9.
La police scientifique avait fini d'inspecter mon appartement. Comme dans la scène de crime de ce matin, aucun indice significatif n'avait été relevé sur les lieux.
- C'est vrai qu'on ne chôme pas en ce moment, me taquina le Lieutenant Assiwa, qui était le superviseur du Service de criminologie d'Arobo.
- C'est peu de le dire, lui rétorquai-je d'une voix sourde.
- Plus sérieusement, votre suspect est un pro. Il sait prendre ses précautions et ne rien laisser derrière lui. Vous devriez rester sur vos gardes, Capitaine.
- Merci du conseil.
Gassoba était sur place et s'entretenait non loin avec Dawilé. Je me rapprochai d'eux, en parcourant maladroitement mon séjour dévasté.
- Ah, Mensah ! Comment vous sentez-vous, à présent ? me demanda mon supérieur, l'air inquiet.
- Je vais bien, je vous remercie. Un peu sonnée, je l'avoue, mais j'ai connu pire.
- Vous devriez trouver un endroit où dormir cette nuit. À l'hôtel ou...
- Chez moi, proposa Dawilé.
Gassoba le regarda avec un drôle d'air.
- Ma grand-mère est allée au village pour deux semaines, avec mes trois sœurs. Le Capitaine Mensah pourra dormir dans la chambre de l'une d'elle, cette nuit. Et je précise que c'est une proposition purement professionnelle.
Je me mordis les lèvres pour ne pas sourire, en voyant le regard suspicieux que le commandant portait sur Dawilé.
- Capitaine, la décision vous revient, finit par me dire Gassoba.
- D'accord, cela ne me dérange pas, Commandant.
- Bien. Tenez-moi au courant tous les deux, s'il y a du nouveau d'ici demain matin ! Bonne nuit.
Une heure plus tard, j'avais rassemblé une partie de mes affaires encore en bon état, dont un de mes uniformes. Dawilé me conduisit ensuite jusqu'à une belle maison ancienne, qui se trouvait dans un quartier résidentiel, non loin du centre-ville.
- Voilà, on est arrivés, annonça-t-il en garant la voiture.
- On ne trouve plus aussi facilement des maisons avec des briques rouges et une architecture aussi belle, dis-je avec sincérité, en contemplant la façade.
- Elle date de 1957. Mon grand-père l'avait achetée comme cadeau de mariage pour ma grand-mère, qui y vit depuis lors. Elle n'a jamais voulu s'en séparer, même après la mort de mon grand-père, il y a dix ans.
- Je suis vraiment désolée, pour ton grand-père.
- C'est la vie. Mais merci. Allez, viens, entrons. Et bienvenue !
L'intérieur était plus somptueux que l'extérieur. Bien que la structure revêtît un cachet traditionnel, l'ensemble aurait pu figurer dans un magazine de Maisons et jardins.
- C'est juste... Whaou, dis-je sur un ton admiratif, en regardant autour de moi.
- Merci, me remercia-t-il avec un sourire. J'aide ma grand-mère à l'entretenir avec mes talents de bricoleur, mais aussi grâce à une bonne partie de mon salaire. Le reste permet à mes sœurs de poursuivre leurs études supérieures.
- Tu es quelqu'un de bien, Dawilé. Sincèrement.
- Si tu continues à flatter mon égo, notre soirée ne risque pas de se terminer comme je l'avais envisagé.
Il me fixa si intensément que j'eus du mal à soutenir son regard. Je tournai la tête et fis semblant de regarder la porte de la cuisine.
Il se rapprocha de moi et prit doucement ma main.
- Akawo, regarde-moi.
J'obtempérai, le souffle court. Il m'embrassa passionnément. Il m'amena sur le canapé du salon et pendant plus d'une heure, nous étions là, à flirter comme des adolescents. Il me repoussa avec douceur au bout d'un moment, tandis que je cherchai à lui déboutonner sa chemise.
- Excuse-moi, Akawo... Je ne peux pas.
Je fis de mon mieux pour masquer ma frustration.
- Quelque chose ne va pas chez moi, Dawilé ?
Il me dévisagea, en tentant de reprendre son souffle.
- Tu es très belle, Akawo. Surtout... en ce moment. J'ai juste besoin de temps, ok ?
- Ok... Mais pourquoi me repousses-tu à chaque fois ? Que se passe-t-il ?
Il se redressa pour s'asseoir sur le canapé et j'en fis autant.
- Quand j'avais quatre ans, ma mère nous a abandonné, mes sœurs et moi. Mon père s'est entiché d'une femme qu'il ne connaissait pas bien, avec qui il s'est marié toutefois, deux ans plus tard.
