Chapitre 1

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Je l’ai toujours regardée de loin. Ses longs cheveux noirs de jais. Ses grands yeux bleus. Son sourire espiègle. Ses manies de garçon manqué. Sa démarche assurée.

Depuis deux ans que je la connaissais, je n’ai jamais osé m’approcher d’elle. Un geek comme moi de surcroît prénommé Yuri n’avait aucune chance avec cette fille. Au mieux nous étions partenaires en informatique et cela me convenait parfaitement. Je pouvais à loisir la regarder et respirer son doux parfum.

Est-ce vraiment ça l’amour ?

Je ne le ressens pas comme un torrent qui m’emporte ou un tsunami balayant tout sur son passage comme dans les chansons ou les films romantiques. Non, du moment qu’elle est là, mon cœur se réchauffe tendrement et mes mains deviennent toutes moites. Je ne dois pas être comme tout le monde.

Midi. Les lycéens sortent des salles de classe. C’est la cohue. Je me fraye un passage dans les couloirs. Comme à mon habitude, je recherche discrètement Minami, juste pour l’apercevoir. Elle n’est pas là… Je sors dans la cour et m’installe sur « mon » banc : celui juste en face de la sortie de l’établissement. Ah. La voilà. Elle semble surexcitée et n’arrête pas de tourner en rond frénétiquement : visiblement elle attend quelqu’un. Nos yeux se croisent un instant, elle me sourit poliment puis se remet à sautiller.

BABOUM.

Mon cœur a manqué un battement.

Elle m’a regardé. Elle m’a souri.

Je souris bêtement à mon tour.

Un bruit de moto résonne devant le portail. Minami saute de joie et accourt vers le garçon.

Je le savais, une jolie fille comme elle…

Il enlève son casque. Cheveux mi-long noir de jais. Yeux bleus. Sourire espiègle. Minami mais en garçon. Habillé en veste en cuir et jeans moulants. Elle lui saute au cou et se serre contre lui. Les yeux du garçon accrochent les miens l’espace d’une seconde et je sens comme une décharge me traverser la poitrine.

La jalousie ?

Le garçon murmure quelque chose à l’oreille de Minami d’un air amusé, en pointant le menton vers moi. Elle tourne la tête, me regarde puis éclate de rire en faisant non de la tête.

Sympa.

Je crois que je suis vexé. Elle prend le casque qu’il lui tend, enfourche la moto et ils s’en vont.

L'après-midi passe dans un brouillard gris. A 17h00, je rentre à la maison. Évidemment, elle est vide. Je prends un paquet de crackers et m’enferme dans ma chambre. J’allume mon ordinateur et me connecte à mes jeux en ligne…

Il est 22h30 quand elle rentre. Saoule. Elle m’appelle. Plutôt elle hurle mon prénom. Comme d’habitude je ne réponds pas et comme d’habitude elle s’affale sur le canapé car elle incapable de monter les escaliers. Par précaution, je ferme quand même la porte de ma chambre à clé.

Le réveil sonne. 6H00. Routine : ouvrir la porte doucement, vérifier qu’elle dort encore (et qu’elle respire), se doucher et filer le plus rapidement possible. Je suis devant le lycée au maximum à 6h45. Direction la cafétéria où je me sers un café infect offert par le club lycéen.

C’est toujours mieux que rien.

C’est ce que je me dis chaque matin.

Sauf qu’aujourd’hui quelque chose a changé mais je ne sais pas encore quoi.

7h30. Premier cours. La matinée passe. A midi, je m’installe comme à mon habitude sur le banc face au portail.

Ah… je sais ce qui a changé…

En effet, je n’ai pas cherché à apercevoir Minami de toute la matinée. Qu’à cela ne tienne, c’est elle qui déboule dans mon champ de vision avec ses longs cheveux noirs corbeau tapotant ses hanches au rythme de ses pas. Si belle. Aujourd’hui encore elle semble surexcitée. Le bruit de la moto. Minami garçon apparaît. Câlin, regards croisés, casque et départ.

18h30. Je suis rentré depuis une heure. A mon arrivée, la cuisine empestait le brûlé.

Elle a encore essayé de cuisiner…

Le poulet dans le four ressemble plus à un morceau de charbon qu’à de la viande rôtie...

Un jour, elle mettra le feu et bye bye héritage…

Je la retrouve à moitié nue, dans son lit, complètement défoncée, deux préservatifs usagés jetés à même le sol. Je la recouvre par pudeur (et dégoût...) puis m’enferme dans ma chambre.

23h00. Mon téléphone vibre. Un message. Je n’en crois pas mes yeux... Mon cœur s’affole. Un message de Minami.

[Salut… Comment tu vas ? Mon frère a un souci avec son ordi et il me semble que tu es un bon dans ce domaine-là non ? Tu veux bien me rendre ce petit service ?]

Mes mains tremblent. Minami. A. Besoin. De. Moi. Qui plus est ce garçon n’est que son frère.

T’es con… vu la ressemblance il ne fallait pas être Einstein pour le deviner…

[Bien sûr pas de soucis ! Ramène-moi l’ordi au lycée demain j’y jetterai un œil !]

Attente. Silence. La réponse met du temps avant d’arriver.

[Il préfère que tu passes à son appart demain soir si ça ne te dérange pas… Apparemment il a des trucs sur l’ordi qu’une fille ne doit pas voir !! ><]

Le petit emoji grincheux me fait rire. Je pense savoir ce que sont ces « trucs » qu’une fille ne doit pas voir, surtout s’il s’agit de sa petite sœur.

Le lendemain, je vais au lycée le cœur léger. J’avale mon café infect en sifflotant. Nous avons finalement rendez-vous à midi pour aller à l’appartement de son frère. La matinée traîne en longueur. A mesure que l’heure approche, la tension monte.

12h00. Je m’installe comme à mon habitude sur mon banc. Je la vois arriver et cette fois-ci elle se dirige d’emblée vers moi. Elle se penche et pose un baiser sur ma joue.

« En guise de remerciement ! »

Je rougis de plaisir. Le son de la moto interrompt ce doux moment.

Il est en moto ? Mais comment on va... ?

Minami prend ma main et m’emmène vers son frère.

« - Yuri, Victor… Victor, Yuri.

- Salut !, me répond ledit Victor. Eh ! Mais tu as des yeux magnifiques !

- Euh merci... »

J’ai les yeux gris. J’aurai aimé que ce soit Minami qui le remarque…

« - Victor ? Comment on fait pour aller à trois chez toi ?, demande-t-elle.

- A trois ? Je ne crois pas ma chère… Je te l’ai dit pourtant il y a des choses sur mon ordi que tu ne dois pas voir !

- Ah non ! Tu m’emmènes !, lui répond-elle en faisant une moue adorable.

- Nan sœurette, cela fait quand même une trotte jusqu’à l’appart. Toi tu restes et lui il m’accompagne ! »

Je suis la conversation sans la comprendre. Je vais aller chez Victor mais sans Minami ? Ça ne se déroule pas comme prévu. Quoiqu’il en soit, je prends le casque qu’il me tend, son casque, et m’installe tant bien que mal sur la moto. Victor murmure quelque chose à l’oreille de Minami qui retrouve instantanément le sourire. Elle nous dit joyeusement au revoir de la main.

La moto démarre.

«-Acroche-toi !

- Euh… je veux bien mais où ?

- Tiens-toi à moi... »

Sourire espiègle. Je remarque des poignées juste à côté de mes cuisses et les cramponne en lui lançant un regard de défi. Il rit, me fait un clin d’œil et accélère.

Il est fou…

Sa conduite est horrible : il slalome entre les voitures et freine tout juste avant un stop ou un feu rouge, quand il y pense. Au bout d’un moment, je suis bien obligé de m’accrocher à lui, tellement j’ai peur. Je l’entends pouffer et pince son ventre. Il sursaute.

A mon tour de rire.

Victor habite près des docks, dans des bâtiments désaffectés reconditionnés en appartements bon marché. Nous montons un vieil escalier en fer complètement rouillé. Il s’excuse, son appart est bordélique…

Ça ne peut pas être pire que chez moi…

Mis à part une odeur de renfermé, c’est plutôt bien rangé. Un petite kitchenette avec deux feux électriques et un petit frigo, un petit lit défait et une petite table compose l’appartement. L’ordinateur est posé dessus.

« - Je suppose que c’est lui qui a un problème ?

- Ouais… je n’arrive plus à ouvrir certains programmes…

- OK vas-y passe... »

Je m’assois sur le lit, pose la machine sur mes genoux et commence par l’allumer. Il s’assoit près de moi et penche sa tête sur le côté, d’un air concentré. Je l’observe à la dérobée : c’est fou ce qu’il ressemble à Minami. Je le bricole un peu, entre dans le bios et tape quelques codes binaires. En un tour de main, l’ordinateur est comme neuf. Ses yeux s’illuminent.

« - Merci Yuri ! Tu me sauves la vie tu n’as pas idée !

- Mais de rien , répondis-je un brin amusé.

- Euh… Tu as pu sauver tous les programmes ?

- Je crois oui… Jettes un œil et dis moi. »

Il fronce les sourcils d’un air soucieux et commence à taper frénétiquement. Je le regarde faire : ce petit air qu'il a pris me fait penser à sa sœur quand elle réfléchit. Il me surprend à le regarder et sourit. Je crois que je rougis : mes oreilles me brûlent. Finalement, il soupire et m’informe que rien n’a disparu. Il semble soulagé… Mais que contient cet ordinateur de si important ? Je n’ose pas lui poser la question. Il le referme et me demande si je bois une bière. Il éclate de rire devant mon air ahuri. Je me surprend à adorer ce son. Il s’en prend une et m’offre un jus de fruit.

« - Mmmmhh… donc tu es le frère de Minami…

- Son jumeau pour être exact.

- Son ju… ?

- Oui, son jumeau, dit-il en riant. La mauvaise graine… Je ne dois sous aucun prétexte approcher de ma sœur sinon… couic !, me répond-il en mimant quelqu’un qui lui tranche la gorge.

- A ce point ?

- Oui à ce point... »

Il baisse les yeux tristement, les larmes menaçantes. Je ne veux pas le voir ainsi. Je change de sujet, juste pour le revoir sourire. Nous discutons de tout et de rien. L’après-midi passe sans que je ne m’en aperçoive.

Ah merde… j’ai raté les cours…

Je réalise que je m’en fiche complètement. J’ai passé un agréable moment, simplement… il va falloir rentrer à la maison… Victor me propose de me raccompagner : j’hésite, il a quand même bu deux bières mais finis par accepter. J’enfourche la moto et m’accroche à lui d’emblée. Il se retourne et me sort son sourire espiègle, l’air de dire « Bah alors?». Je le pince. Il rit… et moi avec. Je lui indique mon adresse et il s’y dirige facilement. Arrivés devant chez moi, je suis un peu inquiet…

J’espère que maman n’est pas là…

Apparemment c’est bien le cas : la porte d’entrée est encore fermée et les lumières sont éteintes.

« - On dirait que tu n’es pas dans ton assiette… ça va ?

- Ou… Oui… ne t’inquiète pas… ça… ça va, balbutiais-je.

- On s’est bien marré cet aprem ! On remet ça quand tu veux ! A plus !

- Ouais… c’est ça… à plus ! »

Il démarre la moto et je le regarde s'éloigner. Je remonte l’allée et ouvre doucement la porte. Personne. Je suis soulagé. Je me prépare des pâtes au fromage et monte dans ma chambre. Je repense à cette après-midi : nous avons beaucoup ri, Victor est vraiment quelqu’un de génial…

BOUM !!

Maman est rentrée…

Vite, je ferme ma porte à clé. Juste à temps. Elle se met à tambouriner à la porte.

« - Yuuuurriiii…. Laisse-moi entrer mon lapin, dit-elle d’une voix cajoleuse. Laisse maman venir te faire un câlin... »

Plus jamais. JAMAIS.

Je ne le dit pas à haute voix, je ne lui réponds plus. Surtout quand elle est dans cet état-là...

La dernière fois que tu as passé cette porte…

Rien que d’y penser, j’en frissonne de dégoût.

« - YURI ! OUVRE CETTE PORTE ! »

Ah… ça y est… la maman gentille n’est déjà plus là…

Elle tape, tape encore et finit par abandonner en ronchonnant.

« - Tant pis pour toi… de toute façon je sais aussi le faire toute seule... »

Je l’entends entrer dans la salle de bain attenante à ma chambre. Elle fouille dans les placards. Je sais très bien qu’elle le fait exprès. Elle veut que je l’entende. Vite. Je branche mon casque et met la musique à fond au moment même où elle commence à gémir.

Le lendemain, je me réveille avec une odeur de bacon et d’œufs brouillés…

Ah… Maman veut se racheter…

Je descends prudemment et la retrouve dans la cuisine en jeans, T-shirt et tablier. Habillée pour une fois. Je soupire.

On dirait presque qu’elle est normale.

« - Bon… Bonjour…

- Bonjour, mon la…, Yuri. Comment vas-tu ?

- Euh… bien… et toi ?

- Moi ? Oui très bien… Tu sais.. pour hier…

- Je sais maman, je sais… ne dit rien... »

Je suis las de ses excuses bidons. Ce matin, elle est comme çà… et dès cet après-midi... l’autre sera de retour… Je vais au lycée, la mort dans l’âme…

Minami est près de l’entrée… Elle me voit et accourt vers moi. Mon désespoir se mue en espoir. Elle me demande si je veux bien l’accompagner chez Victor ce soir parce que ce dernier voudrait que je me joigne à eux pour une partie de World of Titans. J’accepte avec joie. Ma mauvaise humeur s’est évanouie et je n’ai qu’une hâte : que la journée se termine au plus vite.

Le soir venu, Victor nous attend à l’entrée du lycée. Je me surprends à être déçu de ne pas voir la moto. Minami et Victor s’étreignent et j’ai à nouveau cette petite décharge qui me traverse la poitrine. Victor me regarde, me sourit et me tend la main pour un check. Nous nous dirigeons vers l’arrêt de bus, moins pratique selon Victor mais bon… nous n’aurons jamais tenu à trois sur sa moto. Il rit, suivi de près par Minami. Je me contente de sourire. La complicité des jumeaux me met un peu mal à l’aise. Ils se comprennent d’un regard, d’un geste… Étant fils unique, je ne connais pas cette connexion…

Arrivé chez lui, Victor s’installe sur le lit, bien au milieu et tapote à côté de lui pour nous y inviter. Nous nous asseyons. J’aurai préféré être à côté de Minami… Il sort les manettes et nous commençons à jouer. Au bout de deux heures et de trois défaites, Victor décrète la pause. Minami propose d’aller chercher des hamburgers dans le fast-food d’à côté. Je meurs de faim. Minami partie, Victor sort une canette de bière du frigo et m’en propose une, que je refuse. Il hausse les épaules et s’assoit par terre devant moi. Il boit une gorgée, se passe la langue sur les lèvres et soupire d’aise.

Je le regarde plus attentivement : il ressemble à Minami mais il a ses caractéristiques propres. Par exemple, Victor a une fossette dans la joue gauche lorsqu’il sourit et puis il se tient plus voûté.

Sûrement parce qu’il est plus grand.

Il me surprend à le détailler.

« La vue te plaît ? »

Je lui lance son oreiller et il rit aux éclats. J’adore vraiment ce son. Je sens mes oreilles se réchauffer et je bafouille pour lui demander les toilettes. Dans la salle de bain, je me lave le visage et me regarde dans le miroir recouvert de calcaire. J’ai un sourire idiot rivé au visage. Je ris de ma propre tête et repars dans la pièce principale.

«- Une question me taraude Victor.. dis-moi si je vais trop loin hein… mais si tu es le frère jumeau de Minami… pourquoi… Pourquoi vis-tu ici, seul ?

- Ah… Euh… Disons que… je suis une mauvaise graine qui ne doit pas contaminer la jolie fleur…

- Ah… », lui répondis-je, surpris. Je ne sais pas quoi dire d’autre… Soudain, il devient triste, ses yeux s’embuent.

« - En fait, je suis artiste Yuri… Mes parents ne l’ont jamais accepté : ils ont voulu me forcer à finir mes études et je suis parti. C’était il y a deux ans. Bien évidemment cela s’est passé dans les cris et les larmes : ma mère m’a supplié de continuer, mon père me l’a ordonné enfin bref… Je me suis braqué et le soir même j’ai fait ma valise. La seule que mon départ ait vraiment attristé, c’est Minami…

- Hey ! Voilà les burgers ! »

Minami fait une entrée fracassante. Victor change tout de suite de visage.

Bon je crois que c’est fini les confidences.

Le sujet semble clos.

Après avoir mangé, Minami doit rentrer chez elle pour ne pas alerter ses parents. Elle nous embrasse tous les deux sur la joue et nous lance un joyeux « A demain ! ». Je reste encore un peu, de toute façon personne ne m’attend à la maison. Victor me parle de ses dessins qu’il réalise à la tablette graphique : il a réussi à en vendre quelques-uns, surtout pour des tatouages.

Voilà pourquoi il était si inquiet pour ses fichiers sur ordi.

En revanche, il refuse catégoriquement de me les montrer… Il me dit aussi avoir un petit atelier quelque part où il ferait de la peinture.

Il est 21h30. Je n’ai pas vu l’heure passée. Victor me propose de me raccompagner en moto. Devant ma mine faussement effarée, il rit et me fait la promesse solennelle de conduire prudemment cette fois.

Effectivement, sa conduite a été exemplaire bien que rapide. Malgré cela, serré contre lui, je n’ai absolument pas peur.

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