Chapitre 4
L’été avait fait place à un long automne doux aux couleurs chatoyantes. Hope et Stuart coulaient des jours heureux dans leur coquette maison au cœur de la ville de Savannah. Ils n’avaient pas revu les parents de Stuart, ce dernier ayant décliné le peu d’invitations qui leur étaient parvenues. Hope savait qu’il avait des contacts avec eux dans le cadre des affaires qu’il menait pour la banque qui l’avait engagé. Il avait également fait le déplacement pour la naissance de la fille de Harry et Bettany. Elle ne l’avait pas accompagnée, étant souffrante ce jour-là. Elle lui savait gré de lui épargner leur compagnie.
Après des débuts difficiles, Hope avait finalement trouvé ses marques dans sa nouvelle vie. Il leur avait fallu quelques semaines pour s’adapter l’un et l’autre. Stuart avait fait beaucoup d’efforts pour que sa jeune femme oublie et lui pardonne l’accueil de sa famille. Il s’était montré très conciliant quand après quelques semaines d’oisiveté, elle lui avait déclaré qu’elle s’ennuyait à mourir et qu’il lui fallait une activité. Elle ne pouvait se contenter de l’attendre et de passer sa journée à planifier les menus et à se faire belle pour l’accompagner à des réceptions. Malgré les nombreuses soirées mondaines qu’ils fréquentaient, elle n’avait encore que très peu de relations et ne supportait pas de passer ses journées, enfermée à la maison.
Elle avait demandé à son amie Mary Stanton, rencontrée lors de son voyage depuis l’Europe, de l’aider à se rendre utile. Cette dernière lui avait proposé de la seconder pour s’occuper des patients de son mari. Hope fut enchantée par l’idée, elle, qui rêvait de devenir médecin. Elle allait pouvoir mettre en pratique tout ce qu’elle avait lu. Stuart se montra moins enthousiaste par le projet, craignant pour la santé et la sécurité de son épouse. Néanmoins, il y consentit, mais il lui imposa une condition ; elle cesserait toute activité lorsqu’elle porterait son enfant. Elle accepta de bonne grâce.
Stuart avait espéré qu’elle serait vite découragée par le travail ingrat d’aide-soignante. Il n’oubliait pas qu’elle avait grandi un environnement protégé et n’avait jamais été vraiment confrontée à la souffrance et à la misère humaine. C’était sans compter le Docteur Stanton qui se montra un excellent professeur pour sa femme et leur jeune amie. Il leur confia de nombreuses responsabilités et leur enseigna des gestes techniques qu’elles mirent rapidement en pratique.
Hope prit le parti de taire les interventions qu’elle pratiquait avec son mentor pour ne pas inquiéter son mari. Elle faisait toujours attention de rentrer tôt à la maison pour avoir le temps de se changer et d’être d’agréable compagnie.
Hope était vraiment heureuse, elle se sentait comblée par son travail et était très amoureuse de son époux. Elle jouissait d’une grande indépendance et malgré l’insistance de Stuart, elle n’était pas pressée de devenir mère. La déception qu’elle lisait sur son visage à chaque fois qu’elle saignait l’attristait, mais égoïstement, cette situation lui convenait.
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- Hope, ma chère vous voilà enfin ! Nous avons grandement besoin d’une paire de main supplémentaire !
La jeune femme surprise par cet accueil se retourna et découvrit son amie Mary Stanton le teint écarlate. Ses longs cheveux blonds s’échappaient de ce qui avait dû être un chignon et étaient plaqués sur son front luisant de transpiration. Ses yeux étaient cernés. Elle semblait ne pas avoir fermé l’œil de la nuit ce qu’elle confirma en expliquant à Hope qu’il y avait eu un incendie dans un entrepôt de coton sur une plantation et que de nombreux blessés avaient été amenés. Son mari et elle n’avaient pas ménagé leurs efforts, mais trois avaient déjà succombé à leurs brûlures.
