Chapitre 26
Alors qu’elle entreprend d’arroser ses plantes, il fait chauffer la bouilloire, pose deux tasses sur la table, s’assied, attendant que le clapet se relève, signe que l’eau est bouillante. Ils reviennent sur leur journée, de nouveau consacrée à des opérations de tractage, tandis qu’elle passe d’une pièce à l’autre, armée d’un petit arrosoir et d’un pulvérisateur. Selon la taille et la variété de la plante, apparemment, elle utilise l’un ou l’autre, sans hésiter une seconde. Ses gestes minutieux ne l’empêchent pas de rebondir aux propos d’Alexandre, qui vient de verser l’eau dans les tasses et explore une boîte remplie de sachets de thé. C’est menthe poivrée qui retient son choix. Il s’enquiert de ce qu’elle veut, mais elle est à présent dans le jardin, trop loin pour l’entendre. Comme elle lui demande de répéter ce qu’il vient de dire, il passe la porte qui donne sur le jardin pour être plus audible. Bref, la scène s’offre comme un spectacle bien rodé, comme s’il en était à son énième représentation. Quiconque ne les connaîtrait pas prendrait Violette et Alexandre pour des conjoints de longue date. Un indice, cependant, pourrait instiller le doute, mettre la puce à l’oreille : l’absence de lassitude et d’agacement, signe flagrant d’une relation nouvelle, préservée pour l’instant des aléas de la vie quotidienne.
Il n’est pas nécessaire de retranscrire in extenso leur bavardage ; les détails n’ont d’intérêt que pour eux. Je prends néanmoins connaissance grâce à leurs paroles des principaux événements de la journée, qui m’ont échappé car je me suis accordé un moment de repos, estimant que j’avais bien œuvré depuis lundi : à midi, alors qu’ils s’apprêtaient à entamer leur deuxième journée de distribution, ils ont croisé Julien et Marie-Line, qui revenaient tous deux du lycée, main dans la main, pendant la pause méridienne. Ils leur ont parlé de leur action. Les deux tourtereaux ont promis qu’ils seraient là samedi, chacun à sa manière : Julien s’est montré réservé, Marie-Line ardente. La jeune fille a tenu à ajouter que sa mère se joindrait à eux, malgré sa fatigue causée par son travail à l’hôpital, car elle faisait beaucoup d’heures supplémentaires en raison du manque de personnel. Alexandre a aussi tenté d’expliquer sa tenue incongrue, ce matin dans l’ascenseur, face à Julien, mais ce dernier l’a regardé avec incompréhension, alors Alexandre n’a pas insisté. À quatorze heures, alors que les septuagénaires s’accordaient un moment de répit et rentraient déjeuner, c’est Olivier, les cheveux en bataille, la cravate mal ajustée, qui a failli les percuter dans le hall. Il s’est excusé, a indiqué qu’il viendrait aussi, mais a écourté la conversation, il était en retard, a-t-il dit avant de joindre ses actes à ses paroles et de courir en direction de son Audi électrique aux vitres fumées ; Noémie et lui ont sans doute trouvé un nouveau jeu ce matin. Enfin, un peu plus tard dans l’après-midi, Alexandre et Violette ont eu le plaisir d’apprendre de la bouche de Jamil qu’il serait également présent, en compagnie de son groupe de musique, histoire de donner à l’événement un petit côté festif.
Alexandre conclut :
— En fin de compte, presque tout l’immeuble sera là, sauf Dumont, je suppose, et peut-être le couple du troisième.
— Peut-être qu’on devrait aller toquer à leur porte pour les inciter à manifester avec nous ?
Alexandre s’apprête à répondre par l’affirmative quand la sonnette le coupe dans son élan. Violette consulte son smartphone : dix-neuf heures trente. Qui pourrait-ce bien être à cette heure si tardive ? semble-t-elle se demander.
Lorsqu’elle ouvre la porte, ce sont deux hommes, l’un brun, l’autre blond, plutôt jeunes et athlétiques, mais surtout en uniforme, qu’elle découvre sur le seuil.
— Police municipale de ***, Madame, dit le brun. Pouvons-nous vous parler un instant ?
Violette tarde à répondre. Ce n’est que lorsque Alexandre, de la cuisine, s’enquiert de ce qui se passe qu’elle revient à elle. Elle parvient à articuler, avec la politesse sèche de celle qui considère la police comme un concept dont une société ne peut malheureusement se passer, mais qu’on préfère voir de loin plutôt que sur le pas de sa porte :
— Oui, je vous en prie, entrez.
— Merci, Madame, dit le brun. Vous vous nommez bien Violette Rosa, domiciliée au 7 rue Germinal ?
— Oui.
— Et vous êtes ? demande le même policier, s’adressant cette fois-ci à Alexandre qui vient d’apparaître dans le corridor :
— Alexandre Suchet.
— Ah ! Ça tombe bien, nous avons aussi à vous parler. Je vais aller droit au but : êtes-vous bien les organisateurs du rassemblement prévu demain soir devant la mairie ?
— Oui, répond fièrement Violette, qui a eu le temps de se remettre de sa surprise.
— Vous n’ignorez pas qu’il s’agit d’une action non conforme à la légalité, puisqu’elle n’est pas déclarée. Il s’agit donc d’un délit, pour lequel vous risquez d’être poursuivi. Par ailleurs, en application de l’arrêté municipal n° 2022-09 conformément aux articles L. 20212.1 et suivants du Code général des collectivités territoriales, instituant un couvre-feu à partir de dix-neuf heures, vous encourez, ainsi que tous ceux que vous entraînerez, une contravention, comme le stipule l’article 3 alinéa a.
— Nous le savons, répond Alexandre.
Tout comme Violette, il ne se laisse démonter ni par le ton péremptoire du policier brun, ni par les numéros précis des textes réglementaires.
— Mais, ajoute-t-il, nous savons aussi que pour l’instant, nous n’avons encore commis aucune infraction ni aucun délit. Vous n’avez donc rien à faire ici. Et si vous croyez nous intimider avec votre arsenal juridique, vous vous trompez.
Le policier semble surpris de l’aplomb d’Alexandre. Il regarde son collègue. Le blond esquisse une moue dubitative semblant signifier qu’en effet, pour le moment, ils ne peuvent rien faire de plus. C’est aussi ce que comprend le brun, puisqu’il reprend :
— Très bien. Nous sommes juste venus vous prévenir, et tenter de vous faire entendre raison. Mais…
— À présent, l’interrompt Violette, je vous saurais gré de bien vouloir sortir de chez moi, ou je porterai plainte pour intrusion illégale dans un endroit privé, en l’absence de tout mandat ou quelque chose du même genre. Vous voyez, moi aussi, je connais la loi et je peux m’en servir comme moyen d’intimidation.
Les policiers ont beau porter matraque et flashball à la ceinture, les voilà bel et bien désarmés par les paroles d’Alexandre et Violette ! Pour faire bonne figure, le blond, qui n’a pas prononcé un mot depuis le début, croise les bras, se redresse et écarte un peu les jambes. L’autre se contente d’un « nous ne faisons que notre devoir ». Tous deux, visiblement vexés, saluent sèchement Alexandre et Violette et sortent. À peine les septuagénaires se retrouvent-ils seuls dans l’appartement qu’ils se congratulent pour leur à propos et leur fermeté. Je ne peux pas leur donner tout à fait tort. Alexandre se rend dans l’arrière-cuisine. J’entends le son bien reconnaissable d’une bouteille qu’on débouche. Il revient auprès de Violette, le Porto dans une main, deux petits verres dans l’autre.
— Pour fêter ça, dit-il.
Ils trinquent avec joie. S’ensuit une discussion, un brin prévisible, sur les temps actuels : les abus de pouvoir d’une police « qui se croit tout permis », la résignation « qui prend souvent le pas sur la révolte, mais pas toujours, la preuve », l’individualisme « qui règne en maître partout, mais qu’on peut dépasser par de nobles actions collectives », la soumission du plus grand nombre « à la loi de la consommation et d’un capitalisme mondialisé dont il faut sortir », la nécessité « de lutter contre toutes les formes d’oppression », bref, la conversation typique de deux trotskystes, à ceci près qu’ils ne se fâchent même pas au sujet d’une broutille : pas de scission en vue, pas de création de deux branches concurrentes. Les prémices de l’amour font vraiment des miracles.
Ils se souviennent soudain qu’ils ont évoqué tout à l’heure l’idée de se rendre au troisième étage. Ils tiennent apparemment au caractère symbolique fort que constituerait la présence de tout l’immeuble – sauf Dumont – au rassemblement de demain. Ils montent. Violette s’apprête à appuyer sur la sonnette, quand Alexandre l’arrête d’un geste de la main, en lui enjoignant de tendre l’oreille. Elle s’exécute et ne peut retenir un rire, qu’elle étouffe tout de suite en mettant la main devant sa bouche.
— Ce n’est peut-être pas le moment de les déranger, murmure-t-elle. Dis, ça ne te donnerait pas des idées ?
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