Semaine 8.5 - Les disparus du phare
Marshall masse ses tempes du bout de ses doigts secs puis s'assoit. Il verse dans son gobelet un fond de whisky qu'il avale d'une gorgée. Enfin, il ouvre le carnet, sort son porte-plume et réfléchit à ce qu'il peut rédiger. 12 décembre. Minuit. Bien, date et heure, c'est un bon début. Il se gratte le menton. La tempête fait toujours rage. Sommes isolés, ne pouvons pas sortir. Légèrement hésitant, il tient la plume à quelques centimètres du papier avant de reprendre. Ducat tranquille. MacArthur pleure. Le vieil homme se ressert un verre qu'il boit plus lentement, ignorant le feu qui coule dans sa gorge.
Plus tard dans la nuit, MacArthur se réveille en hurlant. Il glisse de son lit, les pieds emmêlés dans sa couverture, se lève dans un bond et s'étale à nouveau, manquant de se cogner la tête au coin de la commode. Il tend les mains devant lui, égosillant un long « non » puis s'effondre au sol. Ses compagnons grimpent le rejoindre à toute vitesse mais MacArthur s'est déjà calmé. Il est assis par terre, les jambes repliées contre lui. Son visage se tourne avec candeur vers les nouveaux arrivants.
- Elle est déjà repartie, vous savez.
Cela n'empêche pas Ducat de vérifier chaque coin de la chambre. Son esprit rationnel lui intime de n'en rien faire car il est absurde que quiconque puisse entrer dans le phare ainsi scellé, surtout par ce temps, mais il ne peut pas s'en empêcher. Il tapote le bras de MacArthur.
- Tu as raison, il n'y a personne.
Pourtant l'impression de grand froid, celle qu'il a ressentie bien plus tôt dans la journée, s'est glissée dans son dos. Des doigts gelés palpent son cou et il frissonne. Le regard songeur de Marshall se tourne vers lui.
- Ça va, Ducat ? Tu es pâlot.
La sensation disparaît promptement. Ducat secoue la tête.
- Rien. Je dois juste être fatigué.
Un bâillement le coupe à point nommé. Marshall cligne des yeux. Lui aussi est épuisé, n'ayant pas dormi depuis presque une journée. Il réprime son envie de s'étirer. Il s'accroupit pour aider MacArthur à se recoucher mais ce dernier le repousse dans un geste d'enfant.
- Noon, je veux pas.
Il secoue vivement la tête, ses mèches blanches volant autour de ses oreilles.
- Je veux pas sinon Elle va revenir, affirme le doyen avec un regard craintif.
Ducat ouvre la bouche mais il l'interrompt :
- Je veux pas mais je veux prier. Prier La repoussera.
Sa certitude est troublante, pourtant, Ducat et Marshall ne répliquent pas. Surpris, ils regardent le vieil homme se redresser tant bien de mal, joignant les mains sous son menton. Enfin, ils décident de le laisser tranquille, puisque cet appel à la religion semble le réconforter.
- Il est devenu fou ? chuchote Ducat.
Marshall se mord la lèvre et avale un nouveau fond de whisky. A ce train-là, il sera rond avant le jour.
- Peut-être, répond-il enfin sur le même ton.
Le silence tombe sur la pièce. Une bûche craque dans la grande cheminée, projetant des étincelles contre les pierres du foyer.
13 décembre. L'ouragan a continué toute la nuit. Le vent a tourné et vient du nord-ouest. Sommes fatigués. Ducat toujours tranquille. MacArthur prie encore.
Midi. Jour gris. La pluie a cessé mais les nuages nous entourent toujours et le vent n'est pas tombé. Ducat et moi avons rejoint MacArthur dans ses prières.
Marshall frotte le bout de son porte-plume contre sa joue. Il a prié pour la première fois depuis des années. Cela lui a fait bizarre de demander l'aide du Seigneur, même si le geste a été réconfortant, comme si s'en remettre à une entité supérieure pouvait les sauver. Il range soigneusement le stylographe dans sa pochette, ferme le carnet. Ses paupières sont closes mais il a si souvent rangé l'objet qu'il peut trouver sa place sans regarder. L'homme ouvre le yeux avant de touiller le ragoût, préférant ne pas prendre le risque de mettre la main dans le liquide chaud.
Le déjeuner revigore les trois gardiens. Certes, MacArthur est encore perturbé par cette mystérieuse créature qui semble lui apparaître régulièrement. Certes, Marshall tombe de fatigue et manque s'endormir la cuiller à la main. Certes, Ducat est légèrement nerveux, sa paupière tremblotant dans une sorte de tic nerveux. Mais il n'y a eu aucune crise de folie depuis plusieurs heures et ce répit est bienheureux.
Dans l'après-midi, Marshall monte dans la chambre pour dormir tandis que MacArthur se colle à une fenêtre, observant la tempête qui gronde toujours derrière et que Ducat s'installe confortablement avec un livre près de la cheminée. Plusieurs fois, la sensation qu'un liquide froid et visqueux coule dans son dos s'installe pour repartir quelques secondes plus tard. Alors que sonne les dix-sept heures, MacArthur s'anime à nouveau, son visage flétri froissé par l'angoisse. Il s'approche sur la pointe des pieds de Ducat et chuchote à son oreille :
- Tu La vois ?
Ducat fixe d'un regard morne le coin que lui montre MacArthur avant de s'immobiliser. Il y a en effet quelque chose. Une sorte de brume sombre sans forme particulière flotte quelques centimètres au-dessus du sol. Elle se déplace brusquement et disparaît, s'évanouissant sans laisser de traces. L'air revient brusquement dans les poumons de Ducat. Il tousse, crachote et reprend son souffle sans se souvenir d'avoir retenu sa respiration.
- Tu L'as vue ? reprend MacArthur.
- Oui, je... L'ai vue.
Il cligne les yeux. L'espace d'un instant, il a reconnu une forme humanoïde dans la fumée. Un corps maigre, vêtu de haillons brumeux. Mais c'est le visage, la seule partie semblant tangible, qui l'a le plus troublé, une face sombre et émaciée. Sur chacune de ses joues étaient dessinées deux flèches pâles et son front était peint de noir ; ses cheveux étaient coiffés en une multitude de tresses fines dans lesquels étaient entrelacés divers objets. Il a reconnu des pièces, une plume et un morceau de bougie. Ses yeux... deux trous semblant plonger vers les enfers. Elle a levé un doigt vers ses lèvres, ses lèvres où se dessinait un sourire carnassier, puis s'est évaporée.
Oui, il L'a vue.
Ducat secoue la tête. Serait-il en train de perdre la tête lui aussi ? Il frotte ses yeux de ses poings fermés, tentant en vain d'en ôter l'image troublante. A côté de lui, la main posée sur son biceps, MacArthur le fixe. Ce dernier hoche finalement la tête.
- Oui, ça se voit que tu L'as vue.
L'air satisfait, le doyen lâche le bras de son camarade et, d'un pas un peu sautillant, retourne s'installer à son poste près de la fenêtre. De temps à autre, il semble apercevoir quelque chose d'intéressant dehors et émet un petit son de joie enfantine. Dans son dos, Ducat est resté immobile. Son esprit n'admet pas l'expérience qu'il vient de vivre. Il La repousse et pourtant Elle s'est marquée sur sa rétine et ne veut pas la quitter. Le vieil homme croit entendre un rire froid dans son dos mais il n'y a personne. Un long tremblement le prend par surprise. Son livre glisse à terre dans un son explosif mais il ne cherche pas à le retenir. Quand son corps accepte enfin de se détendre, il plonge le regard dans les flammes, espérant que le feu brûlera l'image collée sous ses paupières.
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