Semaine 3 - Le mur et l'enfant
Le cœur battant, Benjamin tourna à l'angle de la rue. Serrant Ayala contre son torse, il craignait de la laisser tomber. Non, se résonna-t-il, elle ne tombera pas. Il affermit tout de même sa prise. Sa fille tenait fermement le devant de son vêtement. Elle ne criait pas, ni ne pleurait, mais ses lèvres tremblaient et ses yeux étaient humides. Les cris qui résonnaient dans leurs dos ne l'aidaient pas à se rassurer. L'enfant plongea son visage dans le cou de Benjamin dont les bras se fermèrent plus fortement encore sur le petit corps chaud. Ils n'étaient pas loin du mur. Il le sentait. Il l'espérait. Leurs poursuivants approchaient.
Benjamin bifurqua à un nouveau croisement et s'arrêta net. Un homme lui faisait face, arme pointée vers sa poitrine. Quand il le reconnut, l'inconnu la baissa.
- Fichtre, Benjamin, j'ai failli tirer ! T'es en retard, on a peu de temps !
Le jeune homme tendit sa fille au soldat. Ce dernier fit un pas en arrière.
- Qu'est-ce-que tu fais ?
- Prends-la.
Le soldat recula à nouveau.
- Non.
- Prends-la ! Hans, fais-le, fais-le pour moi. Si je fais distraction, tu pourras peut-être la faire sortir.
L'autre repoussa l'enfant, secouant la tête.
- Non, répéta-t-il, vous sortirez ensemble.
- Je préfère être sûr qu'Ayala sera dehors plutôt que de lui prendre son infime chance de liberté, répliqua Benjamin d'un ton sec tout en plaquant la petite dans les bras de son ami. Imagine un mensonge, une histoire, je ne sais pas moi, mais fais-la sortir. Je t'en prie, Hans.
Les cris, de plus en plus proches, firent flancher la volonté du soldat qui accepta enfin Ayala contre son torse. Benjamin embrassa le front de sa fille. Il la couvait des yeux.
- Tu la protégeras ?
- Je te le promets. Bonne chance.
Le jeune homme lâcha la main d'Ayala, la sienne un instant suspendue dans l'espace entre eux. Son regard ne voulait pas la quitter. Il secoua la tête, ses yeux s'emplissant de larmes et fit volte face. Hans fixa son dos s'éloigner. Il serra la précieuse charge qu'il tenait dans les bras avant de se retourner à son tour. Il devait faire vite.
Le soldat courut aussi longtemps et furtivement qu'il le pouvait. Son sac battait son dos, son arme son flanc. Ayala restait collée à son torse, ses mains empêtrées sous la veste du jeune homme. Les pensées de ce dernier revenaient sans cesse vers son ami.
Au loin, des coups de feu éclatèrent dans le silence de la nuit. Hans s'immobilisa. Il imaginait sans mal les soldats acculant Benjamin dans une impasse, brandissant leurs fusils. Ils ne criaient probablement pas, absorbés par la tâche qui les attendait. Les munitions avaient sûrement touché les jambes de leur fugitif pour l'empêcher d'aller plus loin avant qu'on ne l'achève d'une balle dans la tête. Hans en avait déjà vu, des exécutions comme ça. Parfois, le soldat prenait la peine de bien viser et la balle traversait l’œil et le cerveau, amenant avec elle une mort rapide et certaine. D'autres fois encore, il tirait sans attention et ratait sa cible, la munition faisant éclater la pierre du mur derrière, mais l'une d'elle finissait toujours pas devenir l'instrument de l'exécution.
Hans réprima un frisson. Une larme coula sur sa joue. L'enfant gémit en entendant un nouveau de coup de feu et son protecteur se souvint soudainement de sa présence. Benjamin était mort pour sauver son enfant, pour lui donner une chance de grandir libre. Il ne pouvait la lui gâcher.
Reprenant sa course, le soldat s'arrêta à quelques rues de la sortie. L'unique ouverture dans ce mur lugubre qui, depuis plusieurs années, enfermait ces pauvres âmes. Il reprit son souffle, calma les battements de son cœur. Il releva la tête, cala plus dignement Ayala sur sa hanche et se composa un visage dur et ferme.
Hans poursuivit son chemin, le pas posé. Les projecteurs se tournèrent vers lui pour accompagner sa route. Les soldats en faction se détendirent légèrement en reconnaissant l'uniforme d'un confrère.
- Qui va là ? gronda une voix du haut de la petite tour de surveillance.
Hans claqua des talons, le dos droit, les doigts à la tempe.
- Hans Sprendinger. Capitaine Hans Sprendinger.
- Et qui vous accompagne ?
Le ton était plus calme. Un capitaine méritait du respect. Hans souleva légèrement son fardeau afin de dévoiler le visage de la petite.
- Ma fille.
Le silence lui répondit. La voix reprit un peu plus tard, légèrement ironique.
- Votre fille, vraiment ? Que fait-elle donc de ce côté ?
- Sa mère est une catin de l'Ouest. Je l'ai conçue par erreur un soir où ma main a été trop lourde sur la bouteille.
Hans cherchait son souffle. Ses poumons refusaient de s'emplir entièrement. La tête lui tournait légèrement. Il raffermit sa prise sur Ayala et durcit sa voix, continuant cette histoire qu'il avait préparée en espérant ne jamais s'en servir.
- Je regrette mon erreur, messieurs, mais l'enfant n'a rien voulu et ne mérite pas de vivre et de grandir aux côtés de ces merdeux de capitalistes. Je suis venu la chercher. Aurais-je dû l'abandonner à son sort ?
Dans le mirador, l'hésitation était palpable. Ils ne pouvaient pas laisser passer n'importe qui, mais cet homme en bas était capitaine, un rang supérieur à la plupart de ceux postés en haut. Après un long conciliabule, la voix reprit :
- Nous vous laissons passer, capitaine. Nous vous rappelons de signaler cette nouvelle citoyenne aux autorités compétentes.
Hans claqua une nouvelle fois ses talons, remercia le ciel d'avoir posé des gardes si crédules sur son passage avant de remonter Ayala sur sa hanche et de marcher sûrement vers le portique entrebâillé. Une fois passé, il salua à nouveau les soldats et poursuivit sa route, le cœur battant.
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