6.
La "tornade Gassoba" s'était abattue sur nos têtes comme je l'avais craint et avait fait trembler les murs du poste de police. L'agent Kilewa avait été sommée d'être plus prudente à l'avenir. En ce qui me concernait, les braillements de Gassoba résonnaient encore dans mes tympans.
Une fois rentrée dans mon appartement, je décidai de me détendre et d'oublier pour un temps cette journée éprouvante. L'image du corps sans vie de Tamara semblait s'être imprimée sur ma cornée et je ne pus m'empêcher de frissonner légèrement.
Une douche chaude me fit beaucoup de bien. J'enfilai par la suite un pantalon en coton avec des imprimés wax, un t-shirt blanc ainsi que des sandales en plastique; j'optai finalement pour laisser mes cheveux détachés et ils tombèrent en cascade sur mes épaules.
Je n'avais pas très faim mais ma fonction exigeait que je sois opérationnelle à tout moment et surtout en pleine forme. Je me forçai donc à préparer une salade froide, à partir des restes du dîner que j'avais préparé la veille, constitués d'une cuisse de poulet et de patates douces cuites à la vapeur.
Tandis que me préparais un sandwich, je me disais que ne pas dépendre de quelqu'un était l'un des rares avantages de vivre seule. C'était assez rare dans notre société africaine qu'une femme puisse être fille unique, sans aucun parent qui puisse veiller sur elle.
Ma mère m'avait élevée toute seule après que mon père, que je n'avais jamais connu, nous ait abandonné. Elle avait su prendre le temps de me donner une bonne éducation, malgré les petits boulots qu'elle enchaînait, afin de pouvoir me payer des études adéquates. Et selon elle, "pour remplir le frigo tous les soirs et payer les factures à la fin du mois".
Une nuit, tandis que je rentrais de l'université après mes cours du soir, j'avais trouvé des policiers qui m'attendaient sur le paillasson de la porte de notre appartement. Je ne savais plus exactement ce que j'avais ressenti lorsqu'ils m'avaient annoncé que ma mère était morte. Comme ça, sur un ton qui voulait dire "on est désolés, mais ainsi va la vie".
D'après eux, elle avait été fauchée mortellement par un véhicule, dont le conducteur n'a jamais pu être identifié à ce jour. J'avais retenu mes larmes comme je pouvais, ne comprenant pas comment une telle chose avait pu arriver à ma mère. Alors qu'elle avait effectué pendant des années son travail de caissière dans un supermarché local avec humilité, honnêteté et courage, il avait fallu qu'un triste sire la renverse comme une boule de bowling l'aurait fait avec des quilles. J'avais ressenti une rage folle que ce chauffard n'ait jamais été inquiété.
Je ne connaissais à l'époque aucun parent du côté de ma mère que j'aurais pu prévenir et encore moins du côté de mon père, dont je ne connaissais même pas l'identité. Je ne savais pas vers qui me tourner, n'ayant pas d'amis proches, et j'avais décidé de me conforter dans ma peine et dans une grande détresse morale. Après quelques mois de dépression, je m'étais reprise en main progressivement. J'avais manqué la période de mes examens universitaires et c'est par la suite que j'eus la sombre idée de m'inscrire dans le Concours national de l'Ecole de Police. J'en étais ressortie major de ma promotion.
Depuis lors, je vouais ma vie à sauver celles d'autres personnes, en mettant des criminels de toutes sortes derrière les barreaux. Et à rendre ainsi justice aux victimes et à leur familles.
Je ne m'étais pas résolue à vendre l'appartement où j'avais grandi. C'était le seul endroit où j'avais passé des moments heureux avec ma mère, la seule personne au monde qui avait su prendre soin de moi jusqu'à sa mort. Avec l'accord du propriétaire, j'avais mis le bail de la location à mon nom et chaque soir en rentrant du boulot, je me sentais beaucoup mieux à l'idée de retrouver mon cocon rassurant et qui semblait hors du temps.