Il ferma les yeux avant de reprendre :
- Quand mon père allait au bureau et que mes sœurs passaient la journée à l'école, je restais seul avec ma belle-mère. J'ai compris un peu tard qu'elle avait un comportement... assez bizarre, avec moi.
- Que veux-tu dire ?
- Elle me faisait des attouchements, Akawo. Et elle a abusé de moi, à plusieurs reprises.
- Mon Dieu...
Je posai ma main sur celle de mon ami, sincèrement affectée. Il cligna des yeux plusieurs fois et je décidai de le prendre dans mes bras, afin de le réconforter.
- Je suis désolée, Dawilé, lui murmurai-je à l'oreille. Tu en as parlé à ton père ?
Il me regarda un instant et répondit :
- Il ne m'a pas cru. Surtout que, selon lui, ça n'arrive qu'aux femmes, ce genre de choses, donc... Quand j'ai commencé à être un homme, elle n'a plus osé me toucher par la suite.
- Quoi ? Mais... où es ta belle-mère à l'heure actuelle ?
- Il y a quinze ans, elle et mon père sont morts dans un accident de voiture. C'est pour cette raison que nos grands-parents nous ont élevé ici, par la suite.
- Je ne sais vraiment pas quoi dire, Dawilé. Tu es vraiment fort, très fort pour avoir enduré cette terrible épreuve durant tout ce temps.
- C'est pour cela que j'ai décidé de devenir un enquêteur de la police nationale. Ma belle-mère n'a jamais été punie pour ses forfaits, mais au moins, je peux dorénavant venir en aide à d'autres personnes. Les protéger.
Je lui pressai le bras et le regarda de manière compréhensive.
- C'est comme ce qui est arrivé à ma mère, déclarai-je. Elle a été renversée une nuit par un chauffard, qui n'a jamais été identifié. Cela m'a motivé pour m'inscrire à l'École de police. Tout ce qui t'es arrivé enfant, c'est pour cela que... tu as du mal avec moi ?
- Je suis navré pour ta mère, Akawo. Et pour répondre à ta question, avec les femmes, c'est parfois... compliqué, en effet, m'avoua-t-il. C'est un mécanisme de réflexe et c'est pour cette raison que mes relations ne durent pas.
- Ce n'est pas de ta faute, Dawilé. Et je sais qu'avec le temps, tu sauras être à l'aise et aussi... être heureux, ajoutai-je avec un sourire.
- Merci, Akawo. C'est la première fois que j'en parle à quelqu'un et ce n'est pas évident. Désolé d'avoir plombé l'ambiance.
- Non, ne t'en fais pas. En plus, ça tombe bien. Cela nous permettra de tenir ta promesse faite à Gassoba, tout à l'heure. Celle de rester professionnels.
Il me rendit mon sourire et me fit une bise sur la joue.
- Merci, Akawo. Viens, je te montre la chambre de ma soeur Astou et promis, je te laisse dormir après. La journée a été rude pour nous tous.
À la demande de Gassoba, nous étions tous les deux convoqués le lendemain, dans la même salle de réunion que la veille.
Gassoba replia ses coudes sur la table, avant de déclarer :
- La bonne nouvelle est que Youssou Owonko a été appréhendé hier nuit, tandis qu’il tentait de passer la frontière. Il avait en sa possession un sac de sport rempli de médicaments contrefaits. Le Capitaine Pako et son équipe sont actuellement en train de l'interroger à la BMDJ et il continue à jurer qu’il est innocent. Il est encore en garde-à-vue, mais il risque gros pour être impliqué dans un tel trafic, si on y ajoute une obstruction à une enquête criminelle.
- Je ne pense pas qu’il soit le coupable, affirmai-je.
- Et pourquoi, Capitaine ? me demanda Gassoba.
- D’une part, il aimait sa sœur, même s’il veut nous exprimer le contraire. C'est vrai, Youssou avait, certes, des raisons de lui en vouloir. Mais je ne vois pas pourquoi il aurait pris le pendentif de Tamara après l’avoir tué, en laissant sur place exprès son sac à main et son contenu. Ça n’a aucune logique !
- Il avait des remords peut-être ? suggéra Dawilé. Il a très bien pu prendre le pendentif pour avoir un souvenir de sa sœur, comme pour se pardonner de l’avoir tué !
- Et Karys, Lieutenant ?
- Capitaine, Karys a sûrement été piégée, supposa mon coéquipier en me regardant droit dans les yeux. C'était trop flagrant, toute cette mise en scène avec les médicaments mis en évidence, comme ça, sur la table...
Au même moment, on frappa à la porte.
- Oui ! hurla Gassoba.
L'adjudant Adowa entra, avec des papiers à la main.
- Bonjour. Commandant, j’ai pu remonter jusqu’à Fadyl54! annonça-t-il fièrement, en remettant un document à Gassoba.
Ce dernier mit ses verres de contact.
- De qui s’agit-il ? demanda Dawilé.
- Vous n’allez pas le croire, dit Adowa qui refrénait son excitation. En réalité, l’adresse IP remonte jusqu’à la demeure des Owonko.
- Quoi ?
Tous les regards se portèrent sur moi, mais je ne regrettais pas ma question.
- C’est Youssou qui envoyait les mails ?
- Non, Capitaine Mensah. Les mails ont été envoyés à partir de l’ordinateur portable de Madou Owonko.
- En êtes-vous sûr, Adjudant ? insista Gassoba, en le regardant par-dessus ses verres. Et vous avez intérêt, car dans le cas contraire, vous risquez de vous retrouver à régler la circulation au centre-ville. Et en ce qui me concerne, me retrouver en retraite anticipée.
- J’en suis sûr ! affirma Adowa. Les mails ont été envoyés à partir d’une adresse mail créée par Madou Owonko en personne le 13 Septembre dernier, selon ses informations de connexion que nous a livré son opérateur web. On a pu les obtenir, grâce à un mandat.
Gassoba ferma lentement les yeux.
- Ça s’explique ! m'exclamai-je. Madou Owonko a dès le départ pris le taureau par les cornes, à savoir accuser Lanssana, puis nous parler du pendentif volé afin de nous mettre sur de fausses pistes. Il a fait exprès de provoquer Youssou devant nous ce jour-là, en sachant pertinemment qu’il allait dénigrer sa sœur, afin que nous le considérions comme un suspect sérieux. Il vous a ensuite appelé, Commandant, pour connaître les avancées de l’enquête !
- Et le type à l'œil de verre, dans tout ça ? demanda Dawilé.
Les éléments semblèrent soudainement s’imbriquer, comme par magie, dans mon cerveau.
- Il peut très bien être son complice ! m’écriai-je. Owonko a très bien pu commanditer le meurtre de Tamara et laisser notre suspect faire le sale boulot ! En sachant qu’on allait découvrir tôt ou tard la vérité, Owonko a dû ordonner à son homme de main de voler l’agenda dans nos locaux. Rappelez-vous, Karys avait fini d'établir le portrait robot du type à l'œil de verre, ce jour-là. Ce dernier a eu peur d'être démasqué et il est donc allé l'agresser dans son studio. Il a ensuite tout mis en œuvre sur place, afin que nos soupçons se portent sur elle. Il a tenté de me terroriser la veille, puis a décidé de vandaliser mon appartement en me laissant ces messages, destinés à me faire abandonner l'enquête !
Gassoba me fixa intensément, sans rien dire.
- Commandant, repris-je avec une certaine ferveur, nous devons perquisitionner la demeure des Owonko ! Je ne sais pas, mais je sens que la clé du mystère s’y trouve.
Le manque d'enthousiasme de mon supérieur, par rapport à cette initiative, était flagrand.
- Pourquoi Owonko aurait-il voulu faire assassiner sa propre fille ? demanda-t-il. Quel serait le mobile ? Et pourquoi Tamara se serait-elle mis dans la gueule du loup cette nuit-là, en allant voir son meurtrier sur la Corniche ?
- Tamara, telle que je la connais, a certainement dû se mêler des affaires de son père et découvrir quelque chose de lourd. Ce qui l'aurait poussé à la faire éliminer. N’oubliez pas que le type à l'œil de verre était son amant, donc elle ne s’est pas méfiée lorsqu’il lui a donné probablement donné rendez-vous cette nuit-là. Elle espérait sans doute le convaincre une dernière fois de ne plus renouveler ses avances et son harcèlement ! Malheureusement, elle ne savait pas qu’en réalité il s’agissait d’un traquenard. Madou Owonko a sans aucun doute ordonné à son homme de main de s’emparer du pendentif après avoir éliminé Tamara, pour ensuite suivre le cheminement que j’ai expliqué tantôt !
Gassoba sembla explorer mentalement cette possibilité, puis finit par donner son assentiment.
- Très bien, dit-il. Je m’occupe du juge Fimasso, afin qu’il nous délivre une commission rogatoire à l’adresse des Owonko. La perquisition va s'étendre également sur leurs appareils électroniques, leurs effets personnels, ainsi que leurs véhicules. On ne sait jamais.
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