Sans perdre un instant, Hope troqua son élégante cape contre un tablier et suivit son amie vers une pièce à l’arrière de la maison d’où s’échappaient des gémissements. Cette dernière s’arrêta brusquement et la mit en garde avant de pénétrer dans la chambre.
- Préparez-vous Hope, ces hommes sont terriblement blessés. Vous n’avez jamais vu pareille chose.
Hope pâlit légèrement. Elle aimait son travail à la clinique et avait déjà été, au cours des derniers mois, confrontée à la douleur humaine et ceci à plusieurs reprises. Elle s’était découvert une force intérieure et n’avait jamais reculé devant le travail qu’on attendait d’elle. Le courage et l’abnégation dont faisait preuve son amie l’inspiraient.
Mary Stanton était une femme obstinée qui se battait comme une lionne face à la mort. Hope l’avait, un jour, vu s’acharner sur un nouveau-né pendant plus de vingt minutes jusqu’à ce qu’il pousse finalement son premier cri. Elle ne pouvait accepter la fatalité de la vie.
Son existence avait été jalonnée de tragédies et elle semblait avoir un compte à régler avec la Grande Faucheuse.
En effet, elle avait perdu toute sa famille dans un naufrage alors qu’elle sortait à peine de l’enfance, puis elle avait eu de nombreuses fausses couches avant d’avoir sa fille adorée Emma. Mais l’enfant de dix ans n’avait pas survécu à la tuberculose. Mary avait raconté à Hope la longue maladie, suivie du décès de son enfant. Elle lui avait confié à quel point elle s’était sentie impuissante et désemparée et que le sentiment de culpabilité de ne pas avoir pu la sauver la tenait au corps et à l’âme. Le docteur et elle avaient été submergés par la douleur et le désespoir et ils n’avaient pu qu’assister à la longue agonie de leur petite fille. Mary avait juré sur la tombe de son enfant qu’elle consacrerait sa vie se battre contre la mort.
Mary ne faisait pas de différences entre les races ou les classes lorsqu’il s’agissait de soigner, se battant avec le même acharnement pour les uns et pour les autres.
Elle avait passé des heures au chevet d’un petit esclave, souffrant d’une forte fièvre, lui épongeant le front tout en lui murmurant des paroles rassurantes. Alors que son maître l’avait déjà passé dans le compte pertes et profits.
Évidemment, Mary ne pouvait sauver tous ceux dont elle s’occupait et Hope avait déjà surpris le regard inquiet que le docteur jetait à sa femme lorsqu’ils perdaient un patient. Mais elle ne se laissait pas aller et très rapidement se remettait au travail.
Hope était pleine d’admiration pour son amie et reconnaissante de l’avoir. Elle était son point d’ancrage dans sa nouvelle vie, comme une mère ou une grande sœur.
Malgré leur amitié, Hope ne s’était pas confiée sur les désillusions que sa belle-famille lui apportait. Leur relation était à un autre niveau. Hope, avide d’apprendre, se nourrissait de l’expérience des Stanton et se sentait riche de se tenir à côté d’eux dans leur combat pour la vie.
Hope inspira profondément pour se donner du courage et pénétra dans la chambre. Bien que prévenue sur la scène qui l’attendait, elle fut prise d’un haut le cœur en découvrant une dizaine d’hommes noirs à la peau carbonisée. L’odeur était insoutenable. Hope sortit précipitamment son mouchoir qu’elle plaqua sur sa bouche.
- Comment est-ce arrivé ? demanda-t’elle. Pourquoi sont-ils aussi brûlés ? Ils étaient coincés dans l’entrepôt.
Mary secoua vigoureusement la tête et répondit sèchement :
- Leur maître les a envoyés dans le brasier pour tenter de sauver sa récolte de coton.