J'avais déjà trente-six ans et je savais que j'aurais pu construire ma vie différemment. Avoir un mari, des enfants, être épanouie et heureuse en leur compagnie. Il fallait dire qu'excepté Tamara et Dawilé, je ne m'étais pas vraiment liée d'amitié avec des voisins ou avec même des collègues de boulot. Je n'avais également pas eu le temps de faire des sorties divertissantes toute seule depuis l'année dernière, et cela ne favorisait certainement pas les sollicitations et rencontres qui auraient pu "peut-être" aboutir à une relation sentimentale.
Je sortis de mes pensées et terminai l'assemblage de mon plateau repas, en y ajoutant un verre de jus d'ananas glacé avant d'aller le poser sur la table du séjour.
Les genoux relevés sur le vieux canapé du salon, je pris une grande inspiration avant de regarder le plafond.
Dans quoi Tamara s'était-elle encore fourrée ?
Depuis que j'avais fait sa connaissance, il y a des années, je l'avais toujours connue ainsi : impétueuse, sûre d'elle, élégante mais aussi d'une curiosité sans égale. Je me rappelai l'avoir plusieurs fois mise en garde sur le fait qu'elle aimait se mêler de choses ou de situations qui la dépassaient le plus souvent. Et à chaque fois, elle me riait au nez en me disant : "Et alors, Akawo ? Je n'aime pas ne pas comprendre ce que je ne comprends pas."
J'eus l'idée d'aller récupérer dans ma chambre mon ordinateur portable. Peu après, j'ouvris un des dossiers "Photos" parmi les plus récents, où je me trouvais avec Tamara, lors de nos petites sorties. Elle avait toujours adoré prendre des selfies, le plus souvent en mode rafale et elle me les envoyait généralement ensuite via Bluetooth ou une application de messagerie instantanée.
Avec nostalgie, je faisais défiler les photos sur l'écran lorsque soudain, un détail troublant attira mon attention dans l'une d'elles. Puis dans une autre.
L'homme à l'œil de verre se tenait toujours en arrière-plan, comme s'il nous suivait en filature.
BAM ! BAM ! BAM !
Je sursautai et bondis de mon siège. Le souffle légèrement haletant, je me rapprochai silencieusement d'une des étagères du salon où je rangeais ma matraque. Il était préférable de l'utiliser à la place de mon arme de service, dans le cas où il s'agirait d'une mauvaise blague de la part de jeunes enfants indisciplinés, qui peuplaient l'immeuble.
Je me dirigeai, pieds nus, vers la porte d'entrée. Une enveloppe glissa par-dessous.
Le bras levé avec la matraque à la main, j'abaissai précipitamment le loquet, prête à me jeter sur un éventuel aissaillant.
- Hey ! Akawo, c'est moi !... Du calme !
Je suspendis mon geste.
- Dawilé ?
- Oui ! Mais qu'est-ce que tu fais avec cette matraque ?
- C'est... C'est toi qui a frappé aussi fort ?
- Quoi ?
Je sortis en courant sur le palier et inspectai aussitôt les escaliers.
Personne.
- Dawilé, tu n'as croisé personne en venant ici ?
Mon coéquipier semblait réellement intrigué.
- Akawo, je ne sais pas ce qui se passe, mais en montant ici, je n'ai croisé personne.
- Et cette enveloppe, lui demandais-je, en la ramassant, c'est toi qui l'a amenée ?
- Akawo, je n'ai apporté aucune enveloppe, d'accord ? J'étais venu voir comme tu allais et non pour me faire fracasser la tête !
Je ne pus m'empêcher de le dévisager, tout en ouvrant prudemment l'enveloppe. À l'intérieur, un carré de papier blanc s'y trouvait, avec un message inscrit en lettres capitales rouge sang :
LAISSE TOMBER ET N'INSISTE PAS
Mon estomac sembla se glacer subitement et je fus prise d'un tel vertige que j'en perdis presque l'équilibre.
- Wow ! Akawo, mais... Qu'est-ce qui t'arrive ? s'enquit Dawilé en me retenant par la taille.
