Semaine 8.1 - Les disparus du phare
Le phare d'Eilean Mor n'est clairement pas le poste que voulait Thomas Marshall. Bien trop sinistre. Pourtant, on le lui a attribué, croyant que son esprit était assez fort pour supporter les conditions de travail. Il est vrai qu'elles ne sont pas simples à vivre, être complètement isolé sur la petite île pendant six semaines dans l'attente de jouir des deux semaines sur la terre ferme, le tout avec deux compagnons seulement. Le phare, en revanche, est plutôt confortable puisqu’il est neuf. Mais les bourrasques semblent parfois le ronger et les eaux tumultueuses à ses pieds paraissent vouloir l'avaler. De plus, il y a ces étranges légendes, celles qui racontent que l'île est peuplée d'habitants surnaturels...
Marshall frissonne et réprime ces pensées. Si on a songé qu'il serait assez résistant, il le sera. Il serre le col de son ciré, enfonce ses pieds dans d'épaisses bottes puis sort. La porte bat un peu dans le vent mais le vieil homme la retient avant qu'elle ne claque. Il serait idiot de fragiliser les gonds. Ses mains sont profondément enfouies dans ses grandes poches. Marshall a demandé à sa sœur de les lui doubler en fourrure et est désormais ravi d'y avoir pensé.
Son regard parcourt la petite île. Minuscule serait plus réaliste, sa longueur ne dépassant pas les cent-cinquante mètres. Son pas est rapide, cependant, il ne cherche pas la vitesse mais la chaleur que lui procure ce mouvement. Maudits soient MacArthur et Moore pour lui avoir laissé la tâche ingrate qu'est l'arpentage d'Eilean Mor. Ils ne sont arrivés que trois jours plus tôt, pour la mise en service du phare, et n'ont toujours pas eu le temps de faire le tour des lieux. Ce sera prompt, techniquement.
Faisant attention où ses pieds se posent, il parcourt les lieux. Les cailloux recouvrent le sol, tout comme les trous, mais il n'y a pas un seul arbre. Les yeux de Marshall sautent sur les quelques tas de pierres. Ce sont les restes des rares habitations à avoir été construites ici. Il y en a quatre, déjà à moitié abattues par le manque d'entretien et le temps peu conciliant. L'une d'elle a été dévorée par les bruyères qui abondent sur ce côté de l'île et une autre semble proche de l'effondrement. Marshall les trouve pittoresques.
Il tire sur son écharpe, espérant pouvoir faire un troisième tour autour de son cou. C'est qu'il fait froid dans cet air mordant ! Certes, il est habitué à l’Écosse, puisqu'il y est né, y a grandi et vécu, mais les Îles Flannan sont différentes. A l'écart, loin du pays, faisant face à l'Atlantique, elles sont dangereuses et c'est bien pour cela que le phare a été construit, pour prévenir les navires venant de l'océan. Une main s'abat sur son épaule et il sursaute, soudainement tendu. Il a beau ne pas être froussard, il est écossais. La superstition fait partie de son éducation. Sa première pensée est donc qu'une fée n'a pas apprécié qu'il dévisage sa maison et veuille maintenant l'emporter. Peut-être le dévorera-t-elle ?
- Bah alors, Marshall, tu rêvasses ?
L'homme se détend. Cette voix rauque et un peu tremblante, il la connaît. Il se retourne et fait face au doyen des gardiens, Donald MacArthur. Son visage, buriné par les embruns, présente aussi de profondes rides. Marshall sourit.
- Et toi, MacArthur, tu ne dors pas ?
Il hausse les épaules.
- Le vent me fait penser aux cris d'un each uisge.
Un frisson court le long du dos de Marshall. Il est vrai que les bourrasques heurtant les falaises produisent le son que ferait l'esprit malin. Le regard un peu voilé, il regarde autour de lui, craignant sans l'admettre de voir le cheval sombre, mais non, l'île est toujours aussi déserte. MacArthur remarque son coup d’œil suspicieux et lâche un rire contrit.
- Désolé.
Marshall sourit. Ce n'est pas sa faute, ils n'y peuvent rien si ils sont écossais et si leur esprit a été nourri depuis le berceau par des légendes et des histoires de fées. Il pose la main sur le bras de son aîné.
- J'ai fini de faire le tour. Rentrons.
Deux semaines plus tard, MacArthur part pour ses quatorze jours de repos quand James Ducat prend sa relève. Puis la quinzaine suivante, c'est au tour de Moore de quitter l'île pour laisser son lit à MacArthur. Puis les mois ont passé et l'année 1901 a approché.
Le douze décembre, à treize heures, le vent monte. Ducat, qui dormait, sort de son lit, soudainement alerté par un coup contre les poutres. Enveloppé dans un long peignoir en laine rêche, il descend l'escalier et découvre ses deux compagnons attablés autour d'un thé chaud. Ils lèvent des yeux étonnés vers le nouvel arrivant.
- Ducat ?
- Je crois qu'un oiseau s'est encore perdu autour de la lampe. Où est le balai ?
Il est résigné. Ce n'est pas la première fois que cela arrive, un volatile emporté par hasard dans une tempête ou un coup de vent trop fort, égaré loin de son habitat naturel, trouvant refuge dans la charpente du phare. MacArthur lui tend l'objet, un sourire narquois aux lèvres. Aucun d'eux n'aime se lancer à la chasse à l'oiseau. Ils sont petits, furtifs. Terriblement agaçants à attraper.
Ducat saisit le balai et grimpe jusqu'au dernier étage, là où la lampe brûle chaque nuit pour épargner des vies. Ses genoux protestent un peu. C'est qu'ils ont cinquante ans d'âge, dont la majorité passée dans l'air humide du bord de mer écossais. Ils grincent un peu mais ne s'avouent toujours pas vaincus. Levant sa lanterne, Ducat cherche l'animal mais ne voit rien. Il a beau vérifier tous les coins, pas une trace de vie. Peut-être s'est-il simplement enfui comme il est arrivé.
Son regard se porte au-delà de la baie vitrée qui orne le haut du phare. Il interrompt son mouvement. Des nuages approchent, et pas des cotonneux. Des gros. Menaçants. Noirs et lourds de la promesse d'une tempête. Le quinquagénaire serre les lèvres. Un temps pareil brise parfois la lampe et c'est une horreur de faire parvenir de quoi la retaper. Sans compter que les heures sont comptées puisque cela doit être fait avant la nuit tombée.
Ducat étudie à nouveau le ciel. Elle sera bientôt là, peut-être une ou deux heures. Avec un peu de chance, espère-t-il, elle ne cassera rien et aucun nouveau naufrage ne sera à ajouter parmi les nombreuses victimes des Îles Flannan. Il descend. L'escalier craque sous ses pantoufles fourrées. Ses compagnons sont toujours attablés dans la même position.
- Une tempête arrive.
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