Je ne voulais pas. Ces quatre mots tournaient et retournaient dans ma tête. Ils tournoyaient, effaçant toutes les autres pensées. Je ne voulais pas. Non, je ne voulais pas.

Pourtant j'étais là, droite, les pieds écartés de la largeur de mes épaules, les deux mains serrées sur la crosse du pistolet, le doigt sur la détente. Un filet de sueur coulait dans mon cou. Je ne voulais pas.

Le canon était dirigé vers Tanysha. Vers ma meilleure amie. Ma sœur. Je clignai les yeux pour empêcher une goutte salée d'y entrer. Mon visage était moite. Je ne voulais pas.

Tanysha leva la tête. Elle était à genoux sur le sol, la boue tâchant ses vêtements. Elle avait été poussée plusieurs fois, ça se voyait. Une grande plaie barrait sa joue et du sang coulait de plusieurs griffures sur ses bras. Son arcade sourcilière droite était ouverte et saignait profusément. Ses yeux me fixaient. La peur s'y lisait mais aussi la détermination. Elle savait que je n'avais pas le choix. Mais je ne voulais pas.

Le bout d'un fusil s'enfonça sous mes côtes, me faisant chanceler. L'homme à l'autre bout avait un visage ferme, dur. Neutre. Comme toujours, les Mains n'expriment rien. Il me poussa encore, m'intimant de tirer. Je serrai les lèvres.

- Bah alors, Axel, tu as perdu tes capacités ?

La voix moqueuse provenait de derrière moi. Je n'avais pas besoin de me retourner pour savoir à qui elle appartenait. Mon regard resta planté dans celui de Tanysha.

- Je t'ai parlé, traîtresse.

Elle sifflait à mon oreille comme un serpent. Je réprimai une insulte. Non, je n'étais clairement pas en position de le faire. Ça ne ferait qu’aggraver mon cas. Le canon froid d'un pistolet se colla à ma nuque chaude.

- Tu fais moins la maline, maintenant.

Un cri perçant retentit à l'autre bout du village. Puis un autre. Ils avaient rassemblés tous les habitants sur la place principale et fouillaient les maisons.

- Dame Sarah ! On l'a trouvée !

Le canon recula et la chaleur de l'air frappa le petit disque froid qu'il avait créé sur ma peau. La femme se détourna. Une Main sortait du bâtiment principal, une petite fille coincée sous le bras. Elle battait de toutes ses forces ses membres pour qu'il la lâche. Ses cheveux blonds étaient emmêlés, collés à son visage par la sueur de l'effort. Elle hurlait tout ce qui lui passait par la tête. Mon champ de vision se réduisit pour ne plus voir qu'elle. Maddy. J'ouvris la bouche pour lui crier de se calmer. Elle ne faisait qu'empirer sa situation, la Main n'ayant cure du paquet gigotant. Il serra juste un peu plus fort. De là où j'étais, je pus voir son visage pâlir quand ses côtes s'écrasèrent les unes contre les autres.

La Main s'approcha de nous. Maddy se tut quand elle me vit. Ses yeux étaient remplis de larmes. Je voulais la prendre dans mes bras, lui dire que tout irait bien, mais c'était faux. Ils nous avaient retrouvées. Dame Sarah avança d'un pas vers le soldat. Elle tendit la main, effleura du bout du doigt la joue ronde de l'enfant.

- Bonjour, Maddy. Contente de me revoir ?

La petite leva un regard décidé. J'eus envie de lui intimer le silence mais elle avait déjà répondu.

- Non. Je t'aime pas, t'es méchante.

La jeune femme en face d'elle éclata de rire. Un rire froid, effrayant. Maléfique.

- Tant pis, tu n'as pas le choix.

Elle se redressa.

- Bien. Axel, tire, qu'on en finisse.

Mes yeux tombèrent sur Tanysha. Elle était toujours là, dans la boue, un bâillon de toile rêche écorchant le coin de ses lèvres. Ses iris étaient sombres, et pourtant leur lueur était si douce ! Elle comprenait, je savais qu'elle comprenait. Mais je ne voulais pas.

Je fermai les paupières. Je ne pouvais plus supporter de la voir essayer de me réconforter. Comment était-elle seulement capable de le faire ? Faisant face à un pistolet chargé, sa vie menacée, mon amie était toujours là pour moi. Oui, elle comprenait mais ça ne rendait pas la chose plus simple.

Le coup de crosse arriva sans prévenir dans ma nuque. Je me pliai en deux, des points noirs dansant devant mes yeux. Une nausée monta mais je la ravalai. Des doigts saisirent mes cheveux sans ménagement pour me faire redresser la tête. L'autre main de Dame Sarah tendit le pistolet vers Maddy. Je voyais dans ses grands yeux le reflet de la gueule du canon. Les larmes coulaient en silence sur ses joues roses.

- Tu tires, ou c'est moi qui le fait, siffla encore la jeune femme.

Je retins un sanglot.

- Tic tac, Axel, tic tac.

Mes épaules roulèrent en arrière quand je me redressai, mon pistolet revenant vers sa cible. A l'autre bout, Tanysha le fixa avant de me regarder. Elle comprenait. Ses yeux me le disaient, le criaient. Elle comprenait que je doive sauver Maddy. Elle savait que j'aurais sacrifié ma vie pour la sauver. Une larme coula sur ma joue. Je ne voulais pas.

Mon doigt pressa la détente.

Le coup de feu explosa. Comme au ralenti, je vis la flamme jaillir du canon, la balle suivant immédiatement. La minuscule balle qui tournoyait dans l'air avec une vitesse telle que le son ne suivait pas. Elle pénétra l’œil qui éclata sous la pression, traversa le cerveau et brisa le crâne pour se figer dans la terre plus loin. La bouche de Tanysha s'ouvrit à peine, son visage se lissa. Ses muscles se détendirent et son corps tomba vers le sol où il s'écrasa lourdement.

Puis enfin le son revint. Les hurlements de Maddy, les cris victorieux des Mains autour de moi, ceux de détresse des villageois. Celui de jubilation de Dame Sarah.

Mes doigts lâchèrent le pistolet, son canon s'enfonçant de plusieurs centimètres dans la boue. Mes genoux flanchèrent et je me retrouvai à quatre pattes par terre. Mes yeux n'avaient pas abandonnés ceux de Tanysha. La flaque rouge grandissait à une vitesse ahurissante mais je savais qu'elle était déjà morte. J'avais appris à tuer proprement. Le sang arriva à mes doigts, s'enroula autour, se mêlant à la boue et à la sueur. Un sanglot sortit de ma gorge. Je n'avais pas voulu.

Je ne vis pas la Main libérer Maddy mais la petite s'écrasa contre moi, ses petits bras entourant mon cou, la collant à moi dans l'espoir de fuir l'horreur. Je me redressai légèrement, serrant l'enfant contre mon cœur. Mes lèvres touchèrent son front mais mes yeux étaient toujours sur Tanysha. Son œil intact était fixe, tourné vers le ciel d'un bleu magnifique. Le beau temps me parut indécent. Un long gémissement quitta mes lèvres contre ma volonté. Je pressai mon poing contre ma bouche pour empêcher les plaintes d'en sortir. Les larmes coulaient en larges rigoles sur mon visage.

Un craquement de genoux me fit comprendre que Dame Sarah avait reculé.

- Bien.

Son pied poussa contre mes côtes et je faillis m'affaler.

- Qui est l'idiot qui a lâché la petite ? Prenez-la lui.

Deux Mains se précipitèrent à son ordre. Ils soulevèrent Maddy, tirèrent plus fort quand elle s’agrippa à mes épaules. Je ne tentai pas de la retenir, je savais qu'il était trop tard. Mes yeux quittèrent enfin le corps de Tanysha. Je croisai le regard de l'enfant et essayai de sourire. Je la serrai brièvement contre moi.

- Ne t'inquiète pas, je reviendrai pour toi, lui murmurai-je au creux de l'oreille.

Puis je laissai tomber mes bras. Maddy me lança un coup d’œil incrédule, comme si elle ne pouvait admettre que je l’abandonnais, mais ne protesta pas quand les soldats l'emportèrent. Des mains me secouèrent sans ménagement, tirant mes cheveux pour me relever. Je ne résistai pas. C'était trop tard pour ça.

Mon regard glissa sur le cadavre qui gisait toujours dans la fange. Ils la laissaient là. Ils l'abandonnaient à la merci des animaux. Je l'avais tuée.

Je n'avais pas voulu.