- Je... Je ne me sens pas très bien, murmurais-je faiblement.
- Il vaut mieux que tu t'assoies un moment, suggéra-t-il en m'aidant à m'installer sur un des fauteuils du séjour.
- Merci.
- Je vais te chercher un verre d'eau.
Il revint quelques secondes plus tard et la sensation de l'eau glacée qui coulait dans ma gorge sèche me galvanisa quelque peu.
- Akawo, j'ai besoin de savoir ce qui se passe.
- Quelqu'un a tambouriné à ma porte, il y a dix minutes de ça. C'est pour cette raison que je me suis saisie de ma matraque, dans l'éventualité qu'il s'agisse du tueur.
- Tu penses que c'est lui qui est à l'origine de ce message ?
- Sûre et certaine.
- Mais comment aurait-il pu avoir ton adresse ?
Avec un soupir, je lui désignai de la tête mon ordinateur, dont l'écran s'était mis en veille.
- Tape sur la touche Entrée et regarde les six dernières photos du dossier. En particulier, la personne qui se tient non loin derrière nous.
Dawilé s'exécuta et au bout d'un moment, ses yeux s'écarquillèrent de surprise.
- Mais... mais c'est notre principal suspect !
- Je... J'ai pourtant regardé ces photos par le passé à plusieurs reprises et... et je n'ai jamais fait attention à... à ce type !
Mes yeux s'embuèrent de larmes.
- J'aurais dû... me... me rendre compte que ce type n'était pas net, parvins-je à articuler entre deux sanglots. Je suis flic et j'ai même pas pu voir que... Sûrement qu'elle... qu'elle serait encore vivante aujourd'hui ! Dawilé, je...
- Viens là, me dit-il tout simplement en me tendant les bras.
Sur le canapé, je calai ma tête sur sa poitrine et me mit à pleurer toutes ces larmes que j'avais contenu, dès l'instant où j'avais vu le cadavre de mon amie.
- Je suis désolé, Akawo, me murmura Dawilé, tout en me faisant un tendre baiser sur le front.
Il reprit au bout d'un moment :
- Je sais qu'elle représentait beaucoup pour toi.
Les yeux fermés, je gardai le silence et pressai davantage mon visage sur sa chemise noire à manches courtes. Il l'avait déboutonné de sorte à ce qu'on voyait une partie de son débardeur blanc par-dessous et machinalement, je posai ma main par-dessus. Son parfum doux et masculin m'emplissait agréablement les narines et en levant la tête, je vis ses yeux posés sur moi.
Instinctivement, il approcha son visage du mien et m'embrassa, avec une telle douceur que je ne pus m'empêcher de résister à une telle attraction. Néanmoins, au bout d'un moment, il s'humecta les lèvres et me repoussa avec tendresse.
- Akawo... Je... Je ne sais pas ce qui m'a pris, murmura-t-il sans me regarder.
- Dawilé, c'est pas grave, on peut...
- Non, pas ce soir... S'il te plaît, dit-il en me fixant cette fois avec ses yeux verts. Ce ne serait pas... être respectueux envers toi. Je ne veux pas profiter de la situation.
- Ok. Je comprends.
Je lui adressai un sourire en lui frottant le bras.
- Je te remercie en tout cas, Dawilé. Ta présence me réconforte énormément ce soir. Et aussi... pour ton respect.
- On est ensemble. J'espère aussi que tu as prévu un dîner plus consistant que ce sandwich, me nargua-t-il en me designant de la tête mon plateau repas.
- Euh... Je...
- S'il te reste encore des œufs dans ton placard et quelques restes, je vais nous préparer une omelette du tonnerre. Et te tenir compagnie un moment, au cas où le type à l'œil de verre serait encore dans les parages.
- Je peux me défendre, Dawilé.
- Je n'en doute pas. Mais je préfère faire une inspection autour de l'immeuble avant de rentrer. On ne sait jamais. Et aviser demain Gassoba à la première heure de tout ce qui s'est passé ce soir, même si cela ne risque pas d'arranger son humeur.
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