Frémissante de rage et d’indignation, Hope se reprit et s’approcha du premier blessé, un jeune homme d’une vingtaine d’années. Il respirait avec difficulté et ses joues étaient baignées de larmes. Elle s’assit à son chevet et lui prit la main avec douceur. Il la serra vigoureusement. Le pauvre semblait terrifié.
- Comment t’appelles-tu ? lui demanda t’elle.
- Joseph. murmura t’il.
- Tout va bien se passer le rassura t’elle. Le docteur Stanton va prendre bien soin de toi.
Elle leva les yeux vers le docteur pour chercher son assentiment, mais celui-ci secoua tristement la tête. Il avait déjà effectué le tri des blessés et les brûlures de Joseph étaient trop importantes. Il ne pouvait que lui donner du laudanum pour soulager la douleur.
- Je vais rester avec toi, Joseph. Lui dit Hope tout en lui épongeant le front. Tu n’es pas seul.
Lorsque Joseph mourut quelques heures plus tard, Hope, épuisée, rentra chez elle le cœur lourd.
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Hope se regarda une dernière fois dans le miroir et se leva pour rejoindre son mari qui s’impatientait dans le salon. Elle manquait d’entrain et après sa journée à l’hôpital, elle n’aspirait qu’à une bonne nuit de sommeil. Les dernières heures de Joseph tournaient en boucle dans sa tête. Elle avait la nausée.
Mais, ils étaient invités à un bal organisé par le patron de Stuart, Monsieur Harris et il était hors de question qu’elle se défile. Elle savait combien cette soirée était importante pour son époux.
Stuart semblait soucieux de faire bonne impression, il était très séduisant dans son élégante redingote noire. Il lui avait également fait la surprise de lui faire venir de Paris, la dernière tendance de la mode, un ravissant sac à main vert et blanc qui allait à merveille avec sa robe de soie couleur émeraude.
Il était d’excellentes humeur et n’avait pas vu, ou n’avait pas voulu voir, ses traits tirés et son regard las. Hope avait été profondément ébranlée par l’incendie de l’entrepôt. De nombreux esclaves étaient morts sans que le docteur Stanton n’ait rien pu faire pour eux. Ceux qui avaient eu plus de chance porteraient à vie les stigmates.
Elle aurait aimé se confier à son mari, mais sentit qu’elle n’aurait pas l’écoute dont elle avait besoin. Les rares fois où elle avait essayé de lui parler, il avait tout de suite saisi le prétexte pour proposer de suspendre ses activités.
- Êtes-vous prête mon amour ? s’enquit-il en la voyant entrer dans le salon ?
Vous êtes splendide ! ajouta-t’il.
Sans attendre sa réponse, il l’entraina vers la calèche.
La réception avait lieu dans l’hôtel particulier que possédaient les Harris dans le centre de Savannah. Leur demeure donnait sur le plus joli square de la ville et affichait un luxe insolent. Les affaires du maître de maison étaient florissantes.
Hope se tourna vers son mari et le surprit à contempler la maison avec envie. Elle avait constaté qu’il était très ambitieux et que sa réussite professionnelle était primordiale. Cadet, il ne pouvait compter sur la fortune de ses parents. C’est pourquoi il était si impatient de se rendre à cette soirée. Il souhaitait entretenir les rapports les plus étroits possibles avec Will Harris qui avançait en âge et qui n’avait pas d’enfant.
Le cœur de Hope se serra devant les espoirs de son mari. Elle savait qu’il souffrait de sa position dans sa famille et du manque de considération de son père. Mais cela lui paraissait bien futile en comparaison du pauvre Joseph qui, à peine sorti de l’enfance, avait été envoyé à la mort pour récupérer quelques ballots de coton.
Non, elle se montrait injuste, les deux situations étaient incomparables et Stuart n’était pas responsable du sort des esclaves. Elle ne pouvait lui en vouloir et minimiser ses propres souffrances. Elle comprenait son besoin de se faire sa place. C’était son devoir à elle de l’aider à y parvenir.
Elle chassa ses idées noires, et se décida de se montrer la plus délicieuse épouse et la plus charmante convive.
Les Harris n’avaient reculé devant aucune dépense pour que leur soirée soit la plus réussie de la saison. Toute la bonne société de Savannah était présente.
Hope, pour avoir fréquenté plusieurs fois ce genre d’évènements mondains, commençait à connaitre la plupart des femmes présentes ce soir. Mais aucune ne pouvait être considérée comme une amie. En effet, elle trouvait leurs conversations inintéressantes et elle s’ennuyait en leur compagnie. Elle faisait, néanmoins, l’effort de leur parler pour ne pas déplaire à Stuart. Elle lui avait une fois fait part de son sentiment, mais il l’avait un peu sèchement remise en place en lui demandant pourquoi elle se permettait de se sentir si supérieure aux autres. Hope en avait conçu de la honte, le rouge lui était monté aux joues.
Elle s’était toujours sentie différente de ses pairs, mais pas supérieure. Elle avait été déstabilisée que son mari lui renvoie une image d’elle hautaine et arrogante car c’était bien ce qui était sous-jacent à son reproche.
A peine arrivés, Stuart s’excusa et l’abandonna pour rejoindre Harris et ses amis dans le bureau du maitre de maison. Hope se mêla donc aux convives pour ne pas rester seule.
Elle aperçut un petit groupe d’invités qui entourait une femme très ronde pour ne pas dire obèse qui semblait sortir tout droit d’une tragédie grecque. Toutes lui lançaient des regards compatissants et lui montraient une profonde empathie.
Curieuse, Hope chercha à en savoir plus et se rapprocha de Mélanie Perry, une figure incontournable de la ville, qui était toujours au courant de tout ce qui se passait à Savannah. C’était une femme très grande et sèche. Elle était veuve depuis plusieurs années, mais gérait les affaires de feu son mari d’une main de fer. Elle n’avait pas d’enfants, mais une passion pour les chevaux. Lorsqu’elle riait, Hope ne pouvait s’empêcher, de voir une ressemblance avec le hennissement de sa jument.
Après les politesses d’usage, elle se permit de lui poser la question.
Qui est cette femme ? Il ne me semble pas l’avoir déjà vue.
- C’est Willis Dickins. Son mari possède une plantation au sud de la ville. Elle ne vient que rarement à Savannah, mais elle cherche un mari pour sa fille.
- C’est la recherche d’un bon parti qui la met dans cet état. demanda Hope d’un ton railleur.
Mélanie éclata de rire.
- Que vous être drôle, ma chère. Est-ce donc l’humour anglais ? lui répondit-elle. Puis redevenant brusquement sérieuse, elle ajouta.
- Ils viennent de vivre un drame, leur entrepôt a pris feu et son mari a perdu beaucoup d’argent. Je pense que la raison principale de leur présence ce soir, c’est que Harris possède la plus grande banque de la ville.
De plus, il y a demain, une grande vente d’esclaves de Virginie et il doit sûrement devoir racheter quelques hommes car il parait qu’un grand nombre a péri dans l’incendie. Heureusement, il semblerait que ses récoltes aient pu être sauvées.
Le cœur de Hope manqua un battement. Ses oreilles se mirent à bourdonner et elle perdit le fil de ce que son interlocutrice lui racontait. Son regard était fixé sur cette femme boudinée dans sa robe de bal jaune. Elle observait son visage porcin se déformer dans un rictus désespéré. Lors d’un bref instant, le visage de Joseph se superposa.
L’estomac de Hope se souleva, elle était sur le point de défaillir. Au même instant, elle sentit le bras ferme de son mari se glisser autour de sa taille. Sans avoir conscience du trouble de Hope, il salua Mélanie et entraina son épouse vers la piste de danse.
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