qu’il s’était fait une raison. Force est de constater que je me suis encore trompé. S’il n’a pas pris la peine de décrocher le bouquet, c’est parce qu’il avait en tête un autre méfait à commettre, bien plus pernicieux : dénoncer ses voisins. Moi qui me demandais ce qu’il venait faire dans cette histoire, j’ai ma réponse : il joue le rôle de l’empêcheur de manifester en paix.

 — Je mérite bien une petite bière !

 Joignant le geste à la parole, il ouvre le réfrigérateur, saisit une Kronenbourg – tiens, il a changé de marque par rapport à la dernière fois, il n’est donc pas totalement prévisible –, se rend dans le salon, allume la télévision, met CNews ; je retire mon commentaire précédent et me retire de chez Xavier. L’envie me prend de claquer la porte en sortant. Je renonce : il croirait à un simple courant d’air. C’est le problème de mon statut. Quelquefois j’aimerais qu’on me voie, qu’on m’entende. Mais je suis ainsi fait, ni visible ni audible, je ne peux aller contre mon essence.

 Une fois dans le couloir, je m’interroge : pourquoi ai-je éprouvé cet accès de contrariété ? Après tout, je ne suis pas comptable des actes de Xavier. Je réfléchis. Je réfléchis et je finis par admettre ce que je savais dès le départ, au fond : que je le veuille ou non, j’ai ma part de responsabilité dans le désir de nuire de Xavier